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Comment le yoga a conquis l'Occident

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  • Comment le yoga a conquis l'Occident

    Dans la tradition indienne, le yoga est une pratique religieuse ascétique qui suppose un grand effort sur soi. En se diffusant en Occident, il est devenu une technique de relaxation et un art du bien-être très prisé.
    La popularisation du yoga a tout d’abord débuté dans le contexte des années 1970, alors que la jeune génération contestataire se prend à rêver d’Orient. Certains font même « la Route » pour rejoindre la péninsule indienne et y découvrir ashrams, gurus, yoga et méditation ; d’autres encore s’initient au bouddhisme. En Europe et en Amérique du Nord, la pratique des arts martiaux et du yoga explose et ne cesse de se diffuser. Elle est à présent parfaitement intégrée aux sociétés occidentales : ainsi, une enquête effectuée par Ipsos en 2010 sur le rapport des Français à leur corps et au bien-être constate que 13 % d’entre eux pratiquent des activités dites de relaxation, notamment le yoga et la méditation. La diffusion du yoga dans les sociétés occidentales représente donc un changement culturel important, qui s’inscrit dans la diffusion d’une mosaïque de pratiques originaires d’Asie – arts martiaux, méditation, âyurveda ou feng shui. Mais comment comprendre cet engouement durable ?

    L’Inde, « Orient mystique » ?
    Tout d’abord, l’attraction pour le yoga est liée à une certaine fascination que les Occidentaux sont susceptibles de nourrir pour une Inde idéalisée. Ses traditions semblent plonger dans l’éternité et, bien que la pratique du yoga se soit modifiée et diversifiée au cours du temps, on y voit une stabilité et une profondeur garantes d’authenticité. En outre, l’Inde est perçue, certes comme un autre monde, mais surtout comme « une terre sacrée ». Elle semble détenir l’essence du religieux et exhaler la spiritualité dans tous les aspects de la vie quotidienne. On prête à la population indienne une spiritualité pure et spontanée qui contraste avec le religieux vécu en Occident, dépossédé d’une telle authenticité. Car enfin, c’est là l’essentiel : l’Inde apparaît comme un « Orient mystique » avec sa magie et ses mystères, détentrice de sagesse et de connaissances spirituelles qui auraient disparu dans notre société. « Les choses qui viennent de là-bas m’intéressent », me dit un fervent pratiquant de yoga, car elles peuvent « m’offrir justement la possibilité d’accéder à quelque chose qu’ici on n’a pas. » Ainsi, le mythe d’un Orient mystique joue le rôle de miroir et reflète les aspirations des Occidentaux, convaincus d’y trouver là une réponse aux affres de notre modernité. Comme le remarquait fort justement Michel Hulin, spécialiste de la philosophie indienne, « tout se passe comme si, un peu partout en Occident, le monde indien était ressenti comme l’altérité suprême par rapport à laquelle les courants religieux, les idéologies, voire les philosophies elles-mêmes éprouvent le besoin de se définir (1) ».
    Cette représentation de l’Inde comme altérité parfaite de notre société ne date pas d’aujourd’hui, bien au contraire. Dès la fin du XIXe siècle, la connaissance et l’étude des traditions religieuses indiennes constituent, pour les orientalistes romantiques, un espoir de régénérescence de l’Occident. Les études orientalistes prennent leur essor à Calcutta à la fin du XVIIIe siècle avec la création de la Société asiatique du Bengale.
    Dans cette ère de découverte et de conquête coloniale, on travaille à la découverte, la traduction, le commentaire et l’épigraphie de textes philosophiques et religieux de l’hindouisme. Mais ce n’est pas l’Inde contemporaine, perçue comme une civilisation déclinante et noyée dans un obscurantisme que l’on compare au Moyen Âge, qui fascine. Il s’agit de son passé qu’il convient de retrouver. En effet, aux yeux des orientalistes romantiques, les sources antiques de la civilisation européenne sont à chercher dans une Inde primordiale. Aussi cette recherche d’un âge d’or indien nourrit l’espoir de voir l’Europe régénérée par l’Inde, comme elle l’a pu l’être au temps de la Renaissance par un retour aux sources antiques gréco-latines. On ne pourrait mieux capturer cette aspiration à la renaissance que Victor Hugo : « Au siècle de Louis XIV, on était helléniste, maintenant, on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois ce grand abîme de l’Asie… Le statu quo européen, déjà vermoulu et lézardé, craque du côté de Constantinople. Tout le continent penche à l’Orient (2). »
    Tandis que l’Occident semble se fissurer sous les coups de la modernité qui s’accélère au XIXe siècle (industrialisation, urbanisation, montée de l’individualisme), seules la sagesse et l’authenticité d’un Orient mystique pourraient alors vaincre ses tendances matérialistes et mécanistes. Il faut noter que cette quête de régénérescence de l’Occident par la découverte d’un Orient idéalisé a eu une influence considérable sur les humanités européennes. Elle a laissé une empreinte sur les plus grands philosophes tels Georg Hegel, ou Arthur Schopenhauer qui renouvelle la pensée en s’inspirant du bouddhisme et du Vedânta. Elle a inspiré les courants artistiques majeurs, tels le romantisme européen et le transcendantalisme américain. Enfin l’image de l’« Orient mystique » a considérablement imprégné l’ésotérisme occidental, notamment via la Société théosophique, fondée en 1875 à New York dans le milieu spirite, et premier relais ésotérique de concepts empruntés à l’hindouisme.

    Le yoga aujourd’hui : une pratique avant tout
    La quête d’une spiritualité « orientale » dont on espère qu’elle saura compenser les affres de notre société contemporaine ne s’est pas démentie au tournant du XXIe siècle. Toutefois elle prend de nouvelles formes : elle ne passe plus par une connaissance intellectuelle ou par une inspiration artistique, mais par une expérience personnelle directe.
    Et précisons également que chez nos contemporains cette expérience s’inscrit souvent dans un nomadisme un peu éclectique juxtaposant yoga, méditation, bouddhisme et taoïsme, développement personnel, thérapies holistiques, massages chinois, reiki ou arts martiaux. En effet, pour ceux qui ne considèrent pas le yoga uniquement comme une forme de gymnastique douce mais approfondissent sa pratique, il ne s’agit pourtant pas d’une conversion à l’hindouisme. C’est l’aspect pratique, concret des enseignements d’origine indienne – méditation, postures de yoga, chant de mantra – qui est recherché, et ce bien souvent au détriment des rituels, doctrines hindoues et de leur arrière-plan culturel. Ainsi, paraphrasant la publicité d’une célèbre marque de vêtements de sport, une pratiquante de yoga résume : « Just do it. C’est vraiment ça, le yoga. » Bien que le yoga soit originellement inséré dans un système philosophique et religieux très complexe, il est donc envisagé comme un enseignement dans l’action, largement supérieur à la connaissance livresque qu’il s’agit de dépasser.
    Le yoga est en effet souvent décrit comme participant d’un « style de vie », une « façon de faire face à la vie », ou encore comme « un art de vivre au quotidien », c’est-à-dire une manière d’agir qui oriente le quotidien et peut guider une conduite de vie, tant sur le plan physique que psychologique ou même éthique. Plus généralement, yoga et méditation sont décrits comme une « technologie spirituelle » ou « thérapeutique », des « outils », une « trousse de secours » ou encore comme une « soupape de sécurité ». Ces métaphores soulignent le rôle particulier, quasi thérapeutique, que viennent à jouer ces pratiques. Tandis qu’en Inde le yoga est traditionnellement partie prenante d’une quête de salut religieux voulant arracher l’individu au monde et ses souffrances que renouvellent sans cesse les cycles de la réincarnation, la grande majorité des pratiquants fervents de yoga et de méditation l’envisagent tout autrement. Ils adoptent le yoga ou la méditation comme autant d’outils efficaces contribuant à un perfectionnement de soi et à une quête d’épanouissement, pour ici et maintenant. En particulier, ceux qui se sont engagés sur la voie du yoga ou de la méditation recherchent des bénéfices en termes de développement personnel, de plus grande harmonie avec leur environnement, de gestion du stress et une amélioration des relations interpersonnelles. Il s’agit d’acquérir une certaine « souplesse » : « Dans le yoga (…), on apprend à bien respirer, on apprend à bien se détendre, il vaut mieux être souple physiquement, il vaut mieux être souple mentalement aussi (…) pour pouvoir prendre du recul, s’adapter et faire les choses », explique un pratiquant régulier de yoga. Le progrès individuel qui serait suscité par cette démarche est également décrit comme une capacité renforcée à relever de nouveaux défis (monter un projet, prendre des risques, changer d’activité professionnelle), à faire face aux difficultés, gérer les problèmes et contrôler les situations. Enfance difficile, problèmes familiaux ou professionnels sont ainsi décrits comme des épreuves qui permettent de progresser dès lors que l’on sait les accepter et les relativiser.

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    Yoga et société néolibérale
    Car enfin, il s’agit certes de « se réaliser », mais également de satisfaire à l’exigence d’adaptabilité et de flexibilité qu’une société néolibérale requiert des individus. En effet, l’engouement pour la pratique du yoga, telle qu’elle est conçue par ceux qui la pratiquent, c’est-à-dire comme outil de perfectionnement de soi détaché des rites et doctrines hindoues, doit se comprendre en relation à l’importance croissante de l’impératif de transformation de la personne qui affecte la société contemporaine. Dans un contexte de mutations sociales et économiques (mondialisation de la finance, fluidité des marchés commerciaux, rapide obsolescence des techniques et des produits de consommation, règne absolu de la compétitivité et de la rentabilité), le travailleur est de plus en plus défini non par son poste ou ses compétences mais par ses aptitudes à s’adapter et à développer, de lui-même, de nouvelles compétences. En d’autres termes, il doit pouvoir accroître son potentiel, et éventuellement gérer lui-même l’anxiété que cette pression génère. Ainsi, progrès et développement de soi reflètent l’injonction du changement perpétuel qui prédomine aujourd’hui dans notre société, exigeant que nous devenions des individus-trajectoires comme le dit si bien Alain Ehrenberg (3) : nous sommes ainsi de plus en plus invités à trouver des outils d’invention de soi afin de nous prendre en charge, faire preuve d’initiatives et de capacités relationnelles, s’adapter sans cesse, etc. Il ne s’agit pas seulement d’être performant, mais aussi de savoir décompresser, faire face au stress que cette responsabilité individuelle engendre…, et ce pour pouvoir continuer à l’assumer au jour le jour. C’est en somme un indispensable travail sur soi qu’il convient de réaliser, vécu comme une nécessité ou un devoir que l’on s’impose à soi-même, très souvent évoqué par ceux qui s’engagent dans la voie du yoga. Ainsi, de nouveau, à travers cet usage du yoga ou encore de la méditation, on recherche dans un ailleurs des solutions possibles à nos propres problématiques. Mais bien entendu cette quête d’outil pour un développement de soi dépasse l’engouement pour les pratiques originaires d’Asie. Elle concerne aussi bien un très large éventail de démarches dites spirituelles ou thérapeutiques variées, qui cherchent à favoriser l’adaptation de l’individu à son environnement social – et le détourne, par là même, d’une action réformatrice sur celui-ci.

    Des finalités économiques
    En d’autres termes, la valorisation de la résilience et de la transformation de soi dans nos sociétés contemporaines n’est pas sans lien avec des finalités économiques : elle est en affinité avec la flexibilisation du travail, une économie compétitive, l’exigence de travailleurs disponibles, capables de s’adapter aux besoins de productivité et de rentabilité. Car « comment en effet faire face aux changements technologiques et aux impératifs de la concurrence, écrit le sociologue Robert Castel, si ce n’est en faisant du travailleur un être sans aspérités et sans crispation dont les capacités sont mobilisables à tout instant ? Mais comment y parvenir, si ce n’est pas en traquant ses blocages et ses résistances, en cultivant une spontanéité retrouvée, capable de répondre aux injonctions du présent (4) ? »
    Il y a donc une affinité entre l’être humain requis par la société néolibérale et la valorisation croissante de l’épanouissement de soi. Et l’appropriation de techniques telles que la méditation ou les postures de yoga représente une réponse, parmi tant d’autres, à ces exigences d’adaptabilité qui pèsent sur l’individu aujourd’hui. Il me semble que le yoga n’est pas prêt de décliner en Occident…

    NOTES
    (1) M. Hulin, « L’Inde comme lieu des figures de l’autre », in M Hulin et C. Maillard, L’Inde inspiratrice. Réception de l’Inde en France et en Allemagne (XIXe-XXe siècle), Presses universitaires de Strasbourg, 1996.
    (2) V. Hugo, Les Orientales, 1829, rééd. LGF, 2000.
    (3) A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991.
    (4) R. Castel, La Gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après-psychanalyse, Minuit, 2003.
    sciences sociales

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