Né en 1973, le Franco-Tunisien Mehdi Belhaj Kacem s’est lancé dans la construction d’une œuvre philosophique exigeante, de L’Antéforme (Tristram, 1997) au récent Inesthétique et Mimèsis (Lignes, 2010), en passant par L’Esprit du nihilisme (Fayard, 2009). S’il jouit d’une certaine notoriété et fait figure d’auteur-culte dans les milieux d’avant-garde, on ignore en général qu’il est aussi l’un des intellectuels français les plus férus de football, capable de ne manquer aucun match pendant un Mondial.
Il nous a accueillis chez lui, dans son petit appartement de Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, et cette conversation initiée en écoutant Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss s’est poursuivie jusque tard dans la nuit, dans le pub où Mehdi Belhaj Kacem se rend pour assister aux matchs. À ses yeux, l’un des principaux intérêts du football est d’inciter tout le monde à échafauder des théories sur les joueurs, les entraîneurs, les équipes, mettant ainsi la dialectique à portée de tous. Dont acte : en tissant ces considérations sur l’événement « match de foot », c’est toute une vision de l’évolution de l’art contemporain, des institutions démocratiques et du nihilisme qui mine nos sociétés que notre jeune philosophe-supporter a déroulée.
Philosophie magazine : Quel est votre rapport au football ?
Mehdi Belhaj Kacem : C’est mon seul vrai loisir. Quand je lis un roman ou vois un film, je suis encore un peu au travail ; on ne sait jamais, une scène ou une citation pourraient être utilisées dans un livre… À l’inverse, je me reconnais totalement dans l’affirmation d’Albert Camus : le stade de football, c’est le seul lieu où je me sente encore enfant. Précisons que j’ai grandi en Tunisie. Si, dans les pays occidentaux, le football a longtemps été considéré comme une passion de prolétaires, dans le tiers-monde, il s’agit d’une religion naturelle. Pas un seul jour, entre 6 et 13 ans, où je n’ai tapé dans la balle. On jouait dans la rue, c’était dans le sang, plus encore que la musique. Nous rêvions tous de devenir Pelé ou Platini. Dans les pays pauvres, les gamins accèdent au rêve par le foot. Et puis, quand j’étais gosse, il y avait deux télés. Les chaînes locales étaient irregardables, mis à part les cartoons américains doublés en argot tunisien, hilarants. Mais nous recevions la télévision italienne, et nous baignions dans la mythologie du football de la Péninsule. Aujourd’hui encore, je regarde beaucoup de matchs, jusqu’à cinq à six par semaine, par période. Durant un Mondial, je suis tout à fait capable de ne manquer aucun match…
D’habitude, les intellectuels font plutôt la fine bouche face au football, non ?
«L'art contemporain est le lointain descendant des jeux du cirque romains. Quant à l'idéal grec des jeux Olympiques et du sport, c'est dans le football qu'il s'exprime»
Ah oui, et parfois je culpabilise d’y consacrer autant de temps ! Comme je n’ai pas la télévision chez moi, je vais voir les matchs au pub, où je ne bois pas que des cafés… Dans ses Confessions, parmi les nombreux péchés dont il s’accuse, saint Augustin se désole d’être allé trop souvent aux jeux du cirque dans sa jeunesse. Le Mondial est-il un équivalent contemporain des jeux du cirque – panem et circenses (du pain et des jeux) ? Certains intellectuels le pensent, mais je ne partage pas leur avis. En fait, il convient de distinguer deux héritages. D’un côté, vous avez le modèle grec : les jeux Olympiques de l’Antiquité étaient considérés comme l’un des beaux-arts. Selon Hegel, dans cette époque païenne, ils occupaient même une place plus élevée que la poésie, la tragédie ou la musique… De l’autre côté, vous avez le goût romain pour le cirque et les combats de gladiateurs : ceux-là ne recherchaient plus la perfection du geste, mais ils mettaient en scène la cruauté et la mort. Eh bien, même si cela peut sembler paradoxal, je soutiendrais que c’est dans l’art contemporain qu’on retrouve aujourd’hui l’écho lointain de la romanité : les artistes contemporains n’ont de cesse de montrer et de décortiquer le corps humain, ses organes, ses viscères, ses pulsions, de flirter avec la mise en scène de l’abject et de la mort… L’art contemporain est le lointain descendant des jeux du cirque. Quant à l’idéal grec des jeux Olympiques et du sport, c’est dans le football qu’il s’exprime.
Le football est donc un art ?
Oui, pour moi, il représente à l’heure actuelle l’œuvre d’art totale, comme c’était le cas pour l’opéra au XIXe siècle. À travers le football, les nations se racontent à elles-mêmes leur destin. Quant au mépris des intellectuels, notamment de gauche, pour le football, je leur conseillerais volontiers de relire Georges Sorel : ce marxiste antidémocrate français, penseur de la grève générale, soutenait que le sport est un contrepoison efficace face à la prostitution et à l’alcoolisme, gangrènes du prolétariat. Il anticipait sur Pierre de Coubertin, qui a rallumé la flamme des jeux Olympiques… En fait, les intellectuels ont, dans leur grande majorité, un problème avec l’argent, avec tout ce qui rapporte énormément de fric. Cependant, il ne faut pas faire l’amalgame : le système capitaliste et le football ne sont pas nécessairement liés l’un à l’autre. À mon avis, on pourrait imaginer que le capitalisme change ou disparaisse, le football lui survivrait. Le sport, d’ailleurs, a survécu à tous les régimes et à toutes les formes d’organisation économique. Il y a tout simplement chez l’homme une permanence du jeu. Attribuer au football les travers du capitalisme, c’est se tromper de cible.
Quel regard portez-vous sur les équipes qui vont participer à ce Mondial, en Afrique du Sud ?
J’ai toujours une tendresse pour l’Italie, même si leur équipe est nettement moins bonne qu’il y a quatre ans. Un joueur, en particulier, me passionne : Mario Balotelli, adolescent de 19 ans d’origine ghanéenne. Abandonné par ses parents, il a été adopté par une famille italienne et joue pour l’Inter de Milan – c’est le plus talentueux footballeur de sa génération. Il est froid, arrogant, peu aimé de ses coéquipiers et de son entraîneur. Détesté par le public italien, il est constamment la cible d’injures racistes, qui me donnent presque les larmes aux yeux. Mais rien de tout cela ne semble l’atteindre. Il n’exulte pas quand il marque un but ; c’est un miracle si on lui arrache un sourire. Cet homme est seul contre tous, et cela n’a même pas l’air de lui peser.
À quoi reconnaît-on le style italien en matière de football ?
«L'Espagne a une capacité à construire un jeu collectif. L'Angleterre a un style généreux. Les Allemands jouent à la Badiou: leur truc ce sont les maths et la discipline»
L’Italie est une nation qui a une conception si virile et si tragique du football qu’elle ne supporte pas de prendre un but. Aussi, le style italien repose sur une défense extrêmement serrée : c’est la technique dite du catenaccio, du cadenas, avec une double ligne de défenseurs quasiment infranchissable. Ce style a dominé durant les années 1990, où il a été énormément imité. En 1998, c’est en s’alignant sur ce style que la France a gagné et, justement, éliminé l’Italie au bout d’un match crispant tellement il était hermétique, sans faille défensive de part et d’autre : « Nous avons accouché d’un monstre ! » a commenté un célèbre entraîneur italien à l’époque. Mais ce jeu défensif, un peu ennuyeux, est en train de perdre du terrain, laissant la place à nouveau à l’aventure, à la créativité. L’Espagne, qui est la grande favorite de ce Mondial, a une capacité extraordinaire à construire un jeu collectif, avec les meilleurs milieux de terrain au monde, Andres Iniesta et Xavi Hernández. L’Angleterre aussi a un style généreux : comme le disait Éric Cantona quand il s’est si rimbaldiennement exilé hors de France, pour se justifier : « En Angleterre, le foot est encore un jeu. » Les Allemands jouent à la Badiou [l’auteur de L’Être et l’événement fonde sa métaphysique sur les mathématiques, en particulier sur la théorie des ensembles, Ndlr] : leur truc, ce sont les maths et la discipline. Une blague circule chez les supporters : « Le football est un sport qui se joue à 22, avec un arbitre et un ballon, et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent. » La discipline des Italiens est mélodramatique et névrotique, celle des Allemands est protestante, austère, quasi militaire. Quant à la France, elle n’a pas aujourd’hui de style propre. On ne sait jamais comment les joueurs vont se comporter. L’entraîneur Raymond Domenech est à l’écoute de tout, il tient compte des commentaires des journalistes et des gens du milieu : en un sens, le jeu français est très démocratique, il frémit avec le vent de l’opinion. Remarquons en outre que le destin des clubs de foot est lié à celui des villes. Pas de très grand club de football sans une métropole effervescente, inspirée. Barcelone est devenue un des pôles de l’intelligence, de la vitalité, de la fête en Europe ; ils ont le meilleur club européen. Même chose pour Londres ou pour Milan. En France, Marseille est une ville qui a conservé son âme, sa ferveur, et l’Olympique joue bien. Mais Paris… Le PSG est médiocre, à l’image de Paname, car notre capitale baigne en plein nihilisme démocratique.
Il nous a accueillis chez lui, dans son petit appartement de Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, et cette conversation initiée en écoutant Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss s’est poursuivie jusque tard dans la nuit, dans le pub où Mehdi Belhaj Kacem se rend pour assister aux matchs. À ses yeux, l’un des principaux intérêts du football est d’inciter tout le monde à échafauder des théories sur les joueurs, les entraîneurs, les équipes, mettant ainsi la dialectique à portée de tous. Dont acte : en tissant ces considérations sur l’événement « match de foot », c’est toute une vision de l’évolution de l’art contemporain, des institutions démocratiques et du nihilisme qui mine nos sociétés que notre jeune philosophe-supporter a déroulée.
Philosophie magazine : Quel est votre rapport au football ?
Mehdi Belhaj Kacem : C’est mon seul vrai loisir. Quand je lis un roman ou vois un film, je suis encore un peu au travail ; on ne sait jamais, une scène ou une citation pourraient être utilisées dans un livre… À l’inverse, je me reconnais totalement dans l’affirmation d’Albert Camus : le stade de football, c’est le seul lieu où je me sente encore enfant. Précisons que j’ai grandi en Tunisie. Si, dans les pays occidentaux, le football a longtemps été considéré comme une passion de prolétaires, dans le tiers-monde, il s’agit d’une religion naturelle. Pas un seul jour, entre 6 et 13 ans, où je n’ai tapé dans la balle. On jouait dans la rue, c’était dans le sang, plus encore que la musique. Nous rêvions tous de devenir Pelé ou Platini. Dans les pays pauvres, les gamins accèdent au rêve par le foot. Et puis, quand j’étais gosse, il y avait deux télés. Les chaînes locales étaient irregardables, mis à part les cartoons américains doublés en argot tunisien, hilarants. Mais nous recevions la télévision italienne, et nous baignions dans la mythologie du football de la Péninsule. Aujourd’hui encore, je regarde beaucoup de matchs, jusqu’à cinq à six par semaine, par période. Durant un Mondial, je suis tout à fait capable de ne manquer aucun match…
D’habitude, les intellectuels font plutôt la fine bouche face au football, non ?
«L'art contemporain est le lointain descendant des jeux du cirque romains. Quant à l'idéal grec des jeux Olympiques et du sport, c'est dans le football qu'il s'exprime»
Ah oui, et parfois je culpabilise d’y consacrer autant de temps ! Comme je n’ai pas la télévision chez moi, je vais voir les matchs au pub, où je ne bois pas que des cafés… Dans ses Confessions, parmi les nombreux péchés dont il s’accuse, saint Augustin se désole d’être allé trop souvent aux jeux du cirque dans sa jeunesse. Le Mondial est-il un équivalent contemporain des jeux du cirque – panem et circenses (du pain et des jeux) ? Certains intellectuels le pensent, mais je ne partage pas leur avis. En fait, il convient de distinguer deux héritages. D’un côté, vous avez le modèle grec : les jeux Olympiques de l’Antiquité étaient considérés comme l’un des beaux-arts. Selon Hegel, dans cette époque païenne, ils occupaient même une place plus élevée que la poésie, la tragédie ou la musique… De l’autre côté, vous avez le goût romain pour le cirque et les combats de gladiateurs : ceux-là ne recherchaient plus la perfection du geste, mais ils mettaient en scène la cruauté et la mort. Eh bien, même si cela peut sembler paradoxal, je soutiendrais que c’est dans l’art contemporain qu’on retrouve aujourd’hui l’écho lointain de la romanité : les artistes contemporains n’ont de cesse de montrer et de décortiquer le corps humain, ses organes, ses viscères, ses pulsions, de flirter avec la mise en scène de l’abject et de la mort… L’art contemporain est le lointain descendant des jeux du cirque. Quant à l’idéal grec des jeux Olympiques et du sport, c’est dans le football qu’il s’exprime.
Le football est donc un art ?
Oui, pour moi, il représente à l’heure actuelle l’œuvre d’art totale, comme c’était le cas pour l’opéra au XIXe siècle. À travers le football, les nations se racontent à elles-mêmes leur destin. Quant au mépris des intellectuels, notamment de gauche, pour le football, je leur conseillerais volontiers de relire Georges Sorel : ce marxiste antidémocrate français, penseur de la grève générale, soutenait que le sport est un contrepoison efficace face à la prostitution et à l’alcoolisme, gangrènes du prolétariat. Il anticipait sur Pierre de Coubertin, qui a rallumé la flamme des jeux Olympiques… En fait, les intellectuels ont, dans leur grande majorité, un problème avec l’argent, avec tout ce qui rapporte énormément de fric. Cependant, il ne faut pas faire l’amalgame : le système capitaliste et le football ne sont pas nécessairement liés l’un à l’autre. À mon avis, on pourrait imaginer que le capitalisme change ou disparaisse, le football lui survivrait. Le sport, d’ailleurs, a survécu à tous les régimes et à toutes les formes d’organisation économique. Il y a tout simplement chez l’homme une permanence du jeu. Attribuer au football les travers du capitalisme, c’est se tromper de cible.
Quel regard portez-vous sur les équipes qui vont participer à ce Mondial, en Afrique du Sud ?
J’ai toujours une tendresse pour l’Italie, même si leur équipe est nettement moins bonne qu’il y a quatre ans. Un joueur, en particulier, me passionne : Mario Balotelli, adolescent de 19 ans d’origine ghanéenne. Abandonné par ses parents, il a été adopté par une famille italienne et joue pour l’Inter de Milan – c’est le plus talentueux footballeur de sa génération. Il est froid, arrogant, peu aimé de ses coéquipiers et de son entraîneur. Détesté par le public italien, il est constamment la cible d’injures racistes, qui me donnent presque les larmes aux yeux. Mais rien de tout cela ne semble l’atteindre. Il n’exulte pas quand il marque un but ; c’est un miracle si on lui arrache un sourire. Cet homme est seul contre tous, et cela n’a même pas l’air de lui peser.
À quoi reconnaît-on le style italien en matière de football ?
«L'Espagne a une capacité à construire un jeu collectif. L'Angleterre a un style généreux. Les Allemands jouent à la Badiou: leur truc ce sont les maths et la discipline»
L’Italie est une nation qui a une conception si virile et si tragique du football qu’elle ne supporte pas de prendre un but. Aussi, le style italien repose sur une défense extrêmement serrée : c’est la technique dite du catenaccio, du cadenas, avec une double ligne de défenseurs quasiment infranchissable. Ce style a dominé durant les années 1990, où il a été énormément imité. En 1998, c’est en s’alignant sur ce style que la France a gagné et, justement, éliminé l’Italie au bout d’un match crispant tellement il était hermétique, sans faille défensive de part et d’autre : « Nous avons accouché d’un monstre ! » a commenté un célèbre entraîneur italien à l’époque. Mais ce jeu défensif, un peu ennuyeux, est en train de perdre du terrain, laissant la place à nouveau à l’aventure, à la créativité. L’Espagne, qui est la grande favorite de ce Mondial, a une capacité extraordinaire à construire un jeu collectif, avec les meilleurs milieux de terrain au monde, Andres Iniesta et Xavi Hernández. L’Angleterre aussi a un style généreux : comme le disait Éric Cantona quand il s’est si rimbaldiennement exilé hors de France, pour se justifier : « En Angleterre, le foot est encore un jeu. » Les Allemands jouent à la Badiou [l’auteur de L’Être et l’événement fonde sa métaphysique sur les mathématiques, en particulier sur la théorie des ensembles, Ndlr] : leur truc, ce sont les maths et la discipline. Une blague circule chez les supporters : « Le football est un sport qui se joue à 22, avec un arbitre et un ballon, et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent. » La discipline des Italiens est mélodramatique et névrotique, celle des Allemands est protestante, austère, quasi militaire. Quant à la France, elle n’a pas aujourd’hui de style propre. On ne sait jamais comment les joueurs vont se comporter. L’entraîneur Raymond Domenech est à l’écoute de tout, il tient compte des commentaires des journalistes et des gens du milieu : en un sens, le jeu français est très démocratique, il frémit avec le vent de l’opinion. Remarquons en outre que le destin des clubs de foot est lié à celui des villes. Pas de très grand club de football sans une métropole effervescente, inspirée. Barcelone est devenue un des pôles de l’intelligence, de la vitalité, de la fête en Europe ; ils ont le meilleur club européen. Même chose pour Londres ou pour Milan. En France, Marseille est une ville qui a conservé son âme, sa ferveur, et l’Olympique joue bien. Mais Paris… Le PSG est médiocre, à l’image de Paname, car notre capitale baigne en plein nihilisme démocratique.
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