C’est à la fontaine que l’on s’élevait naguère à la compréhension de l’autre sexe. Ce sexe déifié, frappé de tous les sceaux de l’illicite, honni, interdit comme pour mieux le désirer, éloigné de la possibilité pour davantage le diviniser. Chez tous les écrivains kabyles célèbres, à l’instar de Mammeri, de Feraoun, de Malek Ouari, de Nabil farès, de Tahar Djaout, etc., la fontaine est ce lieu exquis où les sentiments, les tendres sentiments, emplissent le cœur d’une flottaison irréelle, impalpable, aérienne…
Enfouie derrière un buisson feuillu, tapie, timide, le glouglou hésitant, à la marge d’un village, éperdu, chanteuse,
Une femme kabyle à la fontaine
à la lisière d’une rue, hissée, perchée dans les cimes, dans un endroit abrupt, difficile d’accès, la fontaine kabyle, comme si elle ne peut qu’être Kabyle pour qu’elle soit pensée dans sa pluralité symbolique et mythologique, habite dans le meilleur endroit du cœur de chaque Kabyle. Le paysan Kabyle a dans la mémoire, dans un arpent sacré, chéri, enveloppé dans le secret, le souvenir de la fontaine, la fontaine de son enfance. Il a beau pousser son exil, il a beau voûter l’échine sous la charge du temps, un rien, un brin qu’il encense déjà sa mnémonique pour en extraire le souvenir précieux, pouponné comme un trésor onéreux et qu’il est déjà du côté de son enfance, naguère quand il pouvait gambader à l’orée de sa fontaine, quand les sens commençaient à picoter son corps qui grondait de soif pour y répandre des rigoles d’espérances, quand il pouvait entendre les voix exquises, surprendre les rires cristallins, lorgner des bouts onctueux des jambes des nubiles interdites, élevées comme des rêves impalpables dans la chimère; cet autre sexe mythifié, tant et si bien qu’il nous semblait inatteignable, inaccessible à l’intelligibilité.
Il n’y a pas un villageois Kabyle qui ait vécu l’ère des fontaines et qui n’en ait pas la mémoire pleine, tissée d’un chapelet de suaves souvenirs. À Midi, aux heures des méridiennes torrides, quand le bruit de l’eau sur la bassine, sur la Dalette ou sur la pierraille, outrepasse sa condition de son coutumier pour se muer en mélodie taillant dans le bloc de l’absence pour mieux féconder le silence, la fontaine s’habille de ses meilleurs atours et devient plus que jamais la déesse qu’elle est. Car, Tala en kabyle est la déesse des eaux.
Mais, pourquoi la fontaine a cette indélébile emprise sur la mémoire des hommes? Pourquoi, de tous les paysages qui nous sont chers, ce lieu nous est comme un espace initiatique, une jarre où nous puisons le meilleur de notre enfance, la quintessence d’une société qui lâche le leste à ses mœurs rudes, à son implacabilité morale, ne serait-ce que l’espace d’une amphore à remplir ou d’un œil qui décoche la missive susceptible d’atteindre un cœur?
Ce qui nous intéresse surtout et cependant n’est pas tant les raisons objectives, les raisons somme toute inhérentes à tout homme et à toute culture, à savoir que l’on a toujours voué un culte sacré à l’eau, érigé des mythes fondateurs en son nom, mais les raisons du cœur pour ainsi dire qui font que dans la mémoire collective kabyle, aucun paysage ne peut généralement rivaliser avec la fontaine.
La plus belle de toutes les fontaines kabyles est celle qui n’est pas au centre du village; celle pour laquelle il faut gravir une colline, passer par la Djemââ, la place publique des hommes, passer ensuite outre leurs présences, se voûter le dos sous le poids de l’amphore, du bidon ou de la cruche, enfiler un sentier pendant lequel on peut paresser, simuler une halte à l’ombre du figuier des passants, Thagrurth Imsvridhen; une fontaine située de préférences au bord d’une rivière pour s’y dissimuler, au milieu d’une noiseraie, derrière un tas de roseaux, à l’ombre d’un grand arbre, etc., de telle sorte à laisser le philtre capiteux des yeux épris prendre dans tout l’être loin des yeux de l’inquisition. Ici, la fontaine outrepasse sa condition claire de pourvoyeuse en eau pour devenir, aussi et surtout, un espace de rencontre, un lieu où, dans une loi tacite plusieurs fois centenaire, la tribu feint d’oublier, se déleste un tantinet de ses yeux sentinelles, tant elle sait la rencontre de la fille et du garçon essentielle, inévitable et surtout salvatrice. Bien entendu, pourvu que chacun donne la mesure idoine à ses projections.
Paysage Kabyle.
Peinture de Hocine Ziani, artiste plasticien.
C’est à la fontaine que l’on s’élevait naguère à la compréhension de l’autre sexe. Ce sexe déifié, frappé de tous les sceaux de l’illicite, honni, interdit comme pour mieux le désirer, éloigné de la possibilité pour davantage le diviniser. Chez tous les écrivains kabyles célèbres, à l’instar de Mammeri, de Feraoun, de Malek Ouari, de Nabil farès, de Tahar Djaout, la fontaine est ce lieu exquis où les sentiments, les tendres sentiments, emplissent le cœur d’une flottaison irréelle, impalpable, aérienne. Tous ont dans l’arpent de leur mémoire un peu de cette magie qui fait que le lieu cesse d’être un lieu simple; tous ont dans leurs parcours un œil de dulcinée noir olive et mouillé, une chevelure au vent, une arcure surprise l’espace d’une toilette, une croupe puisée dans le désir, un sourire luné qui donne l’envie irrépressible de se poster chaque jour, même heure, même endroit, à l’orée de la fontaine.
Les filles, toilettées, les robes devinant des corps hurlant de soif, riants aux éclats sur le sentier serpenté, dotées d’amphores qui rivalisaient d’ingéniosité, activaient dans le cœur des jeunots des insomnies onctueuses. Nous les voyions, admiratifs, épris déjà avant la rencontre, avant le sourire, qui auguraient pour les temps à venir. Parfois, réveillés du paysage où cliquetaient les bijoux, où s’élevaient plus que d’habitude des voix, nous nous réveillions à des yeux plus chargés que tous les autres, à des sourires répétitifs qui mettaient de la fumée au célèbre feu de la rumeur, nous donnions suite à ses propos étranges. Il fallait attester nos soupçons. En effet, un tel fertilisait une rencontre avec une une telle! Et puis, la question, au-delà de tous les ragots à fabuler, quand est-ce qu’ils passeront aux convenances d’usage?
Dans L’opium et le bâton, le roman de Mammeri sur la guerre d’Algérie, incontestablement le plus beau de tous ceux qui ont été écrits sur cette guerre, les habitants de Tala, la fontaine en kabyle, n’ont pas de fontaine mais continuent, comme pour prolonger l’éden perdu, d’appeler leur village nouveau du nom de leur village ancien duquel ils ont été chassés: « Tala-Ouzrou, la fontaine de la roche! À vrai dire dans notre village il n’y a ni fontaine ni roche, mais par piété filiale, quand nos ancêtres chassés sont venus fonder ce village sur ce piton perdu de la montagne, ils lui ont gardé le nom de celui qu’ils habitaient jadis. Nous savions qu’en ces temps-là, dans le premier de Tala, le blé ondulait en vagues au vent de nos plaines et les troupeaux coulaient le long des ravines comme de blancs ruisseaux de printemps… mais toujours jalousement nous avons veillé sur notre misère et notre dignité et il nous est pas venu à l’idée que nous pouvions y renoncer pour tous les biens de cette terre…»[1].
Enfouie derrière un buisson feuillu, tapie, timide, le glouglou hésitant, à la marge d’un village, éperdu, chanteuse,
Une femme kabyle à la fontaine
à la lisière d’une rue, hissée, perchée dans les cimes, dans un endroit abrupt, difficile d’accès, la fontaine kabyle, comme si elle ne peut qu’être Kabyle pour qu’elle soit pensée dans sa pluralité symbolique et mythologique, habite dans le meilleur endroit du cœur de chaque Kabyle. Le paysan Kabyle a dans la mémoire, dans un arpent sacré, chéri, enveloppé dans le secret, le souvenir de la fontaine, la fontaine de son enfance. Il a beau pousser son exil, il a beau voûter l’échine sous la charge du temps, un rien, un brin qu’il encense déjà sa mnémonique pour en extraire le souvenir précieux, pouponné comme un trésor onéreux et qu’il est déjà du côté de son enfance, naguère quand il pouvait gambader à l’orée de sa fontaine, quand les sens commençaient à picoter son corps qui grondait de soif pour y répandre des rigoles d’espérances, quand il pouvait entendre les voix exquises, surprendre les rires cristallins, lorgner des bouts onctueux des jambes des nubiles interdites, élevées comme des rêves impalpables dans la chimère; cet autre sexe mythifié, tant et si bien qu’il nous semblait inatteignable, inaccessible à l’intelligibilité.
Il n’y a pas un villageois Kabyle qui ait vécu l’ère des fontaines et qui n’en ait pas la mémoire pleine, tissée d’un chapelet de suaves souvenirs. À Midi, aux heures des méridiennes torrides, quand le bruit de l’eau sur la bassine, sur la Dalette ou sur la pierraille, outrepasse sa condition de son coutumier pour se muer en mélodie taillant dans le bloc de l’absence pour mieux féconder le silence, la fontaine s’habille de ses meilleurs atours et devient plus que jamais la déesse qu’elle est. Car, Tala en kabyle est la déesse des eaux.
Mais, pourquoi la fontaine a cette indélébile emprise sur la mémoire des hommes? Pourquoi, de tous les paysages qui nous sont chers, ce lieu nous est comme un espace initiatique, une jarre où nous puisons le meilleur de notre enfance, la quintessence d’une société qui lâche le leste à ses mœurs rudes, à son implacabilité morale, ne serait-ce que l’espace d’une amphore à remplir ou d’un œil qui décoche la missive susceptible d’atteindre un cœur?
Ce qui nous intéresse surtout et cependant n’est pas tant les raisons objectives, les raisons somme toute inhérentes à tout homme et à toute culture, à savoir que l’on a toujours voué un culte sacré à l’eau, érigé des mythes fondateurs en son nom, mais les raisons du cœur pour ainsi dire qui font que dans la mémoire collective kabyle, aucun paysage ne peut généralement rivaliser avec la fontaine.
La plus belle de toutes les fontaines kabyles est celle qui n’est pas au centre du village; celle pour laquelle il faut gravir une colline, passer par la Djemââ, la place publique des hommes, passer ensuite outre leurs présences, se voûter le dos sous le poids de l’amphore, du bidon ou de la cruche, enfiler un sentier pendant lequel on peut paresser, simuler une halte à l’ombre du figuier des passants, Thagrurth Imsvridhen; une fontaine située de préférences au bord d’une rivière pour s’y dissimuler, au milieu d’une noiseraie, derrière un tas de roseaux, à l’ombre d’un grand arbre, etc., de telle sorte à laisser le philtre capiteux des yeux épris prendre dans tout l’être loin des yeux de l’inquisition. Ici, la fontaine outrepasse sa condition claire de pourvoyeuse en eau pour devenir, aussi et surtout, un espace de rencontre, un lieu où, dans une loi tacite plusieurs fois centenaire, la tribu feint d’oublier, se déleste un tantinet de ses yeux sentinelles, tant elle sait la rencontre de la fille et du garçon essentielle, inévitable et surtout salvatrice. Bien entendu, pourvu que chacun donne la mesure idoine à ses projections.
Paysage Kabyle.
Peinture de Hocine Ziani, artiste plasticien.
C’est à la fontaine que l’on s’élevait naguère à la compréhension de l’autre sexe. Ce sexe déifié, frappé de tous les sceaux de l’illicite, honni, interdit comme pour mieux le désirer, éloigné de la possibilité pour davantage le diviniser. Chez tous les écrivains kabyles célèbres, à l’instar de Mammeri, de Feraoun, de Malek Ouari, de Nabil farès, de Tahar Djaout, la fontaine est ce lieu exquis où les sentiments, les tendres sentiments, emplissent le cœur d’une flottaison irréelle, impalpable, aérienne. Tous ont dans l’arpent de leur mémoire un peu de cette magie qui fait que le lieu cesse d’être un lieu simple; tous ont dans leurs parcours un œil de dulcinée noir olive et mouillé, une chevelure au vent, une arcure surprise l’espace d’une toilette, une croupe puisée dans le désir, un sourire luné qui donne l’envie irrépressible de se poster chaque jour, même heure, même endroit, à l’orée de la fontaine.
Les filles, toilettées, les robes devinant des corps hurlant de soif, riants aux éclats sur le sentier serpenté, dotées d’amphores qui rivalisaient d’ingéniosité, activaient dans le cœur des jeunots des insomnies onctueuses. Nous les voyions, admiratifs, épris déjà avant la rencontre, avant le sourire, qui auguraient pour les temps à venir. Parfois, réveillés du paysage où cliquetaient les bijoux, où s’élevaient plus que d’habitude des voix, nous nous réveillions à des yeux plus chargés que tous les autres, à des sourires répétitifs qui mettaient de la fumée au célèbre feu de la rumeur, nous donnions suite à ses propos étranges. Il fallait attester nos soupçons. En effet, un tel fertilisait une rencontre avec une une telle! Et puis, la question, au-delà de tous les ragots à fabuler, quand est-ce qu’ils passeront aux convenances d’usage?
Dans L’opium et le bâton, le roman de Mammeri sur la guerre d’Algérie, incontestablement le plus beau de tous ceux qui ont été écrits sur cette guerre, les habitants de Tala, la fontaine en kabyle, n’ont pas de fontaine mais continuent, comme pour prolonger l’éden perdu, d’appeler leur village nouveau du nom de leur village ancien duquel ils ont été chassés: « Tala-Ouzrou, la fontaine de la roche! À vrai dire dans notre village il n’y a ni fontaine ni roche, mais par piété filiale, quand nos ancêtres chassés sont venus fonder ce village sur ce piton perdu de la montagne, ils lui ont gardé le nom de celui qu’ils habitaient jadis. Nous savions qu’en ces temps-là, dans le premier de Tala, le blé ondulait en vagues au vent de nos plaines et les troupeaux coulaient le long des ravines comme de blancs ruisseaux de printemps… mais toujours jalousement nous avons veillé sur notre misère et notre dignité et il nous est pas venu à l’idée que nous pouvions y renoncer pour tous les biens de cette terre…»[1].
Commentaire