Les exportations d'esclaves en provenance d’Afrique subsaharienne remontent à la plus haute Antiquité. Au deuxième millénaire avant notre ère, les captifs noirs rentraient dans les livraisons fournies régulièrement par la Nubie au pharaon d'Égypte. L'empire de Méroé, qui lui succéda sur le Nil, poursuivit la même pratique et, au IIe siècle de notre ère, le Périple de la mer Érythrée, une espèce de guide nautique écrit par un marchand grec, faisait état d'exportations depuis la côte de Somalie (Mauny, 1968). En revanche, en ce qui concerne le commerce transsaharien, si quelques échanges s’effectuaient probablement de proche en proche par l'intermédiaire des Garamantes – ces chasseurs de Troglodytes dont parle le célèbre passage d’Hérodote (IV, 183) –, ils demeuraient insignifiants2. Ainsi, lors de la période romaine en Afrique du Nord3, rien ne permet d’étayer sérieusement quelque commerce d’importance d’une rive à l’autre du Sahara (Swanson, 1975) : ni négoce aurifère – le Soudan n’est jamais cité comme région productrice dans les textes latins –, ni trafic d’esclaves – nombreux à travailler dans les latifundia, ils provenaient des peuples sur place (Numides ou Gétuliens) –, ni achat de fauves – l’Afrique du Nord suffisait à pourvoir les jeux du cirque en bêtes sauvages4 –, ni importation d’ivoire5 – il venait principalement d’Asie et transitait par la mer Rouge et l’Égypte
Des objections puisées dans les données de la numismatique montrent de même que ni les Romains, ni les Vandales, ni les Byzantins ne disposaient des moyens nécessaires à l’organisation et à l’exploitation, à travers le Sahara, d’un commerce à longue distance. Ce dernier impliquant – aussi bien en amont qu’en aval – un contrôle direct ou indirect sur les voies d’accès. Or, dès la fin du IIIe siècle, le limes romain excluait les sites de Ghadamès, de Wârgla, de Tâmdult et de Sijilmâsa, points vitaux pour toute stratégie de commerce transsaharien ; les Barbares, de leur côté, n’occupèrent qu’une portion congrue de cette Afrique du Nord déjà rétrécie ; quant aux Byzantins, constamment en butte à la résistance berbère et en relations conflictuelles avec les tribus implantées le long des voies de communication, ils ne pouvaient compter sur aucune aide pour s’aventurer dans le Sahara (Mrabet, 1994, p. 221-222).
De fait, un commerce proprement dit implique une certaine continuité dans le temps – douze siècles pour la traite transsaharienne –, un volume assez significatif, des réseaux de transport, des points de vente au sud et des marchés de redistribution au nord, le contrôle politique enfin des espaces, des différentes aires de parcours et des entrepôts par des tribus ou des États qui en assurent la sécurité.
Jusqu’au XIIIe siècle, on peut distinguer deux périodes dans l’évolution du commerce transsaharien. D’abord, la mise en place, du début du VIIIe siècle au XIe siècle, par les Berbères ibâdites6 – principaux artisans de l’expansion du commerce à longue distance – de tous les éléments constitutifs de ce négoce avec l’ouverture de diverses voies caravanières et le contrôle des terminaux caravaniers tant au nord qu’au sud du Sahara. Pendant cette première phase, les échanges dans l’ensemble restèrent confinés au Maghreb à l’exception notable de la « filière » égypto-fâtimide (Abitbol, 1979, p. 178)7 et, dans une moindre mesure, des exportations vers al-Andalus. Simultanément, les États soudanais fournisseurs d’esclaves, d’or et d’autres produits, prirent conscience dès le début de la période de la portée décisive pour leurs économies du commerce transsaharien8. Ils se préoccupèrent alors constamment de conserver la maîtrise des transactions, afin d’éviter toute mainmise sur les échanges par les marchands venus du nord.
La deuxième période, jusqu’au milieu du XIIIe siècle, correspond à la formation des empires sunnites almoravide (1053-1147) et almohade (1147-1269)9. Dès la fin du XIe siècle ou le début du XIIe, l’Afrique intérieure se trouvait intégrée à l’économie méditerranéenne et européenne, avec l’ouverture d’une voie transcontinentale allant des rives du Sénégal et du Niger à celles du Guadalquivir et de l’Ebre au cœur de l’Espagne musulmane et d’Alméria à Gao10. Cette voie se trouvait annexée au vaste circuit commercial et culturel qui reliait toutes les régions du monde musulman entre elles : de Tanger au Soudan, de l’Égypte à la Chine en passant par la Perse, l’Inde et les îles Maldives, de la Méditerranée aux côtes de l’Océan indien… Les voyages d’Ibn Battûta, dans la première moitié du XIVe siècle, symbolisent parfaitement ce vaste circuit commercial et culturel. Mais, pour l’essentiel, il ne sera question ici que de la première période. L’installation par les marchands européens (Génois, Catalans, Pisans, Vénitiens, Marseillais…) de bases commerciales, à l’époque almohade, dans un certain nombre de ports maghrébins, de Ceuta à Tunis, introduisit une nouvelle phase du commerce circumméditerranéen11 tandis que la montée en puissance de Tlemcen12 au Maghreb central, l’arrivée des Marinides entre Taza et Fès dans la première moitié du XIIIe siècle et l’expansion de l’empire de Mâlî provoquaient une réorganisation des échanges transsahariens.
C’est donc au début du VIIIe siècle, à la suite de la conquête par les Arabes de l'Afrique du Nord et sous l’impulsion des Berbères ibâdites que le commerce transsaharien prend son essor. À cette époque, la conversion des Berbères à l’islam marque la fin de leur mise massive en esclavage : il devient de moins en moins juridiquement acceptable d’asservir ce butin devenu illicite d’un point de vue musulman et des sources alternatives doivent être trouvées afin de satisfaire l’insatiable demande orientale (Savage, 1992, p. 361). Au demeurant, le renoncement aux esclaves berbères ne se fit pas sans difficultés. Lorsqu’en 754 le gouverneur de l’Ifrîqiya, Abd-al-Rahmân b. Habîb, écrivit au calife ‘abbâsside, Abû Ja’far al-Mansûr, pour lui expliquer que l’Ifrîqiya étant devenue une terre musulmane, y faire des esclaves n’était plus possible, la lettre excita la colère du calife qui y répondit par des menaces (an-Nuwayrî in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 367).
Un auteur du IXe siècle, Zaydân, affirme que les Arabes ont d’abord envisagé les conquêtes en Afrique du Nord comme un moyen d’acquérir plus d’esclaves (Pipes, 1985, p. 168) et, de fait, lors du jihâd, le Maghreb fut considéré comme une terre de butin et de prédation, une « pépinière d’esclaves » (Ibn ‘Idhârî, 1901, I, p. 40-41, 43, 54). L’accord arabo-berbère de Barqa en Cyrénaïque, la première ville conquise au-delà de l’Égypte (643-644), initie cette politique en imposant aux Berbères de la tribu des Lawâta, non (encore) convertis, un énorme tribut (jizya) de treize mille dinars et, surtout, en permettant la convertibilité de ce tribut monétaire en esclaves. Une clause exceptionnelle, en effet, – qui ne manqua d’embarrasser par la suite les juristes – stipulait que les Lawâta, s’ils ne pouvaient réunir la somme exigée, pouvaient vendre tels de leurs fils ou filles pour s’acquitter de cette jizya (Thiry, 1995, p. 30-51).
Dès ce moment, l’ensemble de l’Afrique septentrionale fit l’objet de violences extrêmes et subit au fil des ans une véritable hémorragie humaine. En témoignent les récits des auteurs musulmans : d’après al-Mâlikî et an-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 342), lorsque Hassân Ibn an-Nu‘mân al-Ghassânî quitta l’Afrique du Nord pour rejoindre l’Orient, en 698, il emportait avec lui un butin énorme dont trente-cinq mille Berbères réduits en esclavage (Idris et Ibn Khaldûn)13. Ibn ‘Idhârî (1967, vol. I, p. 40) écrit que Mûsâ Ibn Nusayr dépêcha cinq cents cavaliers contre les Berbères de Zaghwân (au sud de Tunis) où ils firent dix mille prisonniers. Mûsâ envoya encore contre d’autres groupes berbères son fils aîné, ‘Abd Allâh, qui les défit et ramena cent mille prisonniers. Son second fils, Marwân, envoyé d’un autre côté, fit de même. An-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 343-344) ajoute que Mûsâ lui-même fit également cent mille captifs. Ces chiffres sont à l’évidence absolument fantaisistes, tandis que la mise en rapport des données d’ensemble fait apparaître de grandes discordances parmi les chroniqueurs arabes. Ainsi, Ibn Khaldûn hésite lui-même entre soixante-dix mille et cent mille captifs(Trabelsi, à paraître). En réalité, en moins de soixante-dix ans, de ‘Uqba b. Nâfi‘ à Mûsâ b. Nusayr, Mohammed Talbi affirme que ce sont au total quatre cent quinze mille Berbères qui auraient été réduits en esclavage (Talbi, 1966, p. 32). Il est vrai, selon Ibn Khaldûn (1925, I, p. 28, 215, 198), que
« Abû Muhammad, fils d’Abû Yazîd, raconte que depuis Tripoli jusqu’à Tanger, les populations berbères apostasièrent douze fois, et que l’islam ne fut solidement établi chez elles qu’après la conquête du Maghreb… ».
Des objections puisées dans les données de la numismatique montrent de même que ni les Romains, ni les Vandales, ni les Byzantins ne disposaient des moyens nécessaires à l’organisation et à l’exploitation, à travers le Sahara, d’un commerce à longue distance. Ce dernier impliquant – aussi bien en amont qu’en aval – un contrôle direct ou indirect sur les voies d’accès. Or, dès la fin du IIIe siècle, le limes romain excluait les sites de Ghadamès, de Wârgla, de Tâmdult et de Sijilmâsa, points vitaux pour toute stratégie de commerce transsaharien ; les Barbares, de leur côté, n’occupèrent qu’une portion congrue de cette Afrique du Nord déjà rétrécie ; quant aux Byzantins, constamment en butte à la résistance berbère et en relations conflictuelles avec les tribus implantées le long des voies de communication, ils ne pouvaient compter sur aucune aide pour s’aventurer dans le Sahara (Mrabet, 1994, p. 221-222).
De fait, un commerce proprement dit implique une certaine continuité dans le temps – douze siècles pour la traite transsaharienne –, un volume assez significatif, des réseaux de transport, des points de vente au sud et des marchés de redistribution au nord, le contrôle politique enfin des espaces, des différentes aires de parcours et des entrepôts par des tribus ou des États qui en assurent la sécurité.
Jusqu’au XIIIe siècle, on peut distinguer deux périodes dans l’évolution du commerce transsaharien. D’abord, la mise en place, du début du VIIIe siècle au XIe siècle, par les Berbères ibâdites6 – principaux artisans de l’expansion du commerce à longue distance – de tous les éléments constitutifs de ce négoce avec l’ouverture de diverses voies caravanières et le contrôle des terminaux caravaniers tant au nord qu’au sud du Sahara. Pendant cette première phase, les échanges dans l’ensemble restèrent confinés au Maghreb à l’exception notable de la « filière » égypto-fâtimide (Abitbol, 1979, p. 178)7 et, dans une moindre mesure, des exportations vers al-Andalus. Simultanément, les États soudanais fournisseurs d’esclaves, d’or et d’autres produits, prirent conscience dès le début de la période de la portée décisive pour leurs économies du commerce transsaharien8. Ils se préoccupèrent alors constamment de conserver la maîtrise des transactions, afin d’éviter toute mainmise sur les échanges par les marchands venus du nord.
La deuxième période, jusqu’au milieu du XIIIe siècle, correspond à la formation des empires sunnites almoravide (1053-1147) et almohade (1147-1269)9. Dès la fin du XIe siècle ou le début du XIIe, l’Afrique intérieure se trouvait intégrée à l’économie méditerranéenne et européenne, avec l’ouverture d’une voie transcontinentale allant des rives du Sénégal et du Niger à celles du Guadalquivir et de l’Ebre au cœur de l’Espagne musulmane et d’Alméria à Gao10. Cette voie se trouvait annexée au vaste circuit commercial et culturel qui reliait toutes les régions du monde musulman entre elles : de Tanger au Soudan, de l’Égypte à la Chine en passant par la Perse, l’Inde et les îles Maldives, de la Méditerranée aux côtes de l’Océan indien… Les voyages d’Ibn Battûta, dans la première moitié du XIVe siècle, symbolisent parfaitement ce vaste circuit commercial et culturel. Mais, pour l’essentiel, il ne sera question ici que de la première période. L’installation par les marchands européens (Génois, Catalans, Pisans, Vénitiens, Marseillais…) de bases commerciales, à l’époque almohade, dans un certain nombre de ports maghrébins, de Ceuta à Tunis, introduisit une nouvelle phase du commerce circumméditerranéen11 tandis que la montée en puissance de Tlemcen12 au Maghreb central, l’arrivée des Marinides entre Taza et Fès dans la première moitié du XIIIe siècle et l’expansion de l’empire de Mâlî provoquaient une réorganisation des échanges transsahariens.
C’est donc au début du VIIIe siècle, à la suite de la conquête par les Arabes de l'Afrique du Nord et sous l’impulsion des Berbères ibâdites que le commerce transsaharien prend son essor. À cette époque, la conversion des Berbères à l’islam marque la fin de leur mise massive en esclavage : il devient de moins en moins juridiquement acceptable d’asservir ce butin devenu illicite d’un point de vue musulman et des sources alternatives doivent être trouvées afin de satisfaire l’insatiable demande orientale (Savage, 1992, p. 361). Au demeurant, le renoncement aux esclaves berbères ne se fit pas sans difficultés. Lorsqu’en 754 le gouverneur de l’Ifrîqiya, Abd-al-Rahmân b. Habîb, écrivit au calife ‘abbâsside, Abû Ja’far al-Mansûr, pour lui expliquer que l’Ifrîqiya étant devenue une terre musulmane, y faire des esclaves n’était plus possible, la lettre excita la colère du calife qui y répondit par des menaces (an-Nuwayrî in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 367).
Un auteur du IXe siècle, Zaydân, affirme que les Arabes ont d’abord envisagé les conquêtes en Afrique du Nord comme un moyen d’acquérir plus d’esclaves (Pipes, 1985, p. 168) et, de fait, lors du jihâd, le Maghreb fut considéré comme une terre de butin et de prédation, une « pépinière d’esclaves » (Ibn ‘Idhârî, 1901, I, p. 40-41, 43, 54). L’accord arabo-berbère de Barqa en Cyrénaïque, la première ville conquise au-delà de l’Égypte (643-644), initie cette politique en imposant aux Berbères de la tribu des Lawâta, non (encore) convertis, un énorme tribut (jizya) de treize mille dinars et, surtout, en permettant la convertibilité de ce tribut monétaire en esclaves. Une clause exceptionnelle, en effet, – qui ne manqua d’embarrasser par la suite les juristes – stipulait que les Lawâta, s’ils ne pouvaient réunir la somme exigée, pouvaient vendre tels de leurs fils ou filles pour s’acquitter de cette jizya (Thiry, 1995, p. 30-51).
Dès ce moment, l’ensemble de l’Afrique septentrionale fit l’objet de violences extrêmes et subit au fil des ans une véritable hémorragie humaine. En témoignent les récits des auteurs musulmans : d’après al-Mâlikî et an-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 342), lorsque Hassân Ibn an-Nu‘mân al-Ghassânî quitta l’Afrique du Nord pour rejoindre l’Orient, en 698, il emportait avec lui un butin énorme dont trente-cinq mille Berbères réduits en esclavage (Idris et Ibn Khaldûn)13. Ibn ‘Idhârî (1967, vol. I, p. 40) écrit que Mûsâ Ibn Nusayr dépêcha cinq cents cavaliers contre les Berbères de Zaghwân (au sud de Tunis) où ils firent dix mille prisonniers. Mûsâ envoya encore contre d’autres groupes berbères son fils aîné, ‘Abd Allâh, qui les défit et ramena cent mille prisonniers. Son second fils, Marwân, envoyé d’un autre côté, fit de même. An-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 343-344) ajoute que Mûsâ lui-même fit également cent mille captifs. Ces chiffres sont à l’évidence absolument fantaisistes, tandis que la mise en rapport des données d’ensemble fait apparaître de grandes discordances parmi les chroniqueurs arabes. Ainsi, Ibn Khaldûn hésite lui-même entre soixante-dix mille et cent mille captifs(Trabelsi, à paraître). En réalité, en moins de soixante-dix ans, de ‘Uqba b. Nâfi‘ à Mûsâ b. Nusayr, Mohammed Talbi affirme que ce sont au total quatre cent quinze mille Berbères qui auraient été réduits en esclavage (Talbi, 1966, p. 32). Il est vrai, selon Ibn Khaldûn (1925, I, p. 28, 215, 198), que
« Abû Muhammad, fils d’Abû Yazîd, raconte que depuis Tripoli jusqu’à Tanger, les populations berbères apostasièrent douze fois, et que l’islam ne fut solidement établi chez elles qu’après la conquête du Maghreb… ».
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