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Les réseaux transsahariens de la traite de l’or et des esclaves au haut Moyen Âge : VIIIe-XIe siècle

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  • Les réseaux transsahariens de la traite de l’or et des esclaves au haut Moyen Âge : VIIIe-XIe siècle

    Les exportations d'esclaves en provenance d’Afrique subsaharienne remontent à la plus haute Antiquité. Au deuxième millénaire avant notre ère, les captifs noirs rentraient dans les livraisons fournies régulièrement par la Nubie au pharaon d'Égypte. L'empire de Méroé, qui lui succéda sur le Nil, poursuivit la même pratique et, au IIe siècle de notre ère, le Périple de la mer Érythrée, une espèce de guide nautique écrit par un marchand grec, faisait état d'exportations depuis la côte de Somalie (Mauny, 1968). En revanche, en ce qui concerne le commerce transsaharien, si quelques échanges s’effectuaient probablement de proche en proche par l'intermédiaire des Garamantes – ces chasseurs de Troglodytes dont parle le célèbre passage d’Hérodote (IV, 183) –, ils demeuraient insignifiants2. Ainsi, lors de la période romaine en Afrique du Nord3, rien ne permet d’étayer sérieusement quelque commerce d’importance d’une rive à l’autre du Sahara (Swanson, 1975) : ni négoce aurifère – le Soudan n’est jamais cité comme région productrice dans les textes latins –, ni trafic d’esclaves – nombreux à travailler dans les latifundia, ils provenaient des peuples sur place (Numides ou Gétuliens) –, ni achat de fauves – l’Afrique du Nord suffisait à pourvoir les jeux du cirque en bêtes sauvages4 –, ni importation d’ivoire5 – il venait principalement d’Asie et transitait par la mer Rouge et l’Égypte

    Des objections puisées dans les données de la numismatique montrent de même que ni les Romains, ni les Vandales, ni les Byzantins ne disposaient des moyens nécessaires à l’organisation et à l’exploitation, à travers le Sahara, d’un commerce à longue distance. Ce dernier impliquant – aussi bien en amont qu’en aval – un contrôle direct ou indirect sur les voies d’accès. Or, dès la fin du IIIe siècle, le limes romain excluait les sites de Ghadamès, de Wârgla, de Tâmdult et de Sijilmâsa, points vitaux pour toute stratégie de commerce transsaharien ; les Barbares, de leur côté, n’occupèrent qu’une portion congrue de cette Afrique du Nord déjà rétrécie ; quant aux Byzantins, constamment en butte à la résistance berbère et en relations conflictuelles avec les tribus implantées le long des voies de communication, ils ne pouvaient compter sur aucune aide pour s’aventurer dans le Sahara (Mrabet, 1994, p. 221-222).

    De fait, un commerce proprement dit implique une certaine continuité dans le temps – douze siècles pour la traite transsaharienne –, un volume assez significatif, des réseaux de transport, des points de vente au sud et des marchés de redistribution au nord, le contrôle politique enfin des espaces, des différentes aires de parcours et des entrepôts par des tribus ou des États qui en assurent la sécurité.

    Jusqu’au XIIIe siècle, on peut distinguer deux périodes dans l’évolution du commerce transsaharien. D’abord, la mise en place, du début du VIIIe siècle au XIe siècle, par les Berbères ibâdites6 – principaux artisans de l’expansion du commerce à longue distance – de tous les éléments constitutifs de ce négoce avec l’ouverture de diverses voies caravanières et le contrôle des terminaux caravaniers tant au nord qu’au sud du Sahara. Pendant cette première phase, les échanges dans l’ensemble restèrent confinés au Maghreb à l’exception notable de la « filière » égypto-fâtimide (Abitbol, 1979, p. 178)7 et, dans une moindre mesure, des exportations vers al-Andalus. Simultanément, les États soudanais fournisseurs d’esclaves, d’or et d’autres produits, prirent conscience dès le début de la période de la portée décisive pour leurs économies du commerce transsaharien8. Ils se préoccupèrent alors constamment de conserver la maîtrise des transactions, afin d’éviter toute mainmise sur les échanges par les marchands venus du nord.

    La deuxième période, jusqu’au milieu du XIIIe siècle, correspond à la formation des empires sunnites almoravide (1053-1147) et almohade (1147-1269)9. Dès la fin du XIe siècle ou le début du XIIe, l’Afrique intérieure se trouvait intégrée à l’économie méditerranéenne et européenne, avec l’ouverture d’une voie transcontinentale allant des rives du Sénégal et du Niger à celles du Guadalquivir et de l’Ebre au cœur de l’Espagne musulmane et d’Alméria à Gao10. Cette voie se trouvait annexée au vaste circuit commercial et culturel qui reliait toutes les régions du monde musulman entre elles : de Tanger au Soudan, de l’Égypte à la Chine en passant par la Perse, l’Inde et les îles Maldives, de la Méditerranée aux côtes de l’Océan indien… Les voyages d’Ibn Battûta, dans la première moitié du XIVe siècle, symbolisent parfaitement ce vaste circuit commercial et culturel. Mais, pour l’essentiel, il ne sera question ici que de la première période. L’installation par les marchands européens (Génois, Catalans, Pisans, Vénitiens, Marseillais…) de bases commerciales, à l’époque almohade, dans un certain nombre de ports maghrébins, de Ceuta à Tunis, introduisit une nouvelle phase du commerce circumméditerranéen11 tandis que la montée en puissance de Tlemcen12 au Maghreb central, l’arrivée des Marinides entre Taza et Fès dans la première moitié du XIIIe siècle et l’expansion de l’empire de Mâlî provoquaient une réorganisation des échanges transsahariens.
    C’est donc au début du VIIIe siècle, à la suite de la conquête par les Arabes de l'Afrique du Nord et sous l’impulsion des Berbères ibâdites que le commerce transsaharien prend son essor. À cette époque, la conversion des Berbères à l’islam marque la fin de leur mise massive en esclavage : il devient de moins en moins juridiquement acceptable d’asservir ce butin devenu illicite d’un point de vue musulman et des sources alternatives doivent être trouvées afin de satisfaire l’insatiable demande orientale (Savage, 1992, p. 361). Au demeurant, le renoncement aux esclaves berbères ne se fit pas sans difficultés. Lorsqu’en 754 le gouverneur de l’Ifrîqiya, Abd-al-Rahmân b. Habîb, écrivit au calife ‘abbâsside, Abû Ja’far al-Mansûr, pour lui expliquer que l’Ifrîqiya étant devenue une terre musulmane, y faire des esclaves n’était plus possible, la lettre excita la colère du calife qui y répondit par des menaces (an-Nuwayrî in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 367).

    Un auteur du IXe siècle, Zaydân, affirme que les Arabes ont d’abord envisagé les conquêtes en Afrique du Nord comme un moyen d’acquérir plus d’esclaves (Pipes, 1985, p. 168) et, de fait, lors du jihâd, le Maghreb fut considéré comme une terre de butin et de prédation, une « pépinière d’esclaves » (Ibn ‘Idhârî, 1901, I, p. 40-41, 43, 54). L’accord arabo-berbère de Barqa en Cyrénaïque, la première ville conquise au-delà de l’Égypte (643-644), initie cette politique en imposant aux Berbères de la tribu des Lawâta, non (encore) convertis, un énorme tribut (jizya) de treize mille dinars et, surtout, en permettant la convertibilité de ce tribut monétaire en esclaves. Une clause exceptionnelle, en effet, – qui ne manqua d’embarrasser par la suite les juristes – stipulait que les Lawâta, s’ils ne pouvaient réunir la somme exigée, pouvaient vendre tels de leurs fils ou filles pour s’acquitter de cette jizya (Thiry, 1995, p. 30-51).

    Dès ce moment, l’ensemble de l’Afrique septentrionale fit l’objet de violences extrêmes et subit au fil des ans une véritable hémorragie humaine. En témoignent les récits des auteurs musulmans : d’après al-Mâlikî et an-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 342), lorsque Hassân Ibn an-Nu‘mân al-Ghassânî quitta l’Afrique du Nord pour rejoindre l’Orient, en 698, il emportait avec lui un butin énorme dont trente-cinq mille Berbères réduits en esclavage (Idris et Ibn Khaldûn)13. Ibn ‘Idhârî (1967, vol. I, p. 40) écrit que Mûsâ Ibn Nusayr dépêcha cinq cents cavaliers contre les Berbères de Zaghwân (au sud de Tunis) où ils firent dix mille prisonniers. Mûsâ envoya encore contre d’autres groupes berbères son fils aîné, ‘Abd Allâh, qui les défit et ramena cent mille prisonniers. Son second fils, Marwân, envoyé d’un autre côté, fit de même. An-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 343-344) ajoute que Mûsâ lui-même fit également cent mille captifs. Ces chiffres sont à l’évidence absolument fantaisistes, tandis que la mise en rapport des données d’ensemble fait apparaître de grandes discordances parmi les chroniqueurs arabes. Ainsi, Ibn Khaldûn hésite lui-même entre soixante-dix mille et cent mille captifs(Trabelsi, à paraître). En réalité, en moins de soixante-dix ans, de ‘Uqba b. Nâfi‘ à Mûsâ b. Nusayr, Mohammed Talbi affirme que ce sont au total quatre cent quinze mille Berbères qui auraient été réduits en esclavage (Talbi, 1966, p. 32). Il est vrai, selon Ibn Khaldûn (1925, I, p. 28, 215, 198), que

    « Abû Muhammad, fils d’Abû Yazîd, raconte que depuis Tripoli jusqu’à Tanger, les populations berbères apostasièrent douze fois, et que l’islam ne fut solidement établi chez elles qu’après la conquête du Maghreb… ».
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  • #2
    Mais la résistance acharnée des Berbères n’explique pas seule une œuvre de pacification si longue et si pénible (Thiry, 1995, p. 44). Robert Brunschvig (1942-1947, VI, p. 137) a montré à propos d’un récit de l’historien ‘Abd al-Hakam comment celui-ci avait justifié de manière apocryphe la mise en esclavage de Berbères musulmans par ‘Uqba b. Nâfi‘. Par la suite, la prise d’esclaves parmi les populations berbères fut autant la cause de leurs révoltes que le produit d’une chasse délibérée afin de satisfaire la demande umayyâde puis ‘abbâsside en esclaves, en particulier en jeunes filles berbères jawârî, réputées d’une beauté sans pareille14. En définitive, des témoignages montrent comment de fausses accusations d’apostasie justifièrent les asservissements (Savage, 1992, p. 361).
    Ces assujettissements s’effectuaient d’autant plus facilement que les Arabes, selon Al-Muqaddasî (1950, p. 59), méprisaient chez les Berbères des gens « avares et durs », à la langue « incompréhensible15 » et que, au moins jusqu’au Xe siècle, ils étaient classés parmi les descendants de Cham et considérés comme des Noirs (Botte, 2010, p. 44). Des hadîths fabriqués pour la circonstance véhiculaient volontiers ces préjugés :

    « On rapporte que le Prophète – que la Bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui ! – a dit : “Il n’existe pas sous les cieux ni sur terre de plus méchantes créatures que les Berbères. Quand même je n’aurais rien à donner en aumône dans la voie de Dieu, si ce n’est la poignée de mon fouet, il me serait encore plus agréable de donner cette poignée plutôt que d’affranchir un Berbère”16. »


    Finalement, une fois taries les sources maghrébines d’esclaves en raison de la conversion des Berbères à l’islam, les marchands vont commencer à subvenir aux besoins en main-d’œuvre servile par la fourniture d’esclaves noirs subsahariens en remplacement des Berbères. Or, ce sont les Berbères eux-mêmes qui saisirent l’opportunité de faire venir des esclaves du Bilâd as-Sûdân ou « Pays des Noirs », nouvelle source d’approvisionnement qui vint s’ajouter au commerce déjà existant des Nubiens, des Éthiopiens, des Somalis et des Zanjs de la côte orientale d’Afrique. Le commerce transsaharien des esclaves, de l’or et des autres produits devint ainsi, à partir du milieu du VIIIe siècle, un quasi-monopole des Berbères khârijites ibâdites qui transformèrent leur statut antérieur d’esclaves potentiels en celui d’esclavagistes (Savage, 1992, p. 351).

    Cette traite va leur permettre de répondre à la demande de plus en plus considérable suscitée par le monde musulman en expansion. Les communications transsahariennes et les échanges seront rendus possibles par la généralisation du dromadaire aux IIIe et IVe siècles17 : plus résistant aux rigueurs du désert, il remplace le cheval. La diffusion de cet animal favorisait, en effet, un élevage qui fournissait la viande, le lait, le poil et le cuir et rendait ainsi les nomades extrêmement autonomes et mobiles. En ce qui concerne le trafic caravanier, le dromadaire, d’une sobriété surprenante grâce à l’« eau métabolique » secrétée par son organisme, correspondait parfaitement aux exigences d’un commerce pondéreux à longue distance puisqu’il permettait aux marchands de couvrir avec cette bête de somme des espaces arides d’une longueur nord-sud de 1 500 à 2 000 km. Il fallait également des relais dans les oasis et des pistes jalonnées de points d’eau. Or, les Berbères, à la fois marchands et armateurs de caravanes, convoyeurs spécialisés, maîtres des oasis-relais, contrôleurs des régions traversées et des terminaux caravaniers maîtrisaient toute la chaîne du commerce transsaharien.
    Enfin, la diffusion de la commandite (qirâd), moyen habile pour contourner l’interdiction coranique de l’usure, constituait un instrument bien adapté au commerce à longue distance18, facilitait la mobilisation des capitaux et l’association entre différents partenaires : des membres d’une même famille, des coreligionnaires installés à différentes étapes des voies caravanières et, fréquemment aussi, des musulmans et des juifs19.

    Voici, par exemple, un des très rares textes qui nous soit parvenu concernant une commandite en relation avec le commerce transsaharien. Cet écrit révèle au passage le long séjour effectué au Bilâd as-Sûdân par un commerçant et le fait, courant à cette époque, de se marier localement, généralement avec une esclave20. Il s’agit avec ce texte d’une fatwâ d’al-Qabîsî (m. 1012) – il dirigea l’école mâlikite kairouanaise – consulté au sujet d’un quidam en ayant commandité un autre pour aller à Tâdmekka, comme le stipule le contrat établit entre eux devant témoins. L’agent (‘âmil) part à Tâdmekka mais de là il se rend à Ghâna, puis à Âwdâghust où il se marie et a des enfants. Il y demeure onze ans, s’endette, et le qâdî d’Âwdâghust vend ses biens pour en répartir le montant entre les créanciers. Or, le commanditaire revendique le droit de concourir avec ces derniers. Dans sa réponse, Al-Qabîsî indique que le commanditaire peut concourir avec les créanciers de l’agent en question. Surtout, il réprouve la nature du commerce transsaharien21 : l’agent n’a pas respecté les consignes qui lui ont été données ; mais, de toute façon, vu les risques courus, on ne doit pas conclure de qirâd pour le Soudan (al-Mi‘yâr, 1981, t. IX, p. 116 ; Lagardère, 1995, p. 382, n° 28).

    Par ailleurs, Ibn Hawqal, dans un passage bien connu (1964, p. 58, 97-98), indique avoir vu une reconnaissance de dettes pour la somme inouïe de 42 000 dinars, contresignée par les témoins instrumentaires, de la part d’un commerçant de Sijilmâsa, Muhammad Ibn Abû Sa’dûn, résidant à Âwdâghust, à l’égard d’un autre Sijilmâsien. Ce dernier, Abû Ishâq Ibrâhîm, bénéficiaire de ladite reconnaissance, était connu sous le nom de Faragha Shugluhu (« quelqu’un qui a fini d’accomplir ses affaires »). Ce surnom permet de penser qu’il s’agit d’un homme riche, retiré des affaires et plaçant ses capitaux, probablement dans un contrat de qirâd (Devisse, 1970, p. 113). Plus tardivement, au XIIe siècle, al-Idrîsi relève que les notables de Kâw-Kâw (Gao), des Sûdân par conséquent, fréquentent les commerçants étrangers (Berbères), s’associent à leurs entreprises commerciales et investissent de l’argent dans leurs marchandises contre rétribution (al-muqârida).

    Les acteurs du commerce

    Le statut religieux des Berbères d’Afrique du Nord revêt une extrême importance dans la mise en place du système caravanier. La plupart rejetèrent le sunnisme auquel ils avaient d’abord adhéré pour se rallier au khârijisme (de kharaja, « sortir », sous-entendu de la vraie religion), le plus ancien mouvement politico-religieux de l’islam né d’une controverse sur la légitimité du califat à l’époque d’‘Alî. Les khârijites insistaient sur la liberté de choix de tout musulman pour la nomination du calife ; ils s’opposaient ainsi aux visées politiques de la famille de Muhammad. L’une de leurs doctrines principales, en effet, concernait l’imâmat, c’est-à-dire la dévolution du pouvoir. Ils réfutaient toute prérogative généalogique exclusive pour prétendre au califat, soit des lignées kuraysh en général (sunnites), soit de celle d’‘Alî en particulier (shî‘ite). Les khârijites professaient également l’égalité ethnique devant la foi : tout musulman, arabe ou non arabe, quelle que fût sa condition sociale22, pouvait être élu à la tête de la communauté s’il possédait les qualités requises : piété, rigueur morale, savoir religieux et vie pieuse, ardeur au travail. C’est d’ailleurs ainsi que tout khârijite méritait son salut. L’oisiveté et la prodigalité étaient condamnées.

    Les khârijites ne tardèrent pas à se fragmenter en de nombreuses sous-sectes ; les hérésiographes n’en comptent pas moins d’une vingtaine, aux conceptions divergentes mi-politiques, mi-théologiques. Au Maghreb et au Sahara23, plusieurs d’entre elles trouvèrent un terrain accueillant à leurs doctrines parmi les Berbères, en particulier au sein de la grande famille zanâta, mécontents du régime d’oppression des Umayyâdes (661-750) (Lewicki, 1958) : les ibâdites24 – la branche la plus nombreuse et la plus modérée –, les nukkârites (« Renieurs ») – qui organisèrent l’imâmat dissident de Tâhert – et les sûfrites – qui fondèrent (757-758) la principauté théocratique de Sidjilmâsa (Berbères miknâsa) et contrôlèrent ainsi tout le commerce transsaharien de la voie occidentale jusqu’au milieu du Xe siècle25. Ces deux États échappèrent à l’autorité du gouvernement central ‘abbâsside (750-1258) comme à celui des gouverneurs aghlabîdes de l’Ifrîqiya jusqu’à leur destruction, au Xe siècle, par les Fâtimides. Pendant près de trois siècles, les ibâdites dominèrent un territoire immense, monopolisant le commerce du Sûdân, des esclaves et de l’or, avec le monde musulman méditerranéen. De leur côté, les Berbères sahariens sanhâja (Lamtûna, Massûfa et Ghuddâla), musulmans, mais seulement de nom, dès le VIIIe siècle26, ne devinrent orthodoxes que vers le milieu du XIe siècle lors de la propagande almoravide.
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    • #3
      Aujourd’hui, les ibâdites se trouvent encore au Mzâb et à Wârgla, dans l’île de Djerba27, en Tripolitaine (Jabal Nafûsa et Zwâgha) ainsi qu’à ‘Umân et à Zanzibar. Les tendances démocratiques des khârijites, en particulier le principe d’égalité de tous les croyants, leur « calvinisme islamique » selon le mot de Dozy, entraient en résonance avec les structures sociales berbères et leurs traditions démocratiques et égalitaires28. C’est pourquoi la lutte des Berbères contre l’oppression politique et fiscale d’une bureaucratie étrangère ne prit pas la forme d’une résistance militaire, mais se traduisit de manière bien plus redoutable par leur adhésion massive à l’islam khârijisme. Bref, par le « refus dans la foi » (Thiry, 1995, p. 128) en tant qu’« arme idéologique » de résistance populaire contre la domination arabe orthodoxe et les califes umayyâdes puis ‘abbâssides.
      Il aura fallu soixante-dix-sept ans aux Arabes pour islamiser l’Afrique du Nord : de la conquête de Barqa (643) à l’adoption en masse de l’islam par les Berbères (entre 718-720), quatre-vingt-douze jusqu’à la conquête définitive du Sûs al-Aqsâ (735). Or, la révolte berbère khârijite de Tanger, à l’appel d’un ancien vendeur d’eau sûfrite, Meysara as-Saqqâ Madghûri, qui embrasa l’Afrique du Nord presque tout entière29, eut lieu dès 739-740 (Ibn al-Athîr, 1897, p. 185 ; Ibn ‘Abd al-Hakam, 1948, p. 125).
      Les révoltés tuèrent le gouverneur de Tanger, ‘Umar Ibn ‘Abd Allâh, qui avait décidé de prélever le quint sur les Berbères islamisés pour en faire des esclaves30. Jusqu’alors, seuls ceux qui n’avaient pas répondu à l’appel de l’islam étaient frappés par une telle mesure. C’est à la suite de la dissidence khârijite au Maghreb que les Nafûsa, farouches opposants aux envahisseurs arabes, abandonnèrent le christianisme31 pour se convertir aux doctrines ibâdites (Lewicki, 1955, p. 54-55). Ces populations anciennement donatistes, comme celles du Jarîd et du Nafzâwa, rejoignirent d’autant plus facilement le combat des khârijites que les deux doctrines professaient des valeurs communes : égalité sociale, rigorisme religieux, droit de démettre celui qui dirige la communauté s’il est indigne et un même rejet de la religion officielle et de maîtres du pays venus de l’étranger (Prévost, 2007, p. 468). Par ailleurs, sous les premiers imâms rustumides de nombreux commerçants d’origine romane et chrétienne, les ‘Agham des sources arabes, jouèrent un rôle notable à Tâhert32, en particulier dans le négoce transsaharien. À la chute de cet émirat, certains d’entre eux accompagnèrent l’imâm à Wârgla (id., p. 465-466), plaque tournante du commerce transsaharien central et oriental.
      On assiste donc avec les Berbères khârijites à la constitution d’une grande ligne de rocade du commerce ou, sur le plan religieux, d’un vaste « écran schismatique » grâce à la création de grandes cités commerciales : Zawîla dans le Fâzzan, Wârgla, Tâhert, Sijilmâsa, etc. Cet « écran schismatique » s’inscrit dans une stratégie de contrôle des axes caravaniers, stratégie pour laquelle le peuplement des régions est indispensable. C’est ainsi que le mouvement social berbère qui se cristallise dans un chapelet de villes-États et de principautés ethno-religieuses « devait trouver dans le commerce avec le Soudan, notamment celui des esclaves, la base économique de sa survie et de son indépendance » (Abitbol, 1979, p. 178). Il y a là d’ailleurs une certaine ironie alors que la secte est fondée sur la croyance en l’égalité des hommes devant Dieu quelle que soit leur race. Mais, évidemment, cela ne concernait que les seuls musulmans et autorisait, par conséquent, la mise en esclavage des païens et autres mécréants africains.
      La fusion entre les missionnaires khârijite venus d’Orient (Arabes, Persans…) et les Berbères convertis à l’ibâdisme incorporait tous les éléments pour le succès d’un réseau de commerce à longue distance grâce à l’expertise commerciale khârijite associée à la maîtrise des itinéraires par les tribus berbères et la connaissance des points d’eau par les conducteurs de caravanes, comme les Massûfa (des non ibâdites), qui avaient un quasi-monopole sur des itinéraires donnés.

      Les Massûfa détenaient également la mine de sel de Tâghazza – principal produit d’échange contre l’or et les esclaves –, exploitée par leurs esclaves, avant d’en être dépossédés par les Berabîsh au IXe siècle. Dans la partie méridionale de l’actuelle Mauritanie, une autre tribu sanhâja, les Ghuddâla, contrôlait la mine de sel d’Awlîl sur le littoral du Trarza33. Le minéral débité en barres, seule forme sous laquelle le sel gemme pouvait supporter sans grandes pertes pour les convoyeurs et les marchands les aléas d’un transport terrestre par caravanes – signalé au XIe siècle par al-Bakrî – ou par barques – décrit plus tard par al-Idrîsî (Robert-Chaleix, 1991) –, parvenait ainsi sans déchets appréciables jusqu’aux marchés des zones pluvieuses du sud. Du côté des pistes orientales, le Kawâr possédait plusieurs sites producteurs de sel dévolus au commerce avec les pays soudanais (Lange et Berthoud, 1977, p. 28 et suiv.). Dans la première moitié du XIe siècle cependant le sel de Tâghazza se substitue progressivement à celui d’Awlîl car le chargement de cette marchandise à Awlîl imposait un important détour aux caravanes venues du nord. Le commerce désormais se réorganise et se déplace vers l’est pour suivre un axe caravanier qui favorise les marchés du Tuwât (Bûdâ34) et de Tawdenni, entraînant le déclin du terminal d’Âwdâghust au profit de celui de Walâta (fondée en 1224) et l’abandon d’une partie de la piste de l’ouest (Devisse, 1972, p. 60-61). Walâta, carrefour fréquenté par les commerçants, tête de pont pour tout trafic avec l’Ouest du Bilâd as-Sûdân, étape obligée pour les pèlerins se rendant aux lieux saints joua dès lors un rôle véritablement « international » (Cuoq, 1984, p. 90).
      Simultanément, lors de la mise en place des faisceaux des routes transsahariennes, on constate qu’une chaîne ininterrompue de communautés juives épousait presque parfaitement l’arc schismatique ibâdite. Ces communautés juives s’égrenaient du Maghreb septentrional jusque sur les rivages du Sahara : à Biskra, dans le Tuwât, à Tuggûrt et Wârgla, dans les régions prédésertiques du sud tunisien et de la Tripolitaine (Ghadamès abritait une vieille communauté juive), à Ifrane dans l’Anti-Atlas où vivait une des plus vieilles communautés juives de la région35, etc. On trouvait, enfin, des juifs au cœur du Tâfîlâlt, dans la ville de Sijilmâsa, véritable centre commercial juif, une cité disputée tout au long du Moyen Âge par tous les pouvoirs maghrébins.
      Ces communautés se trouvaient souvent implantées dans les localités les plus excentrées, au débouché des grandes pistes caravanières et au cœur du dispositif commercial même si les Juifs ne traversaient pas le Sahara (sauf ceux du Tuwât qui y vivaient). Les Juifs contrôlaient une partie du marché de l’or et s’intéressaient tout autant à la plupart des biens en circulation dans le commerce transsaharien, puisque la non-spécialisation dans telle ou telle marchandise était la règle au Moyen Âge. Les documents de la Geniza du Caire36 publiés par Goitein illustrent les opérations de ce réseau fondé sur des liens religieux et de parenté entre les ports caravaniers en bordure du désert et la Méditerranée37. Des relations personnelles entre des partenaires à Alméria, Fès et Sijilmâsa pour l’une des routes et entre Fustât [Le Caire], Kayrawân et Sijilmâsa, pour l’autre, aidaient à résoudre les problèmes de crédit et de confiance (Levtzion, 1982, p. 256).
      En ce qui concerne les origines possibles des Juifs des régions nord-sahariennes et sahariennes, leur dispersion et leur multiplication, l’impossibilité pour les historiens à donner consistance à aucune des différentes hypothèses expliquant leur présence en Afrique du Nord : dispersion des dix tribus formant l’ancien royaume d’Israël ; arrivée d’Hébreux lors de la fondation des villes phéniciennes ; immigration forcée de juifs en Égypte et en Cyrénaïque sous la dynastie grecque des Lagides (vers 320 avant notre ère) ; immigration de juifs en Arabie, puis au Yémen puis en Éthiopie et expansion vers le Sahara ; déportation par Titus, en 70, lors de la destruction de Jérusalem, de juifs palestiniens en Libye et à Cyrène ; etc.38, toutes ces hypothèses – ou ce « mensonge sociologique » pour reprendre l’expression de Sahlins39 – traduisent le fait qu’il n’y eut jamais de migration de juifs palestiniens vers l’Afrique du Nord (Wexler, 1996, p. 35-36). Comme pour la conversion au judaïsme des Khazars de la Basse Volga au VIIIe siècle (Sand, 2008, p. 296-332) – bien connus des auteurs arabes40 – il faut conclure à une conversion massive des Berbères par des Juifs prosélytes41. Selon Lewicki (1990, p. 329), la judaïsation des Berbères sahariens « commença probablement » au IIe siècle de notre ère. Elle fut la conséquence du massacre de milliers de Grecs en Cyrénaïque (en 115) par les Juifs, suivis de la répression romaine ordonnée par Trajan (118) et de la dispersion des survivants juifs vers le Jebal Nefûsa. De fait, Jacob Oliel (1994, p. 162) signale les premières arrivées de Berbères judaïsés au Touat en l’an 13242 où ils construisirent, en 517, à Tamentît, la première synagogue43.
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      • #4
        Pour Gabriel Camps (1982, p. 66), « la liaison entre les Juifs maghrébins et les Berbères principalement zénètes […] paraît donc indéniable ». C’est de Cyrénaïque et de Tripolitaine que « vinrent nécessairement les ferments sinon les groupes qui contribuèrent à judaïser une partie de la population des régions prédésertiques du Maghreb ». Et le vecteur principal de cette judaïsation fut l’apparition, à la fin du Ve siècle, des groupes chameliers des nomades zenâta. On sait, par ailleurs, que les auteurs arabes s’accordent pour donner une origine orientale (cananéenne ou himyarite) aux Berbères44 ; ainsi, Ibn Khaldûn (1925, I, p. 208-209) rapporte qu’« une partie des Berbères professait le judaïsme, religion qu’ils avaient reçue de leurs puissants voisins, les Israélites de la Syrie ».
        Quoi qu’il en soit, les Juifs ou les Berbères judaïsés facilitaient les liaisons entre l’Orient et l’Espagne musulmane, notamment lorsqu’il s’agissait de dominations opposées (Umayyâdes contre Fâtimides) (Lombard, 1971, p. 81). D’une manière générale, le commerce international était conduit sur la base de relations d’amitié ou grâce à des mariages « diplomatiques » entre familles de pays éloignés les uns des autres. Ainsi le chef de l’une des importantes familles juives d’Espagne au XIe siècle, Samuel Lukhtûsh, un nom berbère précise Goitein (1967, I, p. 48), était-il marié à une femme appartenant à une grande maison du vieux Caire45. De même, l’érudit juif Farah b. Dunash – autre nom berbère – de Sijilmâsa était-il marié à une femme de Tibériade sur la mer de Galilée (Id., p. 49). Et voici, au XIe siècle toujours, un pèlerin originaire du royaume de Castille transportant un compendium de lexicographie hébraïque de Jérusalem à Wârgla (Id., p. 49), où existait une importante communauté juive de tendance qaraïte46.
        Les Juifs favorisaient aussi les relations entre l’Espagne musulmane et les pays chrétiens du nord ; un réseau de communautés juives jalonnait la vallée du Rhône et les pays rhénans. Elles se livraient activement au grand commerce international des esclaves, depuis les bords de l’Elbe jusqu’au Bilâd al-Andalus. Enfin, le réseau juif s’étendait depuis l’Espagne jusqu’au Sûs al-Aqsâ’. Ainsi, on sait que les énigmatiques marchands juifs, les Rhâdânites, maintes fois évoqués à partir de l’œuvre d’Ibn Khurradâdhbih (1967, p. 114-115) – un écrit du milieu du IXe siècle –, spécialisés dans la traite des esclaves slaves (saqâliba) et des eunuques en direction du monde musulman (Verlinden, 1983), circulaient sur des itinéraires terrestres depuis Canton, en passant par l’Occident chrétien, jusqu’à leur base du Sûs al-Aqsâ’ (Khurradâdhbih, 1949, 117-118). On peut supposer que les négociants rhâdânites allaient au Sûs al-Aqsâ’ pour y chercher des esclaves provenant du Sûdân (un article encore exotique à cette époque), d’abord conduits à Sijilmâsa puis à Massâ, le principal port de la région (Senac, 2004, p. 98-99). À Massâ, situé aux marges du Sahara, se tenait une « foire qui [réunissait] beaucoup de monde (al-Bakrî, 1913, p. 306) ». Au IXe siècle (avant 891), al-Ya‘qûbî, qui décrit Massâ, précise : « C’est près de la mosquée de Bahlûl que viennent mouiller ces navires cousus, fabriqués à Ubulla, qui voguent jusqu’en Chine [sic] » (Wiet, 1937, p. 226).
        L’un des itinéraires suivis par ces Rhâdânites partait du Sûs al-Aqsâ’ – dont faisait partie la grande ville commerciale de Sijilmâsa avec son importante communauté de Berbères juifs –, rejoignait Tanger, gagnait ensuite l’Ifrîqiya, puis l’Orient47. L’existence de deux caravanes annuelles, effectuées à des époques déterminées48 en ligne directe, reliant le port saharien de Sijilmâsa à l’Égypte indique un volume commercial suffisant – mais malheureusement nous ne savons rien des marchandises transportées – pour rendre profitable une telle liaison. Au Caire (Fustât), l’important négociant (wakîl tujjâr) juif, Abû Zikrî Judah b. Joseph Kohen al-Sijilmâsî, originaire de Sijilmâsa comme son nom l’indique, dirigeait les activités de ses compatriotes maghrébins à la fois en Égypte et, au-delà, sur la route commerciale vers l’Inde (Goitein, Id., p. 192, 195, 212, 213, 276, 279).
        Il faut évoquer brièvement une espèce de bretelle, largement ignorée, des pistes transsahariennes à partir de Sijilmâsa vers la région du Sûs al-Aqsâ’ et le sud marocain maritime. Al-Bakrî signale, dès le milieu du IXe siècle, l’implication commerciale des Andalous à Arzîla où les Berbères nomades avaient installé un ribât (en 843-844) pour se défendre contre les incursions des Vikings (Majûs). Il s’y tenait trois fois par an une grande foire (al-Bakrî, 1965, p. 219-220 ; Picard, 1998, p. 476-477). Al-Bakrî note également un trafic côtier au ribât de Qûz, le port d’Aghmât, où des « bateaux viennent de partout jeter l’ancre » (Id., p. 292 ; Monteil, 1968, p. 48). Au Xe siècle, Ibn Hawqal (1964, p. 89), dit clairement qu’un axe commercial reliait Sijilmâsa à Aghmât : « une ville très florissante et ayant un commerce soutenu avec Sijilmâsa et d’autres lieux ». Al-Idrîsî confirme, pour le XIe et le début du XIIe siècle, le caractère de plus en plus répétitif des voyages directs ou par étapes effectués par des Andalous entre les ports atlantiques du sud de la péninsule ibérique et le Sûs al-Aqsâ49. L’ouvrage d’hagiographies d’at-Tâdilî parle même d’une liaison régulière entre Huelva et Azammûr via Salé (Picard, 1998, p. 477-479).
        Je fais donc l’hypothèse de l’existence possible d’un commerce d’esclaves noirs par l’Atlantique – on ne peut pas encore parler de traite –, en relation avec les économies ibériques et méditerranéennes, anticipant de plusieurs siècles les voyages des caravelles portugaises. De fait, az-Zûhrî (m. entre 1154-1161), géographe arabe originaire de l’Espagne musulmane, évoque l’activité des marins de Cadix (Gadès) dans les mêmes conditions, jusqu’aux limites du Sahara, où ils embarquent esclaves, poudre d’or, ébène, défenses d’éléphants, boucliers lamta, etc. :

        « C’est de la région du Sûs al-Aqsâ que partent les exportations du Sahara en serviteurs (khadam), en esclaves (‘abîd), en ‘akbar c’est-à-dire en poudre d’or (tibr)… » (Cuoq, 1984, p. 115)50. »


        Az-Zûhrî parle, en outre, de Zâfûn, un État soudanais où affluent, nous dit-il, les caravanes de commerçants du Sûs al-Aqsâ (Lewicki, 1971, p. 511). Enfin, on sait par al-Idrîsî (il écrivait en 1154) qu’Aghmât (Urîka), grande ville commerçante habitée par des Berbères huwwâra, et distante de huit jours de marche de Sijilmâsa, se livrait à un intense commerce avec le Bilâd as-Sûdân. Les habitants d’Aghmât, commerçants opulents, s’y rendaient avec un grand nombre de chameaux chargés de cuivre rouge et de cuivre coloré, de manteaux, de vêtements de laine, de turbans, de caleçons (mâzir), toutes sortes de colliers de verres, de coquillages et de pierres51, de diverses espèces de drogues et de parfums, et d’ustensiles en fer. Il n’y a pas un homme qui n’y envoie ses propres serviteurs (righâl) et ses esclaves (‘abîd) et qui ne dispose de caravanes de cent, quatre-vingt ou soixante-dix chameaux chargés (Dozy et De Goeje, 1968, p. 76 ; Cuoq, 1984, p. 164). Les habitants d’Aghmât rapportaient du Soudan de l’or et des esclaves vendus aux marchands « par douzaines » et dont il sortait « annuellement un nombre considérable destiné au Sûs al-Aqsâ » (Dozy et De Goeje, 1968, p. 3, 7).

        Les voies transsahariennes du commerce des esclaves

        Le Bilâd as-Sûdân émerge à la connaissance du monde musulman essentiellement pour des raisons commerciales (routes des esclaves, de l’or et d’autres produits), mais les sources en arabe53, fragmentaires, présentent de graves lacunes et ne fournissent aucune vue d’ensemble sur l’organisation du commerce transsaharien. L’écrasante majorité des auteurs n’a aucune connaissance directe du Sûdân. Ibn Hawqal est le seul des écrivains médiévaux, avec Ibn Battûta, à avoir visité l’Afrique subsaharienne dont les travaux nous sont parvenus. Il voyage pendant trente-cinq ans à partir de 943 et passe à Sijilmâsa en 951. C’est le premier voyageur connu à avoir atteint le Sûdân (Âwdâghust). Pour certains auteurs, leur œuvre, perdue, ne nous est connue qu’à travers des compilateurs postérieurs comme celle de l’Égyptien al-Muhallabî (m. 990) qui disposait d’informations très précises – il écrit entre 975 et 990 – sur la situation géographique du Kânem et le mode de vie de ses habitants. Dans l’ouvrage qu’il termine en 1068, al-Bakrî, qui passe toute sa vie en Espagne, tente une première description générale du Sûdân. Al-Bakrî a eu accès à des documents de première main sans doute dans les archives officielles de Cordoue, comptes rendus de voyageurs et d’ambassadeurs. Mais sa source principale est l’historien kairouanais Muhammad ibn Yûsûf ibn al-Warrâq (m. 973-974), auteur de plusieurs ouvrages aujourd’hui disparus. Fuyant l’Ifrîqiya des Fâtimides, il s’était fixé à Cordoue.

        Ces auteurs utilisent également des sources orales recueillies auprès de marchands, de voyageurs, de pèlerins ou d’autres informateurs. Ce sont aussi des agents politiques, les représentants de puissances rivales qui se déterminent dans leurs écrits en fonction de leur allégeance : Fâtimides d’Égypte pour al-Muhallabî et Ibn Hawqal, Umayyâdes d’Espagne pour al-Warrâq et al-Bakrî. Ou bien encore, au XIIe siècle, un peu en dehors de ma période, al-Idrîsî, Arabe espagnol, au service de Roger II qui occupe alors Tripoli. Si les critiques de ces auteurs contre les Berbères en général sont peu amènes, celles dirigées contre les Berbères ibâdites sont, à l’exception d’al-Ya‘qûbî, virulentes (Thiry, 1995, p. 330-331).

        En ce qui concerne la traite des esclaves, les données demeurent fragmentaires, et, surtout, jamais chiffrées. Peut-être les marchands tenaient-ils des livres de compte, nous le savons pour le XIXe siècle, mais rien ne nous en est parvenu. Il faut attendre le XIVe siècle et Ibn Battûta pour avoir la seule indication médiévale chiffrée. Le Tangérois, lors de son retour de Mâli par Tâkadda et le Hoggar, en septembre 1353, partit en effet de Tâkadda en compagnie d’une « caravane considérable » qui « renfermait environ six cents filles esclaves (1968, IV, p. 445) » dont, au demeurant, ce grand voyageur ne donne aucun autre détail à leur sujet. Et, de fait, les textes ne renseignent en rien sur la manière dont on faisait voyager les esclaves à travers le Sahara à l’époque médiévale.
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        • #5
          Les sources cependant mettent clairement en évidence le fait suivant : du VIIIe au XIe siècle, les Berbères ibâdites détinrent le monopole sur les trois grands faisceaux de routes transsahariennes nord-sud reliant le Maghreb à l’Afrique : à l’est, au centre et à l’ouest. C’est seulement à partir du VIIIe siècle qu’apparaissent des informations significatives sur ces axes commerciaux transsahariens. L’antériorité des contacts avec le Sûdân revient incontestablement à la voie qui, passant par Zawîla au Fezzân, traversait le Jabal Nafûsa – dont la ville principale, Jâdû, comportait une nombreuse population juive – et rejoignait le lac Tchad et le Niger par le Kawâr et le Kânem. Les routes translibyennes à partir de la profonde échancrure du golfe de Syrte permettaient un immense gain de temps : 2 100 kilomètres de Surt au lac Tchad, soit mille kilomètres de moins que les routes Tâhert-Gao et Fès-Ghâna, et encore plus de cinq cents kilomètres de différence au départ de Tripoli en faveur de cette voie (Thiry, 1995, p. 447).


          Déjà, avant l’époque musulmane, les Fezzânais (c’est-à-dire les anciens Garamantes) entretenaient des contacts avec les pays de l’intérieur de l’Afrique qui leur fournissaient des esclaves, de l’ivoire, des pierres précieuses, etc., sans que l’on puisse véritablement parler d’un trafic régulier. L’imposition, selon Ibn ‘Abd al-Hakam, par ‘Uqba Ibn Nâfi‘ al-Fihrî, lors de son expédition au Kawâr en 666-667, d’un tribut de trois cent soixante esclaves54, de même qu’à Waddân et à Jarma, montre qu’au moins au VIIe siècle les Fezzânais importaient des esclaves provenant du Kawâr, du Tibesti et du Kânem (Lewicki, 1955, p. 65 ; Cuoq, 1985, p. 45-46 ; Thiry, 1995, p. 108). En outre, le célèbre conquérant arabe, ‘Uqba Ibn Nâfi‘, aurait pu difficilement pénétrer jusqu’au Kawâr « si le tracé de la route n’avait pas été établi avant lui par des commerçants, soit berbères, soit zaghâwa » (Lange, 1990, p. 367). Mais, l’établissement d’un commerce régulier et d’une traite proprement dite entre Zawîla et la région du lac Tchad commence à une époque ultérieure sous l’impulsion des commerçants berbères ibâdites.


          De fait, le nom des esclaves les plus connus sur cette artère, celui de Zaghâwa, est aussi ancien chez les auteurs arabes que celui de Sûdân. On le trouve pour la première fois – dès avant 728 – chez le traditionaliste Wahb b. Munabbih qui le cite parmi les « races » de Sûdân à côté des Nûba, des Zanj et des Hâbasha (Cuoq, 1985, p. 41). Outre les Zaghâwa, les commerçants exportaient principalement des esclaves pris parmi les Mîrî, les Murrû et d’autres peuples soudanais. Plus tard, à la fin du IXe siècle, l’historien al-Ya‘qûbî (872) soulignera la cohabitation au Kawâr même d’une population mixte, composée de musulmans de toutes provenances : une majorité de commerçants berbères ibâdites originaires du Fezzân, du Jabal Nafûsa55 et du Waddân ; des commerçants de souches très variées, originaires du Khurâsân en Iran, de Basra et de Kûfa en Irak – des gens que l’on retrouve d’ailleurs à tous les autres terminaux des axes transsahariens – ; et, à côté des musulmans, la population autochtone appartenant au groupe tubu (Teda-Daza). Tous ces commerçants pratiquaient la traite des esclaves zaghâwa, marawiyyûn et autres (Cuoq, 1985, p. 49, 65) que les rois des Sûdân réduisaient en captivité, ainsi que d’autres tribus, « sans raison et sans (le motif) de la guerre [jihâd juste] » (Wiet, 1937).


          Al-Ya‘qûbî, haut-fonctionnaire dans le service de la poste (barîd) des ‘Abbâssides – dont on sait qu’il fonctionnait aussi comme un service de renseignements – connaît bien le Dâr-al-Islâm. Il indique deux voies d’accès vers le Sûdân : à l’Occident, celle de Sijilmâsa et Âwdâghust, l’autre, à l’est, par Zawîla. Il mentionne également un itinéraire d’Égypte à Ghâna par l’Aïr et Kâw-Kâw (Gao)56, abandonné un demi-siècle plus tard (Ibn Hawqal, 1964, I, p. 58). Parmi les exportations du Maghreb, outre « les belles et jolies mulâtresses [Berbères]57 qui sont devenues les favorites des ‘Abbâssides et autres grands personnages », les « beaux esclaves de l’Europe », les « esclaves provenant de la région des Slaves par le canal de l’Espagne », Ibn Hawqal note, enfin, les « esclaves importés du pays des Noirs (Ibid., p. 95) ». Déjà, avant 951, al-Istaqhrî parle des esclaves noirs amenés à Zawîla puis exportés du Maghreb (Cuoq, 1975, p. 65).

          La diversité des sources d’approvisionnements serviles du milieu à la fin du Xe siècle, en Europe et en Asie, fait que les esclaves noirs – quoique déjà très nombreux –, ne constituaient pas encore l’essentiel des effectifs mis sur le marché. Il reste que la route de l’est par le lac Tchad, le Kawâr et Zawîla avait été surnommée la « route des esclaves ». Ici, en effet, l’or est absent et, en dehors de l’alun exporté vers l’Égypte et jusqu’au Maghreb al-Aqsâ, les esclaves représentaient le principal article de commerce entre le Kânem et la Méditerranée et la source principale de richesse des habitants. Du Kawâr au Fezzân, la route était contrôlée par un État africain subsaharien, le Kânem (fondé à la fin du VIe siècle), devenu par la suite Kânem-Bornû. Au Fezzân, les commerçants revendaient leurs marchandises à Zawîla qui, pendant des siècles, constitua l’un des principaux entrepôts d'esclaves du monde musulman et le plus grand marché d’esclaves du Sahara. De là, des convois se dirigeaient vers l'Égypte et le Proche-Orient ; d'autres aboutissaient en Tunisie (al-Ya‘qûbî, 1937, p. 205 ; al-Bakrî, 1968, p. 29 ; al-Istaqhrî, 1870, p. 40 ; Cuoq, 1975, p. 49, 65, 81). Ainsi, dès le milieu du VIIIe siècle la traite apparaît non comme un commerce occasionnel mais comme une activité économique pérenne, soumise aux exigences des marchés maghrébin, égyptien et, plus largement, méditerranéen, c’est-à-dire à la loi de l’offre et de la demande.

          C’est également par la voie du Kânem-Bornû que transitaient les eunuques exportés de chez les Zaghal et les Zaghâwa, une spécificité reconnue dès 966 par Maqdîsî et reprise au milieu du XIe siècle par al-Bîrûnî (Cuoq, 1975, p. 66 ; Kamal, 1987, III, p. 712). Aux XIXe et XXe siècles, les eunuques esclaves qui servaient aux grandes mosquées de La Mecque et de Médine provenaient toujours de cette région (Botte, 2010, p. 120).

          Après Wahb b. Munabbih et les réseaux ibâdites vers le Kânem, la chronique d’Ibn as-Saghîr, un commerçant ou un espion ou les deux à la fois (on ne sait pas au juste) qui résida à Tâhert, décrit la situation de cette ville, aux environs de 776-780. Il y arrivait des pays les plus éloignés des ambassades et des caravanes et « les routes menant au Soudan […] s’ouvrirent au négoce et au trafic » (Cuoq, 1975, p. 55). C’est la première indication précise, en dehors du Kânem sur des relations établies avec le Bilâd as-Sûdân, quelques dizaines d’années seulement après la première incursion arabe d’‘Ubayd Allâh ibn al-Habhâb dans le Sûs al-Aqsâ en 734 – dont il ramena notamment comme butin des femmes berbères.


          L’axe Tâhert-Kâw-Kâw (Gao)58 passant par les villes de Tenes (Ténès), Milyâna, al-Masîla, ainsi que par le district de Zâb, par Biskra, puis Wârgla59, carrefour ibâdite des voies du nord60, par le Wâdî Rîgh et, enfin, par Tâdmakka (ruines d’as-Sûq au nord de Gao) (Lewicki, 1962, p. 531-534) constitue la seconde voie commerciale la plus ancienne dont nous ayons connaissance, ouverte aux environs de 776-780 sous le règne du premier imâm ibâdite ‘Abd ar-Rahmân b. Rustem. Cette date, révélée par Ibn as-Saghîr61, quant aux premiers rapports commerciaux entre le Maghreb et le Soudan, est antérieure de plus de cent ans de l’époque où le géographe al-Ya‘qûbî traitait, vers 891-892, des relations commerciales entre Sijilmâsa et le Soudan occidental. Jusqu’à l’article de Lewicki, le témoignage d’al-Ya‘qûbî était considéré comme la plus ancienne information connue sur le commerce transsaharien à l’époque musulmane.

          La voie au départ de Tâhert englobait les échanges économiques entre l’immense territoire des Rustémides ibâdites et le royaume de Gao sur le moyen Niger. Cet itinéraire reliait le Soudan occidental aux importants centres de commerce de l’Ifrîqiya et de la Tripolitaine : un embranchement à partir de l’oasis de Wârgla conduisait en effet vers la ville de Kayrawân (Kairouan), un autre menait par l’oasis de Ghdâms (Ghadamès) et par le Jabal Nafûsa à la ville de Tripoli. Comme le rapportera, en 1162, l’Andalou Abû Hâmid al-Gharnâtî, les Sûdân dits Kawkaw (de Gao) posaient des problèmes au monde musulman de son époque : non seulement ils étaient les plus méchants, avaient une odeur répugnante et lançaient des flèches empoisonnées mais alors que tous les autres Noirs « sont employés comme domestiques et travailleurs […] ceux de Kûkû (Kawkaw) […] sont bons seulement pour faire la guerre (Cuoq, 1975, p. 170) ».
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          • #6
            Abû Yazîd Makhlad Ibn Kaydâd appelé communément Abû l-himâr, l’« homme monté sur l’âne ». Sa couleu (...)
            46Gao apparaît par ailleurs comme le plus ancien centre urbanisé dans l’Ouest africain et dès la fin du VIIIe siècle la ville entre dans le circuit de l’économie internationale vers le Maghreb et la Méditerranée. Avant même l’envoi d’une ambassade rustémide à Gao (entre 864-868), il existait déjà une présence berbère ibâdite importante, détenant sans doute le monopole du commerce vers le nord, preuve de communications plus anciennes. Nous savons, par exemple, que le père du fameux Abû Yazîd62, le chef de la grande révolte khârijite anti-fâtimide en Ifrîqiya au Xe siècle – elle ne fut pas loin de détruire entièrement l’État fâtimide –, s’était rendu plusieurs fois à Gao, avant la naissance de l’enfant, pour ses activités commerciales. Or, Abû Yazîd naît à Tâdmakka entre 880 et 885 d’une mère esclave sûdân. La ville de Tâdmakka dans l’Adrâr des Ifoghas, dirigée par des Berbères Banû Tânmaka, était devenue l’un des centres majeurs des activités missionnaires des commerçants ibâdites en direction des populations soudanaises.

            Ces relations ne peuvent se comprendre sans un bref retour sur quelques points d’histoire. Dès 759, une campagne de répression est lancée, par le calife ‘abbâsside al-Mansûr, contre les Berbères ibâdites qui s’étaient emparés de Tripoli et de Kairouan. Ces Berbères, des Hawwâra, des Nafûsa et des Zanâta avaient fondé, en 748, un petit imâmat dans le nord-ouest de la Tripolitaine sous la direction de l’imâm Abû l-Khattâb Abd Allâh ibn al-Samh al-Ma’âfirî (Lewicki, 1990, p. 311). Après leur défaite, certains se réfugièrent au Fezzân. Mais, en 761-762, les forces ‘abbâssides s’avancèrent jusqu’à Zawîla où elles vainquirent et mirent à mort l’imâm ibâdite, Abû-l-Khattâb. Cependant, la traite déjà si bien organisée au IXe siècle se développe encore au Xe siècle sous l’impulsion des Banû Khattâb de la tribu des Hawwâra, installés depuis longtemps dans la région de Barqa en Cyrénaïque. Au début du Xe siècle, à la suite de revers, les Banû Khattâb émigrent vers le sud, s’emparent de Zawîla en 918 où ils fondent une dynastie. Cette dynastie ibâdite des Banû Khattâb va ainsi dominer pendant deux siècles l’extrémité nord de la grande route commerciale reliant la Libye au bassin du lac Tchad (Zeltner, 1980, p. 45 ; Lewicki, 1990, p. 307).


            Après la défaite du petit imâmat de Tripolitaine devant les forces ‘abbâssides, le gouverneur ibâdite de Kayrawân, ‘Abd ar-Rahmân b. Rustum, d’origine persane, dut s’enfuir à son tour devant l’armée arabe qui avait repris l’Ifrîqiya. Il vint chercher refuge dans l’Ouest de l’Algérie actuelle, où il fonda la ville de Tâhert (Tiaret) qui devint bientôt le centre politique, religieux et économique de tous les ibâdites du Maghreb. En 776-777, ‘Abd ar-Rahmân b. Rustum fut élu imâm par la totalité des tribus berbéro-ibâdites de l’Afrique du Nord et Tâhert devint la capitale d’un État considérable contrôlant la partie méridionale et occidentale de l’Algérie actuelle, le Sud tunisien et toute la Tripolitaine et peut-être même le Fezzân, en tout cas un espace immense allant de Tlemcen à Tripoli. Toute la boucle du Niger se trouvait être par ailleurs le « vis-à-vis » du sud de l’État des Rustumides. Cet État rustumide de Tâhert se maintiendra jusqu’au début du Xe siècle, jusqu’à ce que ce territoire tombe à peu près totalement sous l’autorité des Fâtimides shî‘ites ismaïliens (Lewicki, 1962).
            Plusieurs régions d’Afrique du Nord cependant échappèrent toujours à l’autorité des Fâtimides : toute la bande longeant la bordure septentrionale du Sahara resta entre les mains des Zanâta. Après la prise de Tâhert63, le dernier imâm rustumide se réfugia avec son peuple à Wârgla et à Sadrâta où les ibâdites restèrent indépendants et s’étendirent même jusqu’au Mzâb64. Le Jabâl Nafûsa, ancienne forteresse des ibâdites, ne fut jamais conquis et fut, pendant toute la durée du Xe siècle, le centre d’un petit État indépendant.


            Enfin, à l’ouest, Sijilmâsa (fondée en 757) dans le sud marocain, à dix ou douze jours de marche de Fès, constituait le grand port d’entrée vers le Bilâd as-Sûdân. Un itinéraire, le trîq lamtûnîya, que décrit avec beaucoup de précisions al-Bakrî avec ses points d’eau65 et ses étapes, mais aujourd’hui difficile à rétablir, allait de Sijilmâsa à Âwdâghust. Sur cette voie, Tâmdult, avec ses mines d’argent et de cuivre, exploitées sûrement à la fin du IXe siècle, et sans doute antérieurement – peut-être par « des Juifs, ou des populations judaïsées » (Rosenberger, 1970, p. 125) – représentait le dernier point habité avant la traversée du désert et probablement la véritable tête de ligne des caravanes à destination du Bilâd as-Sûdân (Id., p. 123). Sijilmâsa et Tâmdult, comme toutes les autres oasis-relais, permettaient aux marchands d’obtenir des renseignements sur l’état des routes (eau, sécurité), sur les conditions des marchés : cours pratiqués, marchandises disponibles à l’exportation ou demandées au Bilâd as-Sudân, etc.

            Mais où donc passaient les esclaves au Nord du Sahara ?

            Selon Savage (1992, p. 358), les esclaves noirs subsahariens apparaissent sur les marchés nord-africains seulement à la fin du VIIe siècle (Savage, 1992, p. 358), soit malgré tout très peu de temps après la campagne militaire d’‘Uqba Ibn Nâfi‘ au Kawâr (voir supra). On pourrait dater les premières traites proprement dites du début du VIIIe siècle à partir des informations sur le Sahara contenues dans les ouvrages de Wahb ibn Munabbih (avant 728) ou d’al-Fazârî (seconde partie du VIIIe siècle). À dire vrai, ces deux auteurs énumèrent seulement, pour l’un, un certain nombre d’ethnies qui, par la suite, figureront parmi les ethnies les plus soumises au commerce négrier et, pour l’autre, des villes (Sijilmâsa) ou des États (Anbiya, Ghâna).

            Il se rendit en Ifrîqiya probablement entre 876 et 889.
            51En réalité, al-Ya‘qûbî (m. 891)66 est le premier, à la fin du IXe siècle, à mentionner explicitement des razzias d’esclaves dans le Bilâd as-Sûdân au départ d’Âwdâghust (Cuoq, 1975, p. 48), côté Sahara occidental ; puis la traite des esclaves par les ibâdites à partir du Kawâr, précisant que les rois du Sûdân vendent des « Sûdân sans raison et sans le motif du jihâd (Id., p. 49). » Al-Istaqhrî (avant 951) signale de même les ventes d’esclaves à Zawîla (Id., p 65). Ventes confirmées par Maqdîsî (vers 966). Ibn Hawqal (988), dont on sait qu’il a visité Âwdâghust, ne dit rien de la traite alors qu’il s’étend longuement sur les ventes d’esclaves au Khurâsân ou en Transoxiane, vaste réservoir il est vrai d’esclaves turcs. Al-Muhallabî (m. 990) confirme la traite des Zaghâwa conduits à Zawîla et remarque que l’autorité du roi « est absolue sur ses sujets. Il fait esclave qui il veut (Id., p. 78). » Al-Bîrûnî (973-1050), signale, sans autres commentaires, le Bilâd as-Sûdân comme le pays « d’où l’on exporte des esclaves (Id., p. 80). » Enfin, pour rester dans les limites chronologiques que je me suis fixées, al-Bakrî (1068), note que l’on exporte de Zawîla des esclaves en Ifrîqiya et dans les contrées voisines. Il précise que les ventes s’y font au moyen de « courtes pièces d’étoffe rouge » (Id., p. 82).

            Quant à Âwdâghust, al-Bakrî indique que l’on y trouve « des négresses (sûdâniyyât), qui sont d’excellentes cuisinières, dont chacune vaut au marché, au moins cent mithqâl. C’est qu’elles savent préparer d’exquises pâtisseries : nougats aux noix, gâteaux au miel et autres sucreries (Monteil, 1968, p. 53) ». Il ajoute : « On y rencontre (aussi) des jeunes filles au beau visage, au teint clair, au corps souple, aux seins bien droits, à la taille fine, aux épaules larges, à la croupe abondante, au sexe étroit : celui qui a le bonheur d’en posséder une y prend autant de plaisir qu’avec une vierge (Id.) ». Al-Bakrî, qui n’a jamais quitté Cordoue, célèbre ainsi un des canons féminins de la concubine, fantasme du maître d’esclaves, celui de la Vénus noire callipyge.

            C’est la première fois dans les sources arabes concernant le Bilâd as-Sûdân que l’on trouve l’indication d’un prix, ici celui des cuisinières. Sans aucun doute parce qu’il s’agit d’un prix exceptionnel pour ces esclaves très qualifiées. Leur renommée persistera d’ailleurs au Maroc, où elles étaient exportées, jusqu’au XXe siècle. Ces précisions sur Âwdâghust, al-Bakrî les tient d’une chaîne d’informateurs dont, à la source (au Xe siècle), Abû Rustam, originaire du Jabal Nafûsa, un ibâdite par conséquent. Quant à son informateur direct, Abû Muhammad ‘Abd al-Mâlik ibn an-Nakhkhâs al-Garfa, qui le renseigne notamment sur Tâdmekka (al-Bakrî, 1913, p. 337), il était, comme son nom l’indique (an-Nakhkhâs, « marchand d’esclaves »), fils de marchands d’esclaves et se livrait vraisemblablement lui aussi à cette occupation (Lewicki, 1965, p. 11). C’est la première fois, à ma connaissance, quoique de manière indirecte, qu’allusion est faite à un marchand d’esclaves. Commerce trop ordinaire pour être signalé ?


            Plus tard, al-Wisyânî, un auteur ibâdite de la deuxième moitié du XIIe siècle, dépeindra de façon pittoresque, dans son Kitâb as-Siyar, les dures réalités du métier de marchand d’esclaves et l’embarras que causait aux marchands le transport de la marchandise humaine par les voies transsahariennes. Le texte mérite d’être cité en entier :
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            • #7
              Litt., des « biens silencieux » (sâmit), voir Fekhar (1971, p. 101, 102).
              « On tient d’Abû Muhammad ‘Abd Allâh b. Muhammad al-Sadrâtî, oncle maternel d’Abû Muhammad ‘Abd Allâh b. Muhammad al-Lawâtî, (le fait suivant) : « Mon oncle maternel, entreprit un voyage vers le Sud pour y faire le commerce de l’or68. Il acheta un chameau pour s’y rendre. Il se trouva en compagnie d’un citadin. Ce dernier approcha de mon oncle et lui dit : “Prends donc mon métier”. “Je ne saurais le faire, lui répondit mon oncle”. Le citadin se mit à son commerce d’esclaves. Puis, tous deux prirent la caravane pour retourner chez eux. Abû Muhammad était tout à son aise et sans préoccupations : si la caravane partait, il montait sur son chameau ; si elle faisait halte, il installait sa tente et se reposait. Mais notre citadin était harassé et accablé (de soucis) par sa troupe d’esclaves : l’un dépérissait, l’autre avait faim, celui-ci s’enfuyait, celui-là s’égarait dans l’erg. Quand la caravane faisait halte, chacun s’occupait de ses affaires. Notre citadin était fatigué au plus haut point. Il regardait durant ce temps vers Abû Muhammad, qui était assis tranquillement à l’ombre, avec sa fortune, bien rangée (sac sur sac) et se tenant là en toute quiétude : “Gloire à Dieu, s’écria le citadin, d’avoir mis ‘Abd Allâh à l’abri d’une telle épreuve !” » (Cuoq, 1975, p. 167-168).


              Des indices convergents, comme je l’ai montré, dessinent une traite déjà bien affirmée dès le milieu du VIIIe siècle69. Or, on vient de le voir, les textes fournissent peu d’éléments quant aux achats d’esclaves au Sud du Sahara. Ils sont tout autant laconiques sur l’utilisation des esclaves à cette époque. C’est pourquoi, le tableau que nous avons de l’esclavage musulman pour cette période avec les figures convenues de la concubine, du domestique et du soldat – aussi importantes soient-elles – pourrait plus refléter le biais des sources qu’une réalité autrement plus diverse. Essayons cependant une reconstruction.
              En Ifrîqiya, le premier usage des esclaves subsahariens devait être d’abord leur emploi à la fois comme domestiques et employés dans l’agriculture puis, ensuite, comme gardes militaires à partir du début du IXe siècle. En ce qui concerne l’agriculture, Ibn ‘Idhârî (1901, p. 126-127 ; Talbi, 1966, p. 177 et suiv.), qui relate des événements datant de 825, rapporte que lors de la révolte du corps militaire sous le troisième aghlabîde, Ziyâdat Allâh Ier, ‘Amir b. Nafi’ recruta à Qastîliya (Jerîd) mille noirs armés de haches et de pelles. Pour Lazreg (1995, p. 151, 220-221), l’équipement de ces Sûdân ne laisse aucun doute sur leur statut d’esclaves attachés aux travaux agricoles et, plus particulièrement, aux différentes activités dans les oasis – entretien des palmiers, irrigation, jardinage.

              Il y aurait eu ainsi, dès le début du IXe siècle, présence d’une importante main-d’œuvre agricole noire non seulement dans le Jerîd – les mille Sûdân recrutés ne représentaient probablement qu’une partie de cette population – mais sans doute ailleurs en Ifrîqiya. La plupart des commerçants ibâdites qui fréquentaient le Bilâd as-Sudân venaient de ces régions, comme le père du fameux révolté Abû Yazîd, originaire de Tozeur (voir supra) et il semble vraisemblable qu’ils y aient introduit par infiltration continue, à chacun de leurs voyages, de nombreux esclaves. Des concubines et des domestiques bien sûr, mais pas seulement. Ces marchands possédaient des propriétés et les esclaves qu’ils ramenaient du Bilâd as-Sudân participèrent au développement de l’agriculture. Du premier quart du VIIIe siècle jusqu’au début du Xe siècle, le Jerîd a joué un rôle très important dans le commerce transsaharien : venant du Kânem via Zawîla ou de Gao via Wârgla les esclaves transitaient par le Jerîd et une partie d’entre eux y restait.

              En effet, comme l’a souligné Brett (1969, p. 355-356, 367), les importations d’esclaves à destination militaire, plusieurs milliers (voir infra), ne représentaient qu’une partie d’une traite négrière régulière et conséquente. Certains esclaves étaient réexportés, d’autres, dans le cadre d’une économie prospère, spécialement dans l’agriculture, étaient vraisemblablement employés sur place.

              Al-Bakrî (Id., p. 117) décrit la même maladie épargnant les Noirs dans la ville de Bône. La précisi (...)
              59Ibn Hawqal (1964, p. 69-70) écrit ainsi que dans certaines parties de la péninsule du Cap Bon (ancienne Abû Sha’ik), l’eau polluée rendait malades tous les étrangers « à part les Noirs qui conservent une bonne santé. Ces Noirs sont d’une serviabilité à toute épreuve et accomplissent leur service avec bonne humeur ». Al-Bakrî (1913, p. 176)70 fait une notation semblable à propos du Nord du Maroc et du Safded [actuel oued Loukkos] : « fleuve sur les bords duquel les hommes blancs ne sauraient demeurer sans être atteints d’une maladie presque toujours mortelle ». Selon Brett (1969, p.355, 357-358) ces deux références suggèrent la colonisation par les Sûdân de terres marginales et malsaines, à la fois comme hommes de peine ou comme squatters. Leur présence au Cap Bon où l’on trouvait une importante communauté ibâdite met en évidence leur diffusion au-delà du Jerîd et signale leur présence probablement dans toute l’Ifrîqiya.


              Quoi qu’il en soit, pour Talbi (1982, p. 193, 195, 200), au IXe siècle, les esclaves faisaient partie du paysage agraire : les grands et moyens domaines étaient mis en valeur surtout par des esclaves ; et seules les petites propriétés faisaient appel à une main-d’œuvre de condition libre. Mais, pour l’essentiel, après le tarissement des sources locales (les Berbères), cette main-d’œuvre fut compensée par des esclaves chrétiens, notamment par des captifs provenant de la conquête de la Sicile par les Aghlabîdes. Un témoin oculaire, le moine franc Bernardi Monachi (Toblet et al., 1879, p. 310-311), qui fit le pèlerinage aux lieux saints en 870 avec deux compagnons, raconte qu’ils s’embarquèrent à Bari, alors aux mains des Aghlabîdes, sur deux bateaux71 qui transportaient 3 000 prisonniers chrétiens en Égypte (pour y être vendus comme esclaves). Quatre autres navires allant à Tripoli (d’Afrique) avaient 6 000 captifs à bord.

              Ainsi, selon Talbi, l’Ifrîqiya, jusqu’à la fin du IXe siècle ne manqua pas d’une main-d’œuvre servile abondante et peu coûteuse sans avoir besoin d’une importation massive de Sûdân. Cependant, la thèse de Talbi (art. « Mu‘izz Bâdîs », EI2, VII, p. 481-484) sur l’importance de l’esclavage chrétien dans l’économie rurale de l’Ifrîqiya et son déclin après l’époque aghlabîde en raison, en particulier, de la prépondérance croissante des chrétiens en Méditerranée, qui aurait privé les structures économiques de l’apport de la main-d’œuvre servile, sous-estime fortement l’importante présence d’une main-d’œuvre noire servile. Toutefois, au moins pour le Jerîd, Talbi (1982, p. 212) reconnaît que les esclaves noirs semblent y avoir été particulièrement appréciés
              Par ailleurs, on sait que l’Ifrîqiya, et en particulier le Jerîd, exportait des dattes, des céréales, des pistaches, des tissus et des produits de luxe pour ses commerçants « expatriés » dans les terminaux sud-sahariens, et plus largement pour les dirigeants et les marchands locaux. Entre autres produits, les fouilles de Tegdaoust (Âwdâghust) ont montré la présence en grand nombre de fragments de céramiques émaillées et de cols de balsamaires, dans les strates inférieures du site, caractéristiques des productions de l’Ifrîqiya aghlabîde (Robert, 1970, 488-489, 491). Enfin, al-Mâlikî (Riyâd, I, p. 117 ; 1935, p. 305) nous parle d’un orfèvre, le Kairouanais Sakan as-Sâ’ig, qui fabriquait des chaînes de cuivre doré pour faire des mors de chevaux et qui les faisait vendre au Soudan. Al-Mâlikî, indique également (Id. ; Talbi, 1982, p. 212) que ‘Ali b. Humayd, le vizir de Ziyâdat Allah Ier, avait bâti une très confortable fortune acquise en grande partie dans le commerce de l’ivoire
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              • #8
                Plus facilement identifiables et mieux documentés sont les Sûdân esclaves-soldats. Tandis qu’à cette période le mot abîd (esclaves) renvoyait encore à un terme technique sans connotation de couleur (Brett, 1969, p. 354 ; Botte, 1990, p. 47) et alors que les Aghlabîdes et surtout les Fâtimides72 en Ifrîqiya possédaient à la fois des troupes blanches et noires, le recrutement d’esclaves-soldats noirs, attesté pour la première fois au début du IXe siècle représenta l’amorce d’un corps de soldats soudanais qui se maintint jusqu’au milieu du XIe siècle sous les Zîrîdes73. An-Nuwayrî (in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 400) rapporte que le fondateur de la dynastie aghlabîde, Ibrâhîm Ier (800-812), fut le premier à s’entourer d’une garde noire (al-aghnâd wa-l-‘abîd) en raison des révoltes de sa propre armée (ghund) en qui il n’avait plus confiance. Il procéda à l’achat d’un grand nombre d’esclaves noirs, près de 5 000 ; il les affranchit et en fixa le cantonnement dans la ville d’‘Abbâsiya qu’il venait d’édifier (Talbi, 1966, p. 136 ; Lazreg, 1995, p. 228 ; al-Balâduri, 1958, p. 328). Ces esclaves étaient destinés à un double usage, tout à la fois main-d’œuvre servile et auxiliaires militaires, puisque an-Nuwayrî (Id., p. 400) dit qu’il les acheta :

                « sous le prétexte d’en former des ouvriers en tout art et métier, afin de n’avoir plus recours au service [forcé] de ses sujets, et ensuite il en acheta d’autres, destinés à porter les armes de ses soldats auxquels il fit accroire qu’en les allégeant d’un tel fardeau il leur donnait une grande marque d’honneur ».
                Son successeur, Ziyâdat Allah Ier, poursuivit les achats d’esclaves noirs (Talbi, 1966, p. 187-188 ; ‘Ibn ‘Idhârî, 1901, I, p. 101) et, notamment, on a vu plus haut qu’il fit recruter dans le Jerîd mille Noirs armés de haches et de pelles. Plus tard, Abû Ibrâhîm Ahmâd (856-863) augmenta encore les effectifs de la garde noire, grâce à de nouveaux achats. Lors du règne d’Ibrâhîm II (875-902), en 877-878, les mawâlî (affranchis)74 se révoltèrent, une partie d’entre eux fut massacrée, d’autres furent emprisonnés, d’autres enfin se réfugièrent en Sicile. Les mawâlî durent être remplacés par des achats massifs d’esclaves noirs auxquels Ibrâhîm II « fournit des habillements et des montures, et qu’il employa dorénavant dans ses guerres (an-Nuwayrî, in Ibn Khaldûn, 1925, I, p. 425-426).
                Les auteurs ne font état d’aucune difficulté pour effectuer ces achats, preuve désormais de la capacité de la traite transsaharienne à fournir d’importants contingents d’esclaves. Le même Ibrâhîm II, selon an-Nuwayrî, (Id., p. 428), en 891-892 : « acheta et habilla des esclaves nègres, au nombre de cent mille, et les plaça sous les ordres des [eunuques] Meimoun et Rached ». Chiffre démesuré bien entendu, mais ‘Ibn ‘Idhârî (1901, I, p. 238) confirme la forte présence des Noirs dans les armées aghlabîdes et il signale (1904, II, p. 161-163) qu’un des chefs de l’armée aghlabîde était un noir nommé Maymûn Habashî.
                Enfin, il indique (Id., 1901, I, p. 349), confirmant la présence des Noirs par la suite dans les armées ‘abbâssides, qu’à la fin du Xe siècle, en 983-984, le gouverneur d’Ifrîqiya, ‘Abd Allah b. Muhammad al-Kâtib, acheta des milliers d’esclaves noirs qu’il fit installer à al-Mansûriyya. Il exigea de chaque gouverneur (‘âmil) le versement d’une quote-part équivalent à l’achat de trente esclaves ou d’un nombre moindre. Les collecteurs du fisc (percepteurs du kharâg) et les riches propriétaires furent aussi mis à contribution.

                Toutes ces données démontrent à quel point l’Ifrîqiya avait des relations suivies avec le Bilâd as-Sûdân. Le plus gros des esclaves provenait du Kânem par l’itinéraire le plus actif via le Fâzzan et Zawîla76. Les esclaves-soldats, appelés Zawîla justement, qui formaient la garde rapprochée et l’escorte du sultan étaient montés77, mais la majorité d’entre eux appartenait à un corps spécial d’infanterie, nommé raghghâla. Encadrés par un officier des leurs, ils formaient les troupes de choc (Dachraoui, 1981, p. 370-371).
                Je remarque, alors que les ibâdites encerclaient de tous côtés l’État des Aghlabîdes78 – représentants de l’autorité suprême des califes ‘abbâssides en Afrique du Nord –, contrôlaient les routes depuis le milieu du VIIIe siècle et avaient la mainmise sur le commerce transsaharien que cet afflux constant d’esclaves permet de relativiser les relations entre les deux groupes : rapports politiques et religieux conflictuels certes, mais relations économiques suivies et intenses. Peut-être, est-ce pour cette raison d’ailleurs, préserver leur approvisionnement en esclaves, que les Aghlabîdes n’ont pas cherché à s’étendre à l’ouest en entrant en conflit avec les ibâdites.
                Du côté des voies transsahariennes en direction du Maroc par Sijilmâsa les premières arrivées significatives d’esclaves Sûdân sont plus difficiles à déterminer79. Certes, un texte d’Ishâq b. al-Husayn, signale la présence de Sûdân (des affranchis ?) lors de la conquête de l’Espagne, en 711, parmi les guerriers de Târiq b. Zayyâd, et qualifie leur participation d’étonnante :

                « Quand Târik », dit-il, « eut passé la mer, il se rendit sur le rocher qui porte son nom [Gibraltar]. Alors des Sûdân avancèrent pour combattre. À la vue de leur forme terrifiante, les Goths furent pris de panique. Les Sûdân s’emparaient des Goths prisonniers, les égorgeaient et faisaient semblant de les manger, ce qui augmentait la peur et l’effroi. » (in Tangi, 1994, p. 80).
                Mais ces guerriers sûdân appartenaient aux troupes envoyées depuis l’Orient et avaient été acquis par d’autres circuits de traite que les voies sahariennes.

                C’est, semble-t-il, à partir du IXe siècle que l’on voit apparaître dans l’appareil militaire hispano-umayyâde des milices, formées principalement de Berbères et, dans une moindre mesure, de Sûdân achetés sur les marchés du commerce transsaharien. Lévi-Provençal (1953, III, p. 177) remarque que les souverains umayyâdes eurent à toutes les époques une garde noire et qu’elle était « spécialement nombreuse et richement équipée sous le règne d’al-Hâkam II [961-976] ». Une partie de ce corps était à cheval, l’autre à pied. L’un de ses successeurs, al-Mansûr (981-1002), « augmenta les effectifs de cette garde noire et recruta des Soudanais, réputés pour leur endurance et leurs qualités de marcheurs émérites, pour constituer un corps de courriers (rakkas) qui le suivaient dans toutes ses expéditions (Id.) ».
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                • #9
                  Enfin, lors du « Vendredi de Zallâqa [Sagrajas] » – la victoire almoravide qui freina la Reconquista en 1086 –, la garde sûdânaise, près de quatre mille hommes selon Ibn Khalliqân, portant le fameux bouclier rond lamta en peau d’oryx80, est présentée comme un élément déterminant du succès musulman. En effet, le fantassin qui rencontra en combat singulier Alphonse VI, le blessa et l’obligea à se retirer du champ de bataille, était un Sûdân (Cuoq, 1975, p. 197 ; Lagardère, 1989, p. 212 ; Tangi, 1994, p. 88, 318-319). De manière plus étonnante pour cette époque des Sûdân étaient également présents dans l’armée d’Alphonse VI.

                  Les oasis-relais : points stratégiques des voies commerciales

                  Le commerce transsaharien était une économie d’échanges lointains qui mobilisait des moyens énormes en hommes, en animaux pour le transport, en marchandises, en capitaux, etc. Cette économie d’échanges lointains était fondée sur l’existence d’un marché d’appel ou de consommation de certains produits qui ne pouvaient venir que d’ailleurs (sel, cuivre, or, esclaves, etc.) (Devisse, 1972, p. 397). En effet, le commerce transsaharien, vu les conditions de traversée difficiles, voire périlleuses81, n’a pu exister que dans la mesure où il y avait une complémentarité mutuelle irremplaçable entre produits du Nord et du Sud, chaque côté encourageant simultanément la montée en puissance de l’autre. Ainsi, parce que les ibâdites avaient leurs bases principales en Ifrîqiya, le commerce transsaharien et l’économie de l’Ifrîqiya se développèrent de concert (Brett, 1969, p. 359).
                  L’organisation des flux commerciaux impliquait en outre l’existence d’États ou de villes marchandes aux débouchés nord et sud de chaque axe transsaharien. Au nord, on peut citer parmi ces pôles très actifs, même s’ils furent variables dans le temps : Fès, Marrakech, Tlemcen et son port Huneyn près d’Oran, Kairouan, Tripoli, Le Caire. Au sud, on comptait également des pôles et des États très actifs : Takrûr, Diafûn(u), Ghâna, Mâli, Gao, Kano, les capitales du Bornû, Agadès, Tombouctou (créée au XIIe siècle par les Touaregs), etc. La création de grandes villes relais ibâdites au haut Moyen Âge (Tâhert, Wâdî Rîgh, Sadrâta, Sijilmâsa, Ghadamès, Zawîla…) constitue entre le milieu du VIIIe siècle et le milieu du XIe siècle un des éléments du prodigieux mouvement urbain que connaît alors la Berbérie.

                  En effet, les problèmes logistiques auraient sans doute compromis le commerce transsaharien s’il n’y avait eu des étapes-relais sur les routes commerciales entre le Bilâd as-Sudân, d’une part, et le Maghreb d’autre part. C’était des havres, des lieux de repos, des endroits où changer éventuellement de caravaniers, de guides ou d’escortes, des stations où s’approvisionner en eau et en vivres frais, etc. On y trouvait en effet des ressources en eau abondantes, les dattes fournissaient un aliment appréciable pour le voyageur et l’animal de transport. C’était aussi parfois des points de rupture de charge des caravanes en provenance du Bilâd as-Sûdân, avant leur régulation vers les ports caravaniers du nord – ainsi le Tuwât a-t-il joué un rôle majeur dans la redistribution tous azimuts des esclaves. Les marchands pouvaient aussi acquérir dans ces oasis-relais les produits du Bilâd as-Sûdân, notamment les esclaves, sans avoir à y aller. C’est d’ailleurs une des caractéristiques du commerce du Sahara tout entier de ne se faire que par des centres jouant le rôle d’intermédiaires successifs.

                  Ces oasis-relais pouvaient être éclatés en grappe lorsque les conditions le permettaient, grappes dans lesquelles la plupart des villages contribuaient à la logistique des caravanes. C’était le cas des oasis du Tuwât, en fait un véritable archipel d’oasis s’étendant sur presque 600 kilomètres et comprenant en réalité le Gourâra (Bellil, 1999), le Tuwât – surnommé « la rue des palmiers » (plus de 200 kilomètres entre Bûdâ et Tawrirt) – et le Tidîkelt avec pour capitales Timimoun et In-Salah, cette dernière ville se trouvant à vingt-six ou vingt-huit jours de marche de Tombouctou. C’était également le cas du couloir d’oasis du Kawâr – s’étendant sur une longueur de quatre-vingt kilomètres orienté nord-sud, mais d’un à cinq de large seulement – qui occupent une position idéale à mi-chemin entre le Tibesti et l’Aïr, d’une part, et entre le Fazzân et le bassin du lac Tchad, d’autre part. Cette voie était la plus belle route caravanière du Sahara, malgré une zone de dunes qui se trouve entre Bilma et Dibela. Elle bénéficiait sur un tiers de son parcours, entre le 18° et le 21° degré de latitude, de l’existence d’une nappe d’eau à faible profondeur. En certains endroits cette eau affleure en sources abondantes qui s’épanchent en mares, ailleurs elle est aisément atteinte par des puits rudimentaires (Lecœur, 1985, p. 5 ; Lewicki, 1990, p. 317 ; Thiry, 1995, p. 425).

                  Certains de ces relais se situaient dans la frange septentrionale (Tabelbala, al-Goléa, les oasis du Sûf, Ghadamès), d’autres sur la frange méridionale (Tâdmekka, Bilma), d’autres enfin en plein du cœur du désert, à mi-distance entre nord et sud (Adrâr, Tuwât, Tuggurt-Wâdî Rîgh, In Salah, Fezzân, Kufra). Si Biskra et Ghadamès (la Cydamus des Anciens) préexistaient depuis fort longtemps au commerce transsaharien, la plupart des grandes oasis ont été aménagées comme relais par les ibâdites durant la phase de mise en place du système caravanier
                  Je n’ai pas l’intention de discuter ici de l’antériorité de l’établissement d’un système économique fondé sur la culture du palmier – qu’il s’agisse des Bafûrs des oasis du Sahara occidental (Lucas, 1931), des Garamantes, des Harâtîn ou de populations plus anciennes82. Cependant, s’agissant de la main-d’œuvre servile objet principal (avec l’or) du commerce transsaharien, il me semble indispensable – sans parler du dur travail d’exhaure – d’évoquer brièvement l’emploi de cette main-d’œuvre dans les systèmes d’alimentation en eau et de cultures.
                  En dehors des oasis, groupées au pied de l’Atlas – qui sont le domaine des puits artésiens –, les villages et les palmeraies des oasis, comme au Tûwât, irriguées par des foggâras83 ont été fondés par « différentes fractions ibâdites, mu‘tazilites ou même juives de la grande branche berbère des Zanâta (Lewicki, 1990, p. 321) ». Ce système hydraulique est attesté à une époque relativement tardive – presque deux siècles après les débuts du commerce transsaharien – puisque Echallier (1972) date du Xe siècle les plus vieilles installations dans le Tûwât. Elles se développent entre les Xe et XIe siècles selon une chronique locale (Lô, 1953, p. 144) : un Arabe, venu d’Égypte en passant par al-Andalus, aurait été le premier homme à creuser une foggâra à Tamentît. Par la suite les foggâras se multiplièrent pour atteindre le nombre de trois cent soixante en 900, selon le chroniqueur ; il ajoute qu’elles furent appropriées par les Juifs de Tamentît (Id., p. 142).
                  On peut raisonnablement faire coïncider la mise en place de ce système d’irrigation avec l’arrivée dans les palmeraies d’un nombre significatif d’esclaves ramenés du Bilâd as-Sûdân. En effet, les foggâras nécessitent une main-d’œuvre abondante pour effectuer des travaux de terrassement gigantesques : elles vont capter l’eau à des distances qui varient entre 3 et 10 kilomètres ; la profondeur de certains puits va au-delà de 40 mètres ; les galeries permettent au minimum la circulation d’un homme debout et, au début du XXe siècle, vers la fin de la traite des esclaves, leur longueur additionnée dépassait les 3 000 kilomètres. Les foggâras représentaient une entreprise collective sous forme d’association : les propriétaires qui désiraient faire une foggâra groupaient leurs moyens, c’est-à-dire leurs esclaves. Le partage de l’eau s’effectuait au prorata du travail investi, donc du nombre d’esclaves mis en chantier (Id., p. 144-166). Ensuite, la foggâra imposait un entretien constant, curage et autres travaux, également dispendieux en main-d’œuvre servile.
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                  • #10
                    Toutefois, l’accès à l’eau et le travail de mise en œuvre des systèmes d’irrigation variaient fortement d’une oasis à l’autre. Ainsi dans les oasis du Sûf, les palmiers étaient plantés dans des bas-fonds sableux où leurs racines puisaient l’eau de la nappe toute proche. La solution adoptée consistait, non à monter l’eau à la surface du sol pour en irriguer les arbres, mais à abaisser le niveau du sol, donc à creuser un trou ou un entonnoir (ghut). Ailleurs, comme au Mzâb, atteindre la nappe phréatique nécessitait le creusement de puits à très grande profondeur – soixante à quatre-vingt mètres. Parfois, comme à Kufra, la solution technique pour utiliser la ressource en eau ne demandait aucun effort. Dans ce dernier cas, on rencontrait partout, à une profondeur variant d’un à trois mètres, une nappe aquifère abondante. Ces eaux souterraines suffisaient à entretenir une végétation abondante et variée. Ce que je veux mettre en évidence ici, c’est le fait que les solutions techniques d’accès à l’eau n’ont pas été sans incidences sur le volume de la main-d’œuvre servile importée et l’ont même probablement conditionné. Nul hasard dès lors si la population servile la plus abondante se trouvait dans les palmeraies à foggâras. Bien sûr au Sûf, par exemple, le travail de remontée du sable des entonnoirs supposait également une importante main-d’œuvre. Mais, dans ce cas, il semble que l’emploi de salariés à la tâche libres ait été fort ancien en lieu et place des esclaves. Il en allait de même dans la ville ibâdite de Sadrâta (Wârgla) où existait un ingénieux système d’irrigation (source artésienne ‘ayn sfa) : des puisatiers expérimentés creusaient contre rémunération des puits de captage d’eau à très grande profondeur (Anonyme, 1900, p. 208).
                    208).

                    Trois remarques en guise de conclusion
                    Première remarque

                    Au Maghreb, à partir du milieu du Xe siècle, un État musulman s’est organisé au débouché de chaque grand faisceau de routes méridiennes, points d’arrivée de l’or, des esclaves et des autres produits et de leur redistribution vers la Méditerranée et vers l’Orient. Toute l’histoire politique et dynastique du Maghreb s’ordonne autour de ces terminaux qui sont l’objet de luttes féroces pour en acquérir le contrôle : lutte des Idrîsides, des Rustémides et des Aghlabîdes au IXe siècle ; lutte des Idrîsides contre les Fâtimides au Xe siècle ; lutte des Fâtimides et des Umayyâdes… (Lombard, 1971, p. 62, 115). Les luttes sont à la fois idéologiques, politiques, économiques et tribales. Les luttes idéologiques opposent sunnites, shî‘ites et ibâdites ; les luttes politiques et économiques opposent les Umayyâdes d’Espagne aux Fâtimides d’Ifrîqiya ; les luttes tribales, économiques et religieuses opposent les Berbères sanhâja aux Berbères zanâta85. En outre, la fondation d’un État shî‘ite en Ifrîqiya, celui des Fâtimides en 909, avait scellé la scission du monde musulman en trois empires hostiles : le califat ‘abbâsside à Bagdad, le califat fâtimide en Ifrîqiya et l’émirat umayyâde de Cordoue (Hrbek, 1990, p. 346).

                    Dans le Maghreb central, les Zanâta (et les plus redoutables d’entre eux, les Maghrâwa) étaient les éléments avancés de la politique d’expansion des Umayyâdes d’Espagne qui, dans leur péninsule, atteignent leur apogée avec ‘Abd ar-Rahmân III (912-961) et al-Hakam II (961-976). Les Sanhâja (par ex., les Banû Zîrî, les Kûtama de Kabylie), de leur côté, étaient « les fidèles soutiens des Fâtimides dont l’idéologie donne la nausée aux Umayyâdes, foncièrement anti-shî‘ites (Pellat, 1950, p. IX). » De fait, la rivalité traditionnelle qui opposait les Berbères zanâta aux Berbères sanhâja en raison des différences entre leurs modes de vie (Ibn Hawqal, 1964, p. 80, 99, 101), leurs intérêts commerciaux et leur allégeance religieuse, devint bientôt partie intégrante du duel auquel se livrèrent les deux grandes puissances de l’islam de l’Ouest : Umayyâdes d’un côté, Fâtimides de l’autre.

                    Certes, ces deux empires n’avaient pas de frontières communes, mais ils n’en menèrent pas moins une lutte mortelle pour l’hégémonie des pistes caravanières par l'intermédiaire de leurs alliés berbères. C’est à Sijilmâsa, le point d’arrivée situé le plus à l’ouest, que les Fâtimides s’efforcèrent d’intercepter le flux d’or soudanais si nécessaire à leur monnayage et à la constitution de leur trésor de guerre pour la conquête de l’Égypte (Lombard, 1971, p. 65). De leur côté, les Umayyâdes utilisaient l’or du Soudan pour acheter des esclaves slaves réexportés vers l’Orient (Id., p. 85). Les Zîrides sanhâja, qui succédèrent aux Fâtimides, poursuivirent la lutte contre les Zanâta qu’ils refoulèrent sur le Maroc, atteignant Sijilmâsa et s’emparant, finalement, mais pour peu de temps d’une grande partie du Maroc, soumis depuis quelques années aux Umayyâdes. Il est impossible d’esquisser ici toutes les péripéties historiques de ces luttes (Lévi-Provençal, 1950-1953, II, p. 78-110 ; Terrasse, 1949, I, p. 135-192 ; Idris, 1962, p. 743 et suiv. ; Devisse, 1970, p. 141-150 ; Hrebk, 1990, p. 350). Quoi qu’il en soit, au cours du Xe siècle, toute la bordure septentrionale du Sahara resta entre les mains des Zanâta, qui contrôlaient toujours les points d’arrivée du commerce caravanier, en particulier des esclaves, avec la région du lac Tchad et Gao. D’ailleurs, dès la fin du Xe siècle, les Zîrides se désintéressèrent de l’Ouest maghrébin et il est probable qu’ils traitèrent avec les ibâdites pour assurer l’approvisionnement de leur corps d’armée en esclaves (voir supra). Au milieu du XIIe siècle, az-Zuhrî indique encore que c’est par Wârklân (Wârgla) que « passent les exportations du Sahara en esclaves (‘abîd) et serviteurs (khadam) […] » (Cuoq, 1975, p. 116).


                    Finalement, au XIe siècle, les Lamtûna sanhâja, sous le nom d’Almoravides, furent les premiers à lever toutes les barrières politiques, religieuses, commerciales en établissant un empire allant du Sud du Sahara jusqu’à l’Al-Andalus86. À l’origine de ces transformations géopolitiques, se trouve indéniablement le commerce saharien qui fut le moteur de la promotion politique et religieuse des Lamtûna. Ils s’emparent du terminal sud d’Âwdâghust (1054-1055) (la « Cité des cités »), ils s’emparent du relais de Sijilmâsa (1056) et, enfin, ils s’emparent de toute la voie extrême occidentale, sans cependant détruire Ghâna (Moraes Farias, 1967 ; Conrad et Humphey, 1982-1983) comme certains le croient encore.

                    Deuxième remarque

                    La grande contribution des marchands-missionnaires berbères ibâdites à l’islam fut d’introduire la religion musulmane au Sud du Sahara bien avant les sunnites. Il convient d’insister sur ce point dans la mesure où des manuels tardent encore à reconnaître le prosélytisme ibâdite (Triaud, 1973, 1995). Selon az-Zuhrî, dès le milieu du VIIIe siècle les habitants de la ville de Zâfûn seraient devenus musulmans, mais, dit-il, d’une « secte (madhhab) qui les fit sortir de la Loi » (Cuoq, 1985, p. 121-122), c’est-à-dire l’ibâdisme. Dans l’ouvrage ibâdite le plus ancien que nous connaissions (vers 1106-1107), celui d’Abû Zakarîyâ’ al-Wârghlânî, l’auteur évoque le rôle joué dans la conversion du roi de Mâli par un pieux ibâdite originaire du Sud tunisien, son arrière-grand-père, ‘Alî b. Îklaf ad-Darghînî. Attribution fausse selon Schacht (1954, p. 22) qui, cependant, considère que la première forme d’islam introduite à Mâli, et plus largement au Soudan, était effectivement ibâdite. La prétendue conversion des populations soudanaises attribuée aux Almoravides par la tradition sunnite dominante a consisté en fait à leur imposer l’islam mâlékite orthodoxe.

                    Schacht fait la démonstration par l’architecture de l’antériorité de la propagation de l’islam par les ibâdites. Ainsi, la diffusion au Soudan du « minaret à escalier » dit « saharien » est due à leur influence. Ce minaret typique provient du Sud tunisien par la voie de Wârgla. L’absence de minbar (chaire) à l’intérieur de la mosquée représente une infraction à la doctrine mâlékite stricte, mais s’explique parfaitement par la doctrine ibâdite. En effet, si les ibâdites n’ont pas de minbar dans leurs mosquées, c’est pour une bonne raison :

                    « ils ne peuvent pas faire la prière du vendredi, qui se distingue des autres prières rituelles obligatoires par la khot’ba [sermon délivré par l’imâm] du haut du minbar, parce que depuis la chute de leur imâmat, ou État indépendant de Tâhert en 296/908 [en fait, en 297/909], ils n’ont pas d’imâm, chef plutôt politique que religieux de leur communauté, sous les ordres duquel la prière rituelle du vendredi doit être faite. » (Id., p. 16).

                    Et Schacht extrapole et conclut que la dynastie songhay sous le règne de Sonni Alî Ber, au XVe siècle par conséquent, était probablement ibâdite. Une idée reprise et développée par Rey (1994) et réfutée par Hunwick (1999, p. 8, note 4), qui résume la position déjà ancienne des historiens sur ce point : une des accusations proférées par l’auteur du Tarikh es-Sûdân pour noircir la mémoire de Sonni Alî, le déconsidérer et justifier le renversement de sa dynastie.
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                    • #11
                      Troisième remarque

                      L’étude des rapports de force entre groupes venus du Nord et sociétés africaines subsahariennes devrait, comme pour les deux remarques précédentes, faire l’objet d’un autre article. J’en esquisse les grandes lignes. Lorsque les négociants du Nord arrivent au Bilâd as-Sudân, ils se trouvent en présence d’États déjà constitués, bien organisés, pourvus de centres urbains et maîtrisant des échanges inter-africains à longue distance grâce à une classe de marchands spécialisés, les Wangara. C’est pourquoi, contrairement à une idée reçue, l’expansion musulmane n’a pas été à l’origine de la formation de l’État au Sud du Sahara.

                      Certes, le réseau des échanges vers le nord est une création des Berbères ibâdites et le trafic transsaharien provoqua un essor inédit du commerce des esclaves et des autres produits, mais les États soudanais conservèrent l’entière maîtrise de leurs échanges extérieurs. Le contrôle par Ghâna jusqu’au XIe siècle du terminal caravanier d’Âwdâghust et la nomination d’un gouverneur soninké chargé de superviser le pouvoir des commerçants berbères en constitue un bon exemple. Par ailleurs, il est très probable que tous ces États – dont seules les élites étaient islamisées – limitèrent ou freinèrent les conversions des animistes à l’islam afin de ne pas créer de difficultés économiques pour le pays et de pouvoir ainsi continuer à alimenter le lucratif commerce des esclaves. On le sait avec certitude pour le Kânem dont le roi et l’aristocratie zaghâwa au tout début du XIe siècle cessèrent d’encourager l’islamisation – un musulman ne peut être réduit en esclavage – parce qu’ils peinaient à rassembler des esclaves en quantité suffisante à cause de la conversion d’un nombre trop important de païens. Or, l’essentiel des échanges commerciaux du Kânem, son poumon économique, dépendait d’une demande régulière d’esclaves. Le même Kânem, afin de surveiller les intermédiaires et limiter le nombre des courtiers, étendit à plusieurs reprises son contrôle sur les oasis qui jalonnaient la voie orientale du Sahara vers Zawîla.

                      Finalement, la stricte division du travail entre tous les acteurs du commerce transsaharien, en particulier entre producteurs d’esclaves au Sud, convoyeurs au Sahara et vendeurs d’esclaves aux terminaux nord mettait, en principe, les États africains à l’abri d’une intervention étrangère. Et de fait, c’est seulement très tardivement, au XVIe siècle, en 1591, que les Marocains conduisirent une expédition victorieuse contre l’empire songhay afin de prendre le contrôle des routes du sel, de l’or et des esclaves.

                      par Roger Botte

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