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Soufisme et dialogue Islamo-Chrétien à Bejaia : à l'époque médiévale (XIe-XIVe siècles)

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  • Soufisme et dialogue Islamo-Chrétien à Bejaia : à l'époque médiévale (XIe-XIVe siècles)

    Par le Professeur Djamil Aïssani
    Il est communément admis que le début du mouvement soufi à Béjaïa date de la deuxième moitié de XIIe siècle, époque de Sidi Boumediene.

    PUBLIE LE : 03-07-2014 | 0:00

    Il est communément admis que le début du mouvement soufi à Béjaïa date de la deuxième moitié de XIIe siècle, époque de Sidi Boumediene. Cependant, nous avons montré que la période bougiote de la deuxième moitié du XIe siècle ne pouvait pas être dissociée de ce qui s'est passé à la Qal'a des Bani-Hammad. En effet, les princes hammadites y habitent encore et sa réputation comme foyer intellectuel est à son apogée. C'est ce qui nous a amené à parler de «mille ans de pensée soufie en Kabylie».
    L'objectif de ce travail est de cerner le cadre et de préciser le contexte dans lequel a évolué le soufisme à Béjaïa et sa région à l’époque médiévale. II s'agit d'essayer de comprendre si ces aspects ont eu une quelconque influence sur certaines des célèbres étapes du dialogue islamo-chrétien en rapport avec la ville de Béjaïa, à savoir les questions siciliennes de l'empereur Frédérick II, l'influence de la pensée d'Ibn Sab'in et les disputes du philosophe catalan Raymond Lulle (1307).

    I. Début du soufisme :
    l’époque hammâdite (XIe -XIIe siècles)
    La principale autorité intellectuelle de la Qal'a était Ibn Nahwi (434h./1042-513h./1119), dont l'influence sur Béjaïa s'est faite de deux façons. Localement par son disciple et continuateur Abou Imran Mousa. A l'échelle maghrébine ensuite, à travers son disciple Ibn Hirzihim qui deviendra le maître de Sidi Boumediene à Fes.
    a) Le mysticisme à la Qal'a
    Après un séjour a Kairouan, Ibn Nahwi s'était définitivement installé à la fin du XIe siècle. On possède de lui un poème mystique, al-munfaridja (soulagement après une épreuve (mihna)» et qui a fait l'objet d'une dizaine de commentaires. Dans ce poème, Ibn Nahwi énumère ce que doit faire le musulman pour être soulagé de la mihna. Selon A. Amara, al-munfaridja reflète la tension permanente qui a existé entre le pouvoir qui tentait de s'imposer au nom de la religion et le monde des soufis qui contestèrent la politique de ce pouvoir en matière de gouvernement. Après la mort d'Ibn Nahwi, plusieurs ouléma (érudits) de Béjaïa adhèrent à ses idées : Aboul-Al-hassan Ali b. Aboul-nasr Fath b. Abdallah al-Bija'i (né à Béjaïa en 506h.11112), Abou-Allah Mohammad b. Al-Muwaffaq al-Bija'i. Il en est de même de Sidi Yahia Zakariya, qui se déplaça à la Qal'a pour fréquenter les disciples du maître.
    Soulignons néanmoins que la plupart de ces ouléma ont vécu à époque almohade. En effet, A. Amara a effectué un dépouillement des sources biographiques, chronologiques et juridiques de la dynastie hammadite. Il a ainsi recensé 234 personnalités appartenant au monde des ouléma et une seule a été citée comme versée dans le tassawuf et le zouhd.
    b) Béjaïa, capitale des Hammâdites
    C'est en 1067 que la capitale du royaume des Hammadites a été transférée à Béjaïa. Elle devient alors l'un des centres culturels et scientifiques du Maghreb. C'est notamment dans cette cité que le célèbre mathématicien italien Fibonacci (1170-1240) s'est initié au système de numération, aux méthodes de calcul et aux techniques commerciales des pays de l'Islam.
    La ville était un centre d'enseignement supérieur. Plusieurs centaines d'étudiants (dont beaucoup d'Européens) se pressaient dans les écoles et les mosquées ou enseignaient théologiens, juristes, philosophes et savants parmi les plus réputés du monde musulman. Cette cité avait notamment la particularité importante d'être un point de passage obligé. En fait, plus qu'un lieu de passage, elle apparaissait comme un lieu de rencontres. Mais ces rencontres ne se faisaient pas en circuit fermé et entraînaient des rapports de communautés. Rappelons ici que c'est à Béjaïa que le Mahdi Ibn Toumart déploya vers 1117 son activité réformatrice, notamment par sa prédication en langue berbère. Sa science et son austère vertu séduisaient, mais il se montra un censeur rigoureux des mœurs.
    c) Structuration du milieu scientifique
    Au moyen-âge, la structuration du milieu scientifique était indissociable de celle du monde des ouléma. En ce qui concerne le XIIIe siècle, D. Urvoy propose une analyse intéressante en se basant sur l'ouvrage bio-bibliographique d'A1-Ghobrini. Cet ouvrage est la source la plus complète sur les savants de Bougie. Il contient notamment 108 personnalités célèbres des XIIe et XIIIe siècles.
    Sur la base de cet ouvrage, D. Urvoy fait un graphique sur l'articulation d'un certain nombre d'éléments entre eux. Il remplaça les relations individuelles par des ensembles et fait ressortir la présence de communautés. On voit notamment se constituer un groupe très important dont les membres, sous l'influence d'Al-Hirrali, s'intéressent aux mathématiques, aux sciences naturelles et aux différentes formes de spéculations : ousoul al-fiqh, kalam, falsafa, mantiq et tassawuf. Ibn Rabi' (m. 675h./1276) qui en est le centre, a suscité l'admiration d'Ibn Rab'i.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    II. Développement du soufisme
    L'époque almohade et le XIIIe siècle Hafside
    A l'époque almohade, deux raisons essentielles ont été à l'origine du développement rapide du soufisme dans toutes les couches sociales de la Kabylie : la présence à Béjaïa des plus grands maîtres du soufisme et l'esprit de tolérance de la population. En effet, Sidi Boumediene n'a-t-il pas affirmé que
    «Béjaïa facilite, plus que d'autres villes, la recherche de ce qui est permis.» (p. 318).
    a) Béjaïa et le soufisme
    1. Sidi Boumediene et ses disciples :
    La ville de Béjaïa a possédé le maître le plus illustre du grand mouvement mystique maghrébin : le Qoutb Sidi Boumediene Mediene (520h./1126-594h./1197). «Son grand mérite, sa grande réussite, c'est d'avoir réalisé, d'une manière accessible à ses auditeurs, l'heureuse synthèse des influences diverses qu’il avait subies». Selon R. Brunshvig, «avec lui, le soufisme moderne s'adapte à la mentalité du croyant maghrébin, homme du peuple ou lettre». L'action de son école a permis à la ville de Béjaïa d'occuper une place éminente dans l'Islam occidental [2]. Parmi les sentences qui lui sont attribuées, citation ; «Notre enseignement n’est profitable qu 'à celui qui unit en lui ces quatre vertus : renoncement, science [religieuse], confiance (en Dieu), certitude [de la foi».
    2. Abou-Zakaria Yahia
    A l'époque de Sidi Boumediene et après sa disparition, le soufisme a également eu une autre référence essentielle à Béjaïa. Il s'agit du cheikh kabyle Abou Zakaria Yahia Al-Zwawi, né chez les Bani Aïssi et qui est mort à Béjaïa en Ramadhan 611h./Janvier 1215. Nous avons déjà évoqué ses études à la Qal'a. Versé dans les diverses sciences religieuses, il a été initié au mysticisme en Orient. En effet, il y avait rencontré «Al-masha’ikh wal-Fouqaha wa l’mutassawifa wa ahl al-tariq al-Haq». C'était le type accompli de l'ascète, fervent du jeûne, détaché des contingences de ce bas monde, absorbé par la pensée de l'au-delà. II demeurait déjà dans une zawiya et enseignait à la Grande Mosquée le hadith, les ousoul et le fiqh. Rappelons ici qu'Ibn Arabi lui avait rendu visite lors de son séjour à Béjaïa et lui a consacré une notice élogieuse dans ses Foutouhât.
    3. Le séjour d'Ibn Arabi
    Ibn Arabi (Murcie 1165- Damas 1241) est l'une des principales personnalités du soufisme et apparaît notamment comme le pivot de la pensée métaphysique en Islam. Plusieurs faits importants le lieront à Bougie. Il y séjourna vers 1200 et probablement vers 1193. Il y eu divers contacts. II appelait Sidi Boumediene «notre chaykh et Imam... le Maître des Maîtres» et se référait souvent à lui.
    C'est en 597 de l'hégire qu'Ibn Arabi parvint à Bougie. La vision qu'il eut dans cette ville est rapportée par E. Dermenghem
    «Une nuit, je me vis en conjonction avec toutes les étoiles du ciel ; j'étais uni à chacune avec une grande joie spirituelle». Après avoir été uni aux astres, les lettres de l'alphabet lui furent données en mariage spirituel. Cette vision a été rapportée à un homme versé dans la science des visions, qui s'exclama : «C'est un océan infini et celui qui a eu cette vision se verra révéler la connaissance des plus grandes choses, des mystères et des influences des astres, telle qu'elle ne sera partagée par quiconque en son temps».
    Après un moment de silence, il ajouta : «Si celui qui a eu cette vision et dans cette ville, ce ne peut être personne d'autre que le jeune Andalou qui est venu ici».
    4. la tarika d'Al-Hirrali
    L'«Imâm du tassawuf», Al-Hirrali, est mort à Damas en 638h./1240. R. Brunschvig estime que son influence à Béjaïa «rappelle par certains côtés celle qu’exerça à Tunis Al-Shadili». Il composa plusieurs ouvrages sur la science des lettres et des nombres. Il serait intéressant de vérifier si Al-Hirrali les a utilisé dans sa tariqa dont la liturgie comportait le wird, le dzikr et le hizb, «comme les confréries modernes».
    Nous connaissons peu de choses sur la contribution d'Al-Hirrali : «une petite lueur mais singulièrement aiguë, quelques brèves anecdotes, le souvenir de sa mort». Son soufisme était basé sur la voie des philosophes, disait Ibn Taymiya, «ennemi à la fois des soufis et des philosophes». Son ascèse était à la fois extérieure et intérieure, sans effort et sans affectation ; il obtint un grand détachement et une grandeur d'âme.
    b) Les soufis de ounwan Al-dirâya
    La tradition directe de Sidi Boumediene subsista au XIIIe siècle. A cette époque, le mouvement mystique paraît avoir conservé longtemps une forme extérieure modérée et de solides bases intellectuelles. Plusieurs soufis que mentionne pour cette époque ounwan Aldirâya étaient très versés dans le fiqh ; quelques-uns se distinguèrent comme poètes mystiques.
    L'analyse de l'ouvrage d'Al-Ghoubrini nous permet de tirer quelques enseignements remarquables. Sur les 108 personnages cités, 101 sont des faqih et quinze d'entre eux sont versés dans le soufisme. Al-Ghoubrini, lui-même soufi, élève d'Ibn Rabi' ; en parlant de cette discipline, utilise le terme 'Ilm al-tassawuf, ce qui nous renseigne bien sur la place qu'il lui accorde. II différencie les chou'ara al-mada-ih [(Aladh al-Nabi) : al Qal'i Abou-Abd Allah b. Mimoun, Al-Ghassani Abd Al-Moun'im, Al Ya'mari Aboulbakr] des chou'ara a-Tassawuf (poésie mystique) : Ibn Nahwi, Sidi Boumediene, Sidi Yahia a-Zwawi], dont les références sont : Ald'Al-Ghazali et la Risala d'al-Qouchairi. II évoque enfin le courant philosophe (tassawuf al-falsafi), représenté par Ibn'Arabi, Ibn Sab'in et Al-Shoushtari et Al-Hirrali.
    D'un autre côté, l'analyse de l'ouvrage nous permet d'identifier les soufis originaires de Kabylie : Abou Zakaria Staifi, Aboul-Hassan Ali Zwawi, Yeturghi de Bani Yetourgh (Michelet), Ibn Mansour Zwawi Yerathni. Il permet egalement d'identifier les ouvrages de tassawuf circulant dans la ville : Risalat fadhl Makka de Abi Sa'id b. Abi Ibn al-Hassan Al-Bousri, Risalat Al-Qouchairi, Knob Abi-Farraj Ibn Al-Jouzi'.
    c) Situation intellectuelle à la fin du XIIIe siècle
    La baisse de niveau à la fin du XIIIe siècle est attestée par Al-Abdari dans sa Rihla al-Maghribiyya. Al-Abdari, qui avait des affinités soufies, porte un jugement très sévère sur Béjaïa (visitée en 1286) : «Ce pays renferme les restes des fondements de ; c'est un lieu où ont résidé les plus grands savants... Mais le pays souffle d'un changement qui a touché la ville et la campagne. Les sources de la science ont commence à s’y épuiser jusqu’à un tarissement complet».
    (A suivre)
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

    Commentaire


    • #3
      Par le Professeur Djamil Aissani



      III- Les Etapes du dialogue
      Islamo-Chrétien a Béjaïa.

      A l'époque médievale, la ville de Bejaia a eu le privilège d'abriter une forme de dialogue inter-religieux, à travers des évènements, entré depuis dans 1'histoire Islamo-Chrétienne.

      a) La terre du pape Grégoire VII
      Tous les historiens ont souligné la signification particulière que revêt la célèbre lettre du pape Grégoire VII au souverain Hammadite de Bejaia, le prince Al-Nasir, en 1076. Selon Mas Latrie, qui a publié ce document d'archives, «jamais pontife romain n'a aussi affectueusement marqué sa sympathie à un prince musulman».

      b) Influence des écoles d'Ibn Sab'in et d'Ibn'Arabi.
      1) L'Ecole d'Ibn Sab'in
      Ibn Sab'in (Murcie 1217- Béjaïa 1270), philosophe et soufi, est célèbre pour avoir repondu aux questions philosophiques que l'empereur Frédérick II de Hohenstanfen avait adressé au sultan almohade Abd al-Rashid. Il s'était distingué à Béjaïa en Fiqh et en Hikma. C'est dans cette ville qu'il rencontra ash-Shushtari (1213-1269), qui deviendra le plus fidèle de ses disciples. L'isnad de la méthode d'Ibn Sab'in (Tariqa Sab'iniyya) est donné par ash-Shushtari dans l'une de ses Qasida. II montre l'imbrication de deux cultures grecque et musulmane, telle que l'acceptaient les adeptes d'Ibn Sab'in. On y voit figurer entre autres transmetteurs, Platon, Aristote, Alexandre le Grand, al-Hallaj, Abu Madyan, En parlant d'Ibn Sab'in, Al-Ghobrini affirme qu'il avait de nombreux adeptes, ce qui signifie que son cours a eu un grand succès à Béjaïa . II ne parle pas de soufisme à son sujet, mais il le fait à propos d'al-Shuchrari. Ibn Sab'in, qui est d'habitude très critique, parle en termes élogieux d'Ibn Rabi' (cf. paragraphe I c). C'est certainement le fameux groupe de ce dernier qui a gardé des éléments de son enseignement. En effet, nous voyons celui-ci ressortir environ un demi-siècle plus tard à l'occasion du séjour à Béjaïa du Catalan Ramon Lulle. Les travaux d'Ibn Sab'in apparaissent comme un point de contact essentiel entre Lulle et l'Islam. En effet, les travaux du professeur Lohr ont montré qu' à partir de 1303, dans son effort pour constituer ce qu'il appelle Logica Nova, Lulle a intégré definitivement les principaux éléments de la partie logique du Budd al-Arif d'Ibn Sab'in.

      2) Influence d'Ibn 'Arabi
      Les avis sont partagés en ce qui concerne l'influence d'Ibn Arabi. Ainsi, selon A. Rached, la figure A de l'Ars Magna est une reprise de la configuration déjà utilisée par Ibn'Arabi dans son Insa ad-Dawar'ir (rédigé à Tunis en 1201, juste après sa célèbre vision à Béjaïa.


      b) Les questions siciliennes
      Les questions envoyées par Frédérick II au Sultan Almohade Al-Kamil pour qu'il les transmit à ses propres savants et leur en demanda la réponse sont connues dans l'histoire sous le nom de Questions Siciliennes. Celles-ci tournent principalement autour de problèmes philosophiques, comme la logique d'Aristote, l'immortalité de l'âme et la génèse du monde. Al-Kamil les soumit à Ibn Sab'in, alors âgé d' à peine 20 ans et en poste à Ceuta'. Des reponses du soufi, il ne reste aujourd'hui que la version diffusée en pays musulman (avec ajout d'un prologue dit à un disciple qui tente de situer le texte). Nous ignorons si elle est fidèle à celle qui a été envoyée à Frédérick II.
      La premiere question, rédigée par l'empereur lui-meme, est formulée comme suit :
      «Le sage Aristote affirme dans l'ensemble de ses écrits que l'univers a existé de toute éternité. Nul doute que telle ait été son opinion. Dans ce cas, quelles preuves en apporte-t-il, si tant est qu 'il l'ait prouvé ? Et s'il ne l'a pas prouvé, sur quoi repose sa conviction ?». La deuxième question disait : «Quel est le but de la science théologique, et quelles sont les fondements irréfutables de cette science, si tant est qu'elle en ait ?».
      La quatrième question correspondait à des préoccupations les plus constantes de Frédérick : « Quelle preuve avons-nous de l'immortalité de l'âme, si tant est qu'elle existe ? Et où se situe sur ce point Aristote, par rapport à Alexandre d'Aphrodisias ?». A quoi Ibn Sab'in, qui ne voulait pas se compromettre, répondit «qu'il ne comprenait pas bien à quelle espèce d'âme Frédérick faisait
      allusion», en lui demandant s'il s'agissait «de l'âme végétative, animale, rationnelle, philosophique ou prophétique, qui etait la plus noble de toutes». La cinquième et dernière question demandait des éclaircissement sur cette paroles de Mahomet : «Le cœur du croyant repose entre les doigts du
      Miséricordieux».

      c) Les disputes de Raymond Lulle à Bougie
      Le célèbre philosophe catalan R. Lulle (en espagnol Raimundo Lulle, Palma de Majorque 1235- Bougie 1315), surnommé le docteur illuminé, est surtout connu par son traité Ars Magna qui souleva l'admiration de Leibniz. Son art consiste a obtenir mécaniquement toutes les combinaisons possibles entre les concepts fondamentaux.
      Raymond Lulle effectua de nombreux voyages à Bougie. Il y aurait étudié les mathematiques vers 1280. C'est cependant son voyage de 1307 qui va entrer dans l'histoire. En effet, it permet la seule discussion méthodique de Lulle avec un savant musulman dont il reste un compte-rendu. Cette discussion n'aura été possible que grâce à la bonne
      volonte des oulemas.
      D'Al-Shudhi (un cadi de Seville devenu soufi errant au Maghreb) par Ibn al-Mar' a et Ibn Ahla, et débouchant d'un côté sur Al-Riquti et de l'autre sur Ibn Sab'in et ses disciples, Shushtari et Ibn Hud.

      a) Les questions siciliennes
      Les questions siciliennes nous renseignent sur l'arrière-plan spirituel. L'empereur ne parle pas en tant que chrétien, il cherche un savoir philosophique et ce n'est que de façon annexe qu'il aborde le domaine religieux. Il le fait par le biais d'un hadith («le cœur du croyant est entre deux doigts du Miséricordieux») qui, il est vrai, est significatif dans les deux religions. C'est pourquoi la réponse du soufi est-elle aussi fort peu religieuse : il traite les questions selon la technique de la falsafa, soulignant simplement à propos d'une des questions («quelles sont la finalité et les premisses de la théologie ?» qu'il faudrait distinguer la solution de anciens Grecs de celle que donne le Hadith même est ramené une thèse métaphysique sur l'intellect matériel.
      Cet échange montre d'abord que l'Empereur pense trouver chez les musulmans des connaissances qui n'éxistent pas en Europe. En effet, ces évènements se deroulent au début de la vague de transmission de la philosophie grecque par le biais des traductions. Ce n'est que plus tard (dans le Nord de l'Europe) que l'on fera appel à la «source» (à savoir, au texte grec), non sans garder du legs musulman les commentaires d'Averroes, indispensables pour l'étude scolaire. Or cet aspect intéresse peu Ibn Sab'in. Il ne cherche pas à communiquer un savoir, mais à indiquer une voie. La philosophie ne sert pour lui qu'à cerner l'intention du locuteur, laquelle doit être un signe de l'intention divine, puisque celle-ci seule a l'existence selon la théorie de l'unité absolue» (wahda mutlaqua) de l'action divine et de la passion de la creature.

      b) La «disputatio»
      Meme si on ne peut en apprecier la fidelité à l'original, la nouvelle version de la «disputatio» (Pise, 1308) garde néanmoins des traces d'influence, comme l'utilisation par les savants de Béjaïa de vocables typiques de l'école d'Ibn Sab'in. C'est le cas par exemple du concept de wujud mutlaq. De là, on peut déduire que les rapports de Lulle avec le milieu intellectuel de la ville ont duré longtemps, car il était préparé à recevoir un tel langage. En effet, il intégrait dans sa pensée des éléments capitaux de la partie logique du Budd al-Arif d'Ibn Sab'in, ouvrage qu'il a probablement étudié lors de ses premiers séjours Béjaïa et en Ifriqiya.

      c)- Intégration de thèmes issus d'Ibn Sab'in.
      Ramon Lulle ne partage pas la même vision moniste d'Ibn Sab'in. Cependant, il sait pénétrer les mécanismes de la pensée du soufi et les exploiter à son profit. Certes, cette rencontre a lieu sur le terrain de la logique, mais elle ne reste pas de l'ordre de la seule technique scolaire. En effet, les deux savants ont une ambition bien supérieure. Comme le souligne si bien D.Urvoy, ce que Lulle appelle une «logique nouvelle» retrouve le projet d'Ibn Sab'in de constituer une veritable logique «philosophique» et non pas seulement technique, une théorie de la connaissance et non pas seulement des règles pour raisonner correctement, afin d'atteindre une connaissance «naturelle» non seulement des «secondes intentions» (la causalité accidentelle des créatures) mais aussi des «premières intentions» (la causalité essentielle divine). Pour cela, il élabore une liste de neuf «sujets» allant de Dieu aux choses instrumentales, qui est établie selon les règles d'Ibn Sab'in, même si les designations ne sont pas toutes les mêmes et, comme l'auteur arabe, il décrit comment l'intellectuel peut s'élever, par les divers sujets, jusqu'à Dieu et redescendre au particulier. Ce que Lulle appelle la méthode d'ascensus et descensus intellectus. A quoi s'ajoutent d'autres aspects techniques communs.
      Il y a là une rencontre à la fois intellectuelle et spirituelle tout à fait remarquable. Certes les chemins divergent ensuite car Lulle veut definir une vision «trinitaire» du monde, à l'instar du modèle du Dieu soufisme, alors qu'Ibn Sab'in pense devoir pousser l'unitarisme musulman en un véritable monisme existentiel. De même, l'œuvre du catalan est tout entière exotérique, alors que celle de l'application de cette démarche unifiante est différente chez l'un et chez l'autre : unité des énergies divines chez le chrétien, unité de l'action du Créateur et de la passion du créé chez le soufi.

      Conclusion
      Dans son analyse, M. Balivet affirme que Raymond Lulle reconnaît explicitement avoir eu des relations directes avec les soufis musulmans et avoir été influencé par eux. Il les définit comme «les hommes religieux les plus appréciés des sarrasins mais aussi des autres». Ces gens, précise Lullee «... qui sont appelés soufis (qui ont pour nom soufies, dans le texte catalan) nous donnent l'exemple et leurs paroles d'amour procurent grande dévotion et permettent à l'entendement de s’élever plus haut».
      Dans le cadre bien défini du dialogue Islamo-Chrétien, le soufisme y apparaît comme un «lieu de dialogue» ou philosophie et théologie s'entrecroisent. Frédérik II aussi bien que Lulle ont incontestablement trouvé dans leurs partenaires soufis des interlocuteurs privilégiés. Des gens avec qui — comme on dit — «il est possible de faire un chemin ensemble». Néanmoins, la question qui reste posée est suivante : quelle est la part de la discipline soufie en général et celle de l’équation personnelle de tel ou tel soufi en particulier ?

      (Suite et fin)
      The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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      • #4
        Ces gens, précise Lullee «... qui sont appelés soufis (qui ont pour nom soufies, dans le texte catalan) nous donnent l'exemple et leurs paroles d'amour procurent grande dévotion et permettent à l'entendement de s’élever plus haut»
        Cela ne peut que refléter la pure réalité du fait même que le terme «soufisme» est défini comme étant un enseignement initiatique, une progression spirituelle qui comporte toutes les étapes de purification de l’âme. Toute la force de cet enseignement réside sur le fait qu'il porte sa profondeur sur les principes de la voie et les règles concernant les pratiques initiatiques sans omettre une once de la doctrine juridique.. Le vrai chemin spirituel étant un chemin intérieur et du fait qu'on ne rentre pas en spiritualité, mais qu'on la vit au quotidien, les émotions et les reflex conflictuels qui généralement habitent l’être humain n’occupent plus la première place dans la personnalité de l'initié. Ses préceptes constituent donc la voie de la maturité et de la perfection qui vise l’atteinte du pinacle de la réalité, en fonction de nos propres aptitudes spirituelles et, en outre, des bienfaits accordés par Allah par les effluves de l'amour continuel s'exprimant en une sagesse intense.. Les grands soufis pensent que le littéralisme asphyxiant n'est que l'ultime refuge de notre pensée discursive face à notre propre vide spirituel. Pour eux le Livre sacré de Dieu et la Sunna du prophète que la prière de Dieu soit sur lui, sa famille et ses compagnons ne sauraient être réduits a leur seul sens littéral.

        On ne pourra donc en réalité jamais terminer l'exploration de cette science ésotérique qui plonge ses racines dans absolument tout les champs ouverts par le Coran et la Sunna et qui sans relâche tend à fortifier la relation personnelle de l’être humain avec Dieu et avec ses semblables.. Absolument tous les orientalistes et les judéo-chrétiens sincères qui ont décrypté avec sagesse les sens profonds de la spiritualité soufie ont découvert la réalité de son message ésotérique. C'est en ce sens que les sages soufis savourent avec toute l'humanité l'intarissable flux du divin qu'ils portent en eux-mêmes dans leurs démarches intérieures de purification, d’humilité, de pardon, d’amour, et quiconque le partage avec eux retrouve en lui l’essence de ce message, son parfum et sa béatitude.

        C'est ainsi qu'est facilité le dialogue interconfessionnel loin des tensions de l’âme charnelle et de tous nos penchants abaissants....
        A chaque instant la vérité nous interpelle, y sommes nous attentifs.
        Rien n'est de moi, Je vous irrigue des écrits et de la connaissance des grands.

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