Le territoire est le cahier de l’histoire. Les hommes y écrivent leur vie, leur présence, leurs croyances, leurs sentiments, leurs mythes pérennes et leurs rêves d’immortalité. La toponymie officielle est loin de celle de la population.
Par Rachid Oulebsir (*)
En donnant des noms à des lieux, comme ils le font pour leurs enfants, les humains consacrent de façon rituelle leurs conquêtes et inscrivent dans le présent leurs activités, leurs liens avec le passé, la continuité de leurs lignages, projetant ainsi leurs passages et leurs combats dans l’avenir en donnant du sens à leur vie comme pour occuper le terrain après leur départ.
La prétention de cette intervention n’est pas de refaire, après d’autres, la démonstration des liens évidents entre la vie des hommes et les empreintes qu’ils laissent sur la terre qu’ils habitent, mais de suivre du côté des populations dominées par la toponymie, à travers le processus de dénomination-renomination des lieux, la perception, le ressenti et les réminiscences qui remontent du fond de la mémoire collective pour réhabiliter et imposer des noms oubliés ou niés par l’idéologie officielle. La renaissance de la toponymie amazighe ensevelie durant des siècles, dénaturée et parfois gommée systématiquement par le pouvoir central algérien, est exemplaire de cette résistance des dominés à la succession des cultures dominantes, romaine, vandale, arabe, turque et française. La toponymie est souvent l’espace d’expression d’une interculturalité, un terrain de partage de particularismes locaux et de valeurs universelles.
Nous tenterons dans cette présentation sommaire de tirer de la mémoire collective quelques facettes du génie des ancêtres et de la permanente clairvoyance populaire.
1- Le génie populaire contre la pensée unique
Il y a l’onomastique officielle qui inscrit et fige durablement l’histoire et l’idéologie des dominants et l’onomastique populaire qui exprime dans le mouvement des multiples dimensions du patrimoine immatériel la culture quotidienne des dominés. A côté de la culture officielle ostentatoire et procédurière véhiculant l’idéologie affirmée de l’Etat, comme un correcteur éclairé, la vision populaire vient souvent proposer sa lecture immédiate plus fertile, plus féconde et imposer à travers l’expression populaire adéquate le vécu quotidien le plus visible, le ressenti plus vrai de son histoire lointaine.
Si la première possède ses règles, ses lois, ses procédures, ses moyens institutionnels, qui nous renseignent sur la doctrine de l’Etat, la seconde nous offre des grilles de lecture et d’interprétation des rapports immédiats des hommes au territoire. C’est la mouvance des mots utilisés par les acteurs sociaux pour exprimer les usages qu’ils s’autorisent ou s’interdisent sur leur territoire, pour donner du sens à leur vie, qui nous interpelle. Le rejet de toponymes attribués par l’autorité d’Etat, et la préférence d’autres par le ressenti populaire, exprime plus le besoin de souveraineté populaire immédiat sur l’espace public que l’inadéquation, par ailleurs souvent avérée, des noms en rapport à l’usage social des institutions et des édifices publics. Attribuer le nom d’un baroudeur de la guerre de libération nationale à une université alors que la région recèle une liste ininterrompue de savants et d’universitaires ayant marqué la civilisation universelle est tout de suite corrigée par l’expression populaire par un rejet dans l’usage. A la place de ce toponyme même prestigieux, on usera du nom de la rivière qui coule à côté ou du nom d’une plante caractéristique de la région (1).
Une route ayant une seule désignation officielle, est nommée par la population suivant l’usage qui en est fait, avec différentes appellations selon des tronçons bien définis ! Une rivière connue sur la carte par un hydronyme retenu par les institutions étatiques, est désignée par la population de plusieurs appellations suivant les contrées qu’elle traverse et selon la qualité de ses eaux ! Le marché populaire hebdomadaire, véritable institution villageoise, est indiqué dans la culture populaire, plus selon le jour où il se tient et son usage du jour que suivant son emplacement et son adresse officielle. Il est alternativement Marché du vendredi, Souk de fruits et légumes, Espace des artisans, Agora culturelle, Place de fêtes foraines, Marché de véhicules…que Marché de telle ou telle commune portant un nom d’un Chahid de la guerre de libération nationale.
Cette approche anthropologique expliquant les noms que l’on attribue à des lieux, des routes, des rivières, des collines, des cités, par le mélange de la culture ancienne et le ressenti populaire immédiat donne un éclairage nouveau sur l’instabilité des toponymes accolés aux villes et cités, l’émergence de nouveaux noms, la résurgence et la persistance de toponymes villageois à coté des noms officiels ignorés dans l’expression et qui n’arrivent pas à s’imposer à l’usage populaire. Les mutations toponymiques dans leur vitesse, leurs causes, leurs formes nous offrent de pertinentes grilles de lecture des rapports permanents du citoyen à l’espace public, à travers des empruntes parfois durables mais souvent éphémères qu’il laisse sur le territoire.
Une ville, une route, une rivière, deux villages et une ferme serviront d’exemples pour illustrer le désaveu populaire des toponymes officiels et l’adoption d’identifiants vernaculaires en lien étroit avec le vécu populaire local, dans toutes ses dimensions humaines, historiques, économiques, sociales, politiques et culturelles, qui donne du sens à la dénomination du territoire dans sa géographique plurielle.
1- Voyage toponymique dans la vallée de la Soummam
De nombreuses routes mènent à Bejaia, mais une seule parcourt toute la vallée de la Soummam. C’est la route nationale n° 26 qui part du carrefour de Maillot (wilaya de Bouira) pour rejoindre après une centaine de kilomètres la route nationale N°12 venant de Tizi-ouzou par Azazga et la forêt de Yakouren à Elkseur, dernière grosse agglomération avant le chef-lieu départemental. Cette voie faisant partie du réseau routier national, bien délimitée, bornée, inscrite sous le numéro 26 dans la désignation officielle des routes nationales, porte cependant de nombreux noms dans la culture populaire.
1-1- Une route à plusieurs noms
Les routes ont aussi des noms dans la culture populaire ! De la mémoire ancienne remonte la dénomination amazighe d’Avrid Amokrane, La grande route qui mène vers la ville. Au temps de la colonisation romaine la population autochtone désignait en Tamazight cette route par Avrid Urumi, la voie romaine gardée par des vigies et de nombreux limes disséminés sur des promontoires et les crêtes des valons dominant les plaines et les canyons de la longue vallée oléicole (2). Tavlastensis, désignation latine de l’endroit où jaillissent plusieurs sources, est un casernement de surveillance de la principale voie romaine qui traverse le massif du Djurdjura pour rejoindre Bgayet par la vallée de la Nasava (nom romain de La soummam). Ce limes romain sis à Allaghane, dans l’actuelle commune de Tazmalt, garde encore tous ses secrets, ses vestiges ne faisant partie d’aucun classement patrimonial, n’étant d’objet d’aucune recherche archéologique officielle. Tavlazt, tel est le diminutif populaire de cet endroit historique qui était un haut lieu de protection de la route des diligences et des convois militaires romains venant de Russucuru (actuel Dellys) à l’ouest passant par Bida Municipum, actuelle Djemaa Saharidj (wilaya de Tizi-Ouzou) (3).
Dix kilomètres plus à l’est, le monument romain d’Ausum (Akbou), sis à l’endroit dit «le piton» protège l’entrée ouest de cet ancien marché kabyle où se déroulaient les échanges commerciaux et culturels de nombreuses tribus.)
La route suit la vallée jusqu’à Saldaé passant par Tubusuptu, Tiklat, localité au pied du mont Fenaya à 15 km à l’est de Bejaia. Cette importante voie a gardé sa dénomination romaine même après l’invasion arabe (647-775). Le règne des dynasties berbères sur la région de Bgayet qui a tenu plus de sept siècles (776-1512) a vu émerger vers l’an 1063 le nom de Trig Soltan, dénomination arabe de cette route, dans son tronçon menant de Bgayet dénommée Naciria, capitale Hammadite fondée par le prince Moulay-Nacer, jusqu’à la Kelaa de Beni Hamad (Msila). D’après les historiens, la population autochtone désignera ce chemin princier par Trig Soltan sous les Hammadites (1014-1152) et bien après.
L’avènement de la régence ottomane (1515-1830) a vu apparaitre la dénomination d’Avrid n’Beylik, (la route du Beylik) nom que l’usage populaire garde encore de nos jours pour designer les routes à grande circulation.
Avec la colonisation française, la route prendra tantôt le nom d’Avrid n’svayes (la route de la cavalerie), Avrid Laaskar, le chemin militaire, sans perdre la dénomination du temps des turcs Avrid n’Beylik. Pour les marchands et les paysans ce sera Avrid n’Souk, la route du Marché, pour les écoliers, Avrid lacoul, pour les voyageurs habitués au déplacement vers la ville ce sera Avrid n’Bgayet, la route de Bougie, la destination étant souvent un référent pour le sens commun.
Elle sera qualifiée d’Avrid u qaross (la route de la diligence) à compter de l’ouverture et de l’utilisation du chemin de fer menant de Bougie à Béni -Mansour en fin de la décennie 1880 La diligence postale reliait alors la gare d’Allaghane dans la vallée de la Soummam au grand village d’Ighil-Ali importante agglomération dans la haute montagne des Bibans.
Avec l’apparition de l’asphalte au début du 20ème siècle cet axe routier empierré sera goudronné dans les premières décennies du 20ème siècle. Le génie populaire inventera le toponyme d’Avrid L’godro (La route goudronnée) ce qui la distingue des autres voies de circulation demeurées chemins de terre. Le beylik, mot désignant la propriété foncière et immobilière de la Régence turque, est demeuré dans la culture populaire l’espace d’accès interdit, dangereux, dont l’usage donne lieu à une taxe. C’est ce terme qui est le plus utilisé pour qualifier la route nationale ! Dans le ressenti populaire l’espace étatique revêt encore de nos jours le cachet colonial, c’est toute une lecture de la nature de l’Etat algérien actuel et de ses rapports à la citoyenneté que donne la persistance de cette désignation Avrid N’ Beylik.
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