Une fois récolté, le blé continue à vivre d’autant plus facilement que l’atmosphère qui l’entoure est tiède et humide. Si on laisse jouer les trois facteurs que sont l’air, la chaleur et l’eau, le blé germe.
Si l’on ne peut songer à éliminer la chaleur provoquée par l’activité biologique, la suppression totale de l’air peut se trouver réalisée dans le système des silos hermétiquement fermés. Ce sont les silos qui existaient en Algérie à l’époque ottomane que nous allons évoquer.
Diverses méthodes de stockage
Il existait diverses méthodes de stockage et de conservation en Algérie. On utilisait de grands paniers en osier, les kouffis. Le mot kouffi, du tamazight akufi peut également désigner une grande jarre servant à emmagasiner céréales, farines ou figues sèches. De grands sacs de laines, les tellis, servaient également au stockage du blé dans l’ouest du pays. Il existait, de même, diverses sortes de dépôts de blé. Les guelaâ étaient spécifiques des régions subdésertiques de l’Afrique du Nord. Ce sont des sortes de greniers fortifiés, tout à la fois magasins collectifs, lieux de marché, de réunion, de défense, et symboles de l’indépendance et de la prospérité économique de la communauté. Ces greniers fortifiés sont évoqués, par exemple, dans le beau livre de Germaine Tillon.
La matmûra, procédé le plus répandu en Algérie
D’autres formes de conservation étaient beaucoup plus répandues que les greniers fortifiés, les matmûras ( ), du verbe arabe , s’enfoncer dans la terre; ce sont des sortes de négatifs des précédents, des reliefs en creux note justement Lucette Valensi dans son livre sur les fellahs tunisiens, « des magasins souterrains », aurait dit le Britannique Shaw, qui vivait en Algérie dans la première moitié du XVIIIe siècle. « Pour conserver les blés, on les enferme dans de grandes fosses appelées matamores, creusées dans des lieux secs et élevés » écrit le botaniste Desfontaines puis, il précise : « Elles sont voûtées, très étroites à leur ouverture (…) lorsqu’elles sont pleines, on en ferme bien l’entrée avec une large pierre que l’on recouvre de terre (…) ils exigent peu de frais et ne demandent presque aucune réparation (…) ces sortes de greniers sont très utiles dans un pays où le plus grand nombre des habitants vivent sous des tentes, et où l’on est peu dans l’usage de bâtir». Ces fosses étaient déjà mentionnées par le naturaliste romain, Pline, qui a vécu de l’année 23 à l’année 79 de l’ère chrétienne et qui est l’auteur d’une monumentale encyclopédie de 37 volumes, intitulée Histoire naturelle ; à l’époque de Pline, le fond des fosses à blé était couvert de paille.
Une grande capacité de conservation
Comme les greniers fortifiés, les matmûras étaient groupés. Shaw et Desfontaines qui ont tous deux vécu au XVIIIe siècle en ont vu jusqu’à deux ou trois cents réunis dans un même lieu. Selon Lucette Valensi, chaque fosse contenait environ un qafîz de blé ou d’orge, ce qui fait en simplifiant les calculs, environ 500 à 600 kilogrammes.
Pour nous aider à visualiser ce que cela pouvait représenter, il faut imaginer une quinzaine de sacs de 30 kg, entassés dans un espace, somme toute assez réduit. En fait, nous pensons pour notre part que ces fosses étaient beaucoup plus spacieuses.
En effet, selon Shaw, le plus petit de ce que les Francs appelaient des « matamores » (par assimilation avec le personnage de la commedia dell’arte, Matamoro) pouvait contenir 400 boisseaux de blé. Si cet auteur compte en boisseaux anglais, ce qui semble être le cas lorsqu’il utilise cette mesure dans son ouvrage Voyage dans la Régence d’Alger, cela fait environ 14 500 kg par fosse et donc environ un peu moins de 500 sacs de 30 kg dans un espace beaucoup plus grand. Il faut donc imaginer ce que cela représente lorsque l’on multiplie cette quantité par celle de 200 ou 300 silos que Desfontaines et Shaw ont vu réunis. Cela pourrait paraître d’une exagération excessive, si Desfontaines n’avait pas affirmé que les fosses étaient «ordinairement assez vastes pour contenir 3 à 400 charges de blé », soit 36.000 à 48 000 kg.
Il semble bien qu’il entendait par là le contenu de chacune et non celui capitalisé des 200 à 300 matmûras réunies. L’ampleur annuelle que pouvaient atteindre les exportations de blé algérien à l’époque ottomane, alors que ce blé provenait de terroirs limités, nous conforte dans l’idée d’une grosse capacité de stockage par les tribus algériennes les plus riches et les estimations de Shaw et Desfontaines ne nous paraissent pas insensées. Les tribus utilisaient les matmûras comme moyen de conservation du blé servant à leur subsistance, mais aussi comme moyen de capitaliser un blé injecté dans le circuit marchand.
Efficacité de la matmûra
Le botaniste Desfontaines n’en a pas connu d’autres : «Ce sont les seuls greniers des Arabes», écrit-il en effet. Cet auteur ajoute qu’après avoir été entreposé, « le blé qui est à la surface germe et forme une croûte d’environ un pouce d’épaisseur, tandis que, dans le centre, il se conserve pour l’ordinaire pendant longtemps sans prendre aucune mauvaise qualité (…) le blé n’y est jamais exposé aux différentes impressions de l’air, et (…) les insectes qui le mangent, et les animaux qui le gâtent avec leurs ordures dans nos greniers, n’y sauraient pénétrer pour peu que les fosses soient bien fermées ». Auparavant, la paroi était recouverte d’un enduit qui protégeait les grains contre les rongeurs et l’humidité. Si ce soin de les avoir enfermés parfaitement secs était respecté alors le blé pouvait se conserver pendant plusieurs années. Les Italiens ont-ils imité les Algériens en important ce moyen de conservation ?
Quoi qu’il en soit, on observe le même procédé à Livourne, d’après un mémoire anonyme du XVIIIe siècle : «Les matamores de Livourne sont assez efficaces (une croûte se forme au-dessus du blé enterré, ce qui préserve ce dernier de l’air ; la croûte est formée par des particules de poussière, elle est parfois créée artificiellement par les paysans qui y répandent de la chaux qu’ils mouillent lentement, la partie supérieure de la production enterrée ne manque pas de germer, les tiges qui se forment renforcent l’effet d’étanchéité). Mais cette méthode est lente ».
Un procédé qui permet une très longue conservation
Cette capacité de longue conservation des grains favorisait le dégagement de surplus pour l’exportation. Desfontaines ayant rencontré un négociant français établi depuis plusieurs années à Alger, ce dernier lui aurait dit avoir acheté du blé renfermé pendant vingt ans dans des matmûras sans qu’il eût souffert aucun dommage ; des Algériens lui ont même assuré qu’ils en avaient conservé dans ces fosses pendant quarante années.
Selon le notable et savant algérien, Hamdan Khodja, qui a vécu de 1773 à 1842, les Kabyles de la Qal’â lui ont assuré qu’ils possédaient la manière de conserver les grains pendant plus de vingt années. Les habitants des plaines avaient également le moyen, selon le même auteur, de conserver le grain pendant plusieurs années sans qu’il soit altéré : « On trouve chez eux du blé, qui, sans exagération, a plus de cinquante ans, et je puis affirmer la vérité de ce fait qui est assez connu en Afrique », écrit-il ; il soutient en revanche que le blé de la Mitidja ne peut se conserver plus d’un an, mais est contredit par un autre témoignage de la même époque : « Le grand nombre de silos qui entourent chaque douar prouve que le blé se conserve, et la bonne qualité du pain qui se consomme à Alger est une preuve de la bonté des céréales ».
Hamdan appelle matmouri le blé qui se conserve ainsi pendant de nombreuses années. Le géographe Al-Idrissi, né à Sebta vers 1100 et mort en Sicile vers 1165 affirmait que dans chaque maison à Constantine, il y avait deux à quatre souterrains et que le blé qui y était conservé pouvait y rester un siècle sans s’altérer.
Une qualité de blé qui varie d’un terroir à l’autre
Nous sommes là en présence de performances, mais nous ne sommes pas renseignés sur les temps de conservation moyens. Ce qui est sûr, c’est que certains blés se conservaient mieux que d’autres selon le terroir d’origine. Donnons un exemple : les blés de la région d’El Kala se conservaient mal s’il faut en croire un document de 1748 et un autre de 1757. On lit dans les délibérations d’une compagnie de commerce, à la date du 6 février 1748, qu’à l’approche de la nouvelle récolte, les paysans portent des blés de leurs matmûras « qui d’ordinaire sont dépéris, et qui doivent l’être davantage cette année à cause de la mauvaise récolte qui a été faite l’année dernière». Nous lisons dans un mémoire commercial daté de l’année 1757 que l’inconvénient de l’humidité des magasins d’El Kala est d’autant plus grand que les blés « viennent déjà viciées lorsqu’ils sont restés longtemps dans les matamores». Cependant, on trouve dans une lettre datée de 1710 et allant dans le sens de Desfontaines et Hamdan Khodja, que les grains, déposés dans les matamores se conservent trente ans, mais qu’ils s’échauffent dès qu’on les enterre en été.
Si l’on ne peut songer à éliminer la chaleur provoquée par l’activité biologique, la suppression totale de l’air peut se trouver réalisée dans le système des silos hermétiquement fermés. Ce sont les silos qui existaient en Algérie à l’époque ottomane que nous allons évoquer.
Diverses méthodes de stockage
Il existait diverses méthodes de stockage et de conservation en Algérie. On utilisait de grands paniers en osier, les kouffis. Le mot kouffi, du tamazight akufi peut également désigner une grande jarre servant à emmagasiner céréales, farines ou figues sèches. De grands sacs de laines, les tellis, servaient également au stockage du blé dans l’ouest du pays. Il existait, de même, diverses sortes de dépôts de blé. Les guelaâ étaient spécifiques des régions subdésertiques de l’Afrique du Nord. Ce sont des sortes de greniers fortifiés, tout à la fois magasins collectifs, lieux de marché, de réunion, de défense, et symboles de l’indépendance et de la prospérité économique de la communauté. Ces greniers fortifiés sont évoqués, par exemple, dans le beau livre de Germaine Tillon.
La matmûra, procédé le plus répandu en Algérie
D’autres formes de conservation étaient beaucoup plus répandues que les greniers fortifiés, les matmûras ( ), du verbe arabe , s’enfoncer dans la terre; ce sont des sortes de négatifs des précédents, des reliefs en creux note justement Lucette Valensi dans son livre sur les fellahs tunisiens, « des magasins souterrains », aurait dit le Britannique Shaw, qui vivait en Algérie dans la première moitié du XVIIIe siècle. « Pour conserver les blés, on les enferme dans de grandes fosses appelées matamores, creusées dans des lieux secs et élevés » écrit le botaniste Desfontaines puis, il précise : « Elles sont voûtées, très étroites à leur ouverture (…) lorsqu’elles sont pleines, on en ferme bien l’entrée avec une large pierre que l’on recouvre de terre (…) ils exigent peu de frais et ne demandent presque aucune réparation (…) ces sortes de greniers sont très utiles dans un pays où le plus grand nombre des habitants vivent sous des tentes, et où l’on est peu dans l’usage de bâtir». Ces fosses étaient déjà mentionnées par le naturaliste romain, Pline, qui a vécu de l’année 23 à l’année 79 de l’ère chrétienne et qui est l’auteur d’une monumentale encyclopédie de 37 volumes, intitulée Histoire naturelle ; à l’époque de Pline, le fond des fosses à blé était couvert de paille.
Une grande capacité de conservation
Comme les greniers fortifiés, les matmûras étaient groupés. Shaw et Desfontaines qui ont tous deux vécu au XVIIIe siècle en ont vu jusqu’à deux ou trois cents réunis dans un même lieu. Selon Lucette Valensi, chaque fosse contenait environ un qafîz de blé ou d’orge, ce qui fait en simplifiant les calculs, environ 500 à 600 kilogrammes.
Pour nous aider à visualiser ce que cela pouvait représenter, il faut imaginer une quinzaine de sacs de 30 kg, entassés dans un espace, somme toute assez réduit. En fait, nous pensons pour notre part que ces fosses étaient beaucoup plus spacieuses.
En effet, selon Shaw, le plus petit de ce que les Francs appelaient des « matamores » (par assimilation avec le personnage de la commedia dell’arte, Matamoro) pouvait contenir 400 boisseaux de blé. Si cet auteur compte en boisseaux anglais, ce qui semble être le cas lorsqu’il utilise cette mesure dans son ouvrage Voyage dans la Régence d’Alger, cela fait environ 14 500 kg par fosse et donc environ un peu moins de 500 sacs de 30 kg dans un espace beaucoup plus grand. Il faut donc imaginer ce que cela représente lorsque l’on multiplie cette quantité par celle de 200 ou 300 silos que Desfontaines et Shaw ont vu réunis. Cela pourrait paraître d’une exagération excessive, si Desfontaines n’avait pas affirmé que les fosses étaient «ordinairement assez vastes pour contenir 3 à 400 charges de blé », soit 36.000 à 48 000 kg.
Il semble bien qu’il entendait par là le contenu de chacune et non celui capitalisé des 200 à 300 matmûras réunies. L’ampleur annuelle que pouvaient atteindre les exportations de blé algérien à l’époque ottomane, alors que ce blé provenait de terroirs limités, nous conforte dans l’idée d’une grosse capacité de stockage par les tribus algériennes les plus riches et les estimations de Shaw et Desfontaines ne nous paraissent pas insensées. Les tribus utilisaient les matmûras comme moyen de conservation du blé servant à leur subsistance, mais aussi comme moyen de capitaliser un blé injecté dans le circuit marchand.
Efficacité de la matmûra
Le botaniste Desfontaines n’en a pas connu d’autres : «Ce sont les seuls greniers des Arabes», écrit-il en effet. Cet auteur ajoute qu’après avoir été entreposé, « le blé qui est à la surface germe et forme une croûte d’environ un pouce d’épaisseur, tandis que, dans le centre, il se conserve pour l’ordinaire pendant longtemps sans prendre aucune mauvaise qualité (…) le blé n’y est jamais exposé aux différentes impressions de l’air, et (…) les insectes qui le mangent, et les animaux qui le gâtent avec leurs ordures dans nos greniers, n’y sauraient pénétrer pour peu que les fosses soient bien fermées ». Auparavant, la paroi était recouverte d’un enduit qui protégeait les grains contre les rongeurs et l’humidité. Si ce soin de les avoir enfermés parfaitement secs était respecté alors le blé pouvait se conserver pendant plusieurs années. Les Italiens ont-ils imité les Algériens en important ce moyen de conservation ?
Quoi qu’il en soit, on observe le même procédé à Livourne, d’après un mémoire anonyme du XVIIIe siècle : «Les matamores de Livourne sont assez efficaces (une croûte se forme au-dessus du blé enterré, ce qui préserve ce dernier de l’air ; la croûte est formée par des particules de poussière, elle est parfois créée artificiellement par les paysans qui y répandent de la chaux qu’ils mouillent lentement, la partie supérieure de la production enterrée ne manque pas de germer, les tiges qui se forment renforcent l’effet d’étanchéité). Mais cette méthode est lente ».
Un procédé qui permet une très longue conservation
Cette capacité de longue conservation des grains favorisait le dégagement de surplus pour l’exportation. Desfontaines ayant rencontré un négociant français établi depuis plusieurs années à Alger, ce dernier lui aurait dit avoir acheté du blé renfermé pendant vingt ans dans des matmûras sans qu’il eût souffert aucun dommage ; des Algériens lui ont même assuré qu’ils en avaient conservé dans ces fosses pendant quarante années.
Selon le notable et savant algérien, Hamdan Khodja, qui a vécu de 1773 à 1842, les Kabyles de la Qal’â lui ont assuré qu’ils possédaient la manière de conserver les grains pendant plus de vingt années. Les habitants des plaines avaient également le moyen, selon le même auteur, de conserver le grain pendant plusieurs années sans qu’il soit altéré : « On trouve chez eux du blé, qui, sans exagération, a plus de cinquante ans, et je puis affirmer la vérité de ce fait qui est assez connu en Afrique », écrit-il ; il soutient en revanche que le blé de la Mitidja ne peut se conserver plus d’un an, mais est contredit par un autre témoignage de la même époque : « Le grand nombre de silos qui entourent chaque douar prouve que le blé se conserve, et la bonne qualité du pain qui se consomme à Alger est une preuve de la bonté des céréales ».
Hamdan appelle matmouri le blé qui se conserve ainsi pendant de nombreuses années. Le géographe Al-Idrissi, né à Sebta vers 1100 et mort en Sicile vers 1165 affirmait que dans chaque maison à Constantine, il y avait deux à quatre souterrains et que le blé qui y était conservé pouvait y rester un siècle sans s’altérer.
Une qualité de blé qui varie d’un terroir à l’autre
Nous sommes là en présence de performances, mais nous ne sommes pas renseignés sur les temps de conservation moyens. Ce qui est sûr, c’est que certains blés se conservaient mieux que d’autres selon le terroir d’origine. Donnons un exemple : les blés de la région d’El Kala se conservaient mal s’il faut en croire un document de 1748 et un autre de 1757. On lit dans les délibérations d’une compagnie de commerce, à la date du 6 février 1748, qu’à l’approche de la nouvelle récolte, les paysans portent des blés de leurs matmûras « qui d’ordinaire sont dépéris, et qui doivent l’être davantage cette année à cause de la mauvaise récolte qui a été faite l’année dernière». Nous lisons dans un mémoire commercial daté de l’année 1757 que l’inconvénient de l’humidité des magasins d’El Kala est d’autant plus grand que les blés « viennent déjà viciées lorsqu’ils sont restés longtemps dans les matamores». Cependant, on trouve dans une lettre datée de 1710 et allant dans le sens de Desfontaines et Hamdan Khodja, que les grains, déposés dans les matamores se conservent trente ans, mais qu’ils s’échauffent dès qu’on les enterre en été.
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