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La mer est morte ce matin !

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  • La mer est morte ce matin !

    HALTES ESTIVALES

    L'automne régurgite un matin brumeux, sale, visqueux, tristement allongé sur les quais humides de cette gare perdue au milieu de la grande ville. Il n'y a plus de feuilles mortes, il n'y a plus de poésie... Le lourd train qui a parcouru près de six cents kilomètres s'arrête enfin, dans une forte secousse qui manque de renverser ces voyageurs pressés qui n'attendent jamais l'arrêt complet de la rame pour descendre. Une foule bigarrée se déverse sur les quais. De lourdes valises attendent des bras robustes qui ne viendront pas.

    Il est sept heures. Quelques arbres, chétifs et couverts de poussière, semblent perdus dans la forêt de béton où quelques façades lépreuses s'écartent pour laisser passer des rues sans charme, poisseuses et jalonnées de tant de crevasses que le taxi est obligé de freiner tous les dix mètres pour slalomer entre les trous. Il souffle sur ce matin barbouillé de lassitude et de laideur, une étrange odeur de mort. Mais qui est donc décédé ? Le chauffeur de taxi a écouté les nouvelles ce matin à la radio :

    «La mer est morte !
    - Quoi, mais vous rigolez ?
    - Oui, monsieur, la mer est morte. C'est ce qu'ils ont dit. Bon, vous pouvez ne pas les croire. D'ailleurs, ils mentent beaucoup, comme toujours. Mais pourquoi auraient-ils inventé cette histoire ?
    - Vous déraisonnez ! La mer ne peut pas mourir... Et d'ailleurs comment peut-elle mourir ? Qu'est-ce que ça veut dire “mourir” pour une mer ?
    - Moi, je ne suis qu'un pauvre chauffeur de taxi. La mer peut mourir mille fois que ça ne me fait ni chaud, ni froid ! Je suis juste un peu triste pour les gosses de ma fille. Ils adorent se baigner...
    - C'est tout ce que ça vous fait ?
    - Bof ! Le monde ne s'écroulera pas pour autant...»


    La voiture s'arrête devant un hôtel miteux situé près du port.

    Enfin, le port ! Peut-il y avoir un port sans mer ? Non ! Ça ne tourne pas rond. C'est une histoire de dingues ! Le vieux réceptionniste, encore somnolant, répond difficilement à mon «bonjour». Mais, au moment où il me tend la clé, après avoir enregistré mon nom sur la feuille de police, il me lance : «N'ouvrez pas la fenêtre tout de suite, monsieur.
    - Mais pourquoi donc ? Il ne fait pas encore froid...
    - Ce n’est pas ça ! Vous risquez d'avoir une syncope. Votre chambre donne sur feue la mer...
    - Ah bon ! Je compte dormir d'abord. On verra ça après.»

    Le vieux réceptionniste hoche la tête et ne dit pas mot. J'arrive enfin au troisième étage. J'ouvre la porte de la chambre et je balance mon cabas sur une table basse placée devant la fenêtre. Bon sang, la voilà cette fameuse fenêtre que je ne dois pas ouvrir. J'enlève le hoquet et je pousse les persiennes d'un violent coup de pied. Devant moi, les routes qui se croisent devant le port, les nombreux rails des chemins de fer, les dépôts... Je lève les yeux. Et c'est le choc ! Il n'y a plus de mer ! Certains bateaux sont debout au milieu du sable et d'autres sont couchés. Plus loin, c'est la terre, rien que la terre, submergée de poissons morts... Bon sang ! Ils ont tué la mer ! Bravo ! Ils ont tout liquidé de ce côté-ci de l'Algérie, tout bétonné, tout enlaidi et il ne restait plus que la mer pour rêver, pour admirer encore quelque chose de beau, de non pollué... Ils ont fini par l’avoir cette belle Méditerranée qui a fait nos joies d'enfants et nos bonheurs de jeunes !

    Comment s’y sont-ils pris pour la tuer ? Je cours allumer une vieille télé qui ne capte que les chaînes terrestres. Une présentatrice au visage tordu, comme si elle avait reçu une clé à mollette sur sa joue gauche, mal maquillée et mal habillée, débite le dernier communiqué du gouvernement. Il est question de mobilisation quasi générale pour diriger toute l'eau des prochaines pluies vers le site de l'ancienne mer. Un ministre, nouveau dans sa fonction mais qui a les mêmes moustaches et le même accent que l'ancien, parle de cette «tâche exaltante qui va donner à la jeunesse algérienne l'occasion de se sacrifier comme les anciens...» Je descends en rafale les escaliers. Direction : la petite cafétéria où l'on sert le petit déjeuner.

    Le garçon refuse de me servir car, dit-il, «le petit déjeuner, tu dois le prendre le lendemain !» Un sexagénaire, tout bouffi et recroquevillé dans sa kachabia, lance en direction du jeune : «Est-ce que demain tu seras en vie ? Ils ont tué la mer ! Nul ne sait si demain se lèvera...» Un type en costume-cravate explique : «La mer est morte toute seule. Arrêtez d'incriminer le gouvernement ! La mer s'est suicidée, voilà tout !» Mais pourquoi donc ? Le gars a une réponse à tout : «Elle était malheureuse. Avant, elle vivait, elle respirait, elle accueillait des générations entières de jeunes filles et de jeunes garçons qui venaient se baigner, s'amuser. C'était la joie ! Il y avait aussi des pêcheurs qui faisaient correctement leur boulot. Maintenant, ils jettent le poisson pour que les prix ne baissent pas sans compter ceux qui vendent les poissons les plus chers aux chalutiers étrangers... La mer, c'était aussi la poésie, les beaux couchers de soleil, le romantisme, l'amour. Ces derniers temps, les gens ne la regardaient plus. Ils étaient là, à quelques mètres de ses vagues, et ils l'ignoraient superbement ! Elle n'en pouvait plus... Et puis, le coup de grâce, ce furent ces “caravanes” de barques transportant les harragas !»

    Un jeune en jean et teeshirt répond : «Il sera plus facile d'aller en Europe sur la terre ferme...
    - Va savoir si elle est ferme partout, cette terre. Il doit y avoir des crevasses, du sable mouvant, etc.
    - Et puis, qui nous dit que la mer est morte du côté européen ?
    - C'est quoi ? Une nouvelle histoire de Moïse, que la paix soit sur lui, partageant la mer en deux ?»
    Je me pince. Ce n'est pas un rêve et ce maudit train ne m'a pas déposé dans un asile... Je me lève et disparais dans les dédales de la cité. Des badauds sont aux parapets. Ils regardent le site de l'ancienne mer. Je vais jusqu'aux quais abandonnés de l’ancien port. Un chantre – on dirait notre Momo ! –, barbe blanche et toge à l'ancienne, court dans le vent en déclamant son poème :

    «La mer est morte ce matin !
    L’aube brumeuse
    La dévêt de ses rivages
    Et allonge la dormeuse
    Au creux de l’orage (...)
    Un linceul en lambeaux
    Tendu sur le phare
    Fait le beau
    Triste étendard...»

    Par Maâmar Farah-Le Soir
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