L’Algérie est reconnue généralement comme le second pays francophone pour le nombre de ses locuteurs, et pourtant elle ne fait pas partie de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Cette situation peut sembler étonnante, mais au-delà de la langue, elle traduit la profonde ambivalence de l’Algérie par rapport à la France, une ambivalence que plus de quarante années d’indépendance ont peu fait évoluer. Toutefois elle n’est pas surprenante de la part d’un peuple qui a subi une longue colonisation de cent trente ans, a été victime d’une profonde dépossession identitaire et qui peine à se forger une identité propre. C’est l’attitude d’un pays qui a été modelé par la France mais maltraité par elle, qui s’y est attaché partiellement tout en se sachant autre par le lien à sa religion, à ses langues, à sa terre. Dans cette relation ambivalente vis-à-vis de la France, la langue française occupe une place particulière. Au-delà de sa fonction d’outil linguistique elle symbolise en Algérie l’ambiguïté des relations avec l’ancien colonisateur. C’est ce qui rend la question complexe d’autant plus que la relation des Algériens à cette langue française implique leur relation à leur propre pouvoir politique et concerne ainsi la question de sa légitimité.
Pour aborder ces questions, il faut d’abord comprendre la situation des langues en Algérie, puis analyser le parcours des politiques linguistiques, pour enfin traiter de la relation de l’Algérie à la francophonie, notamment à l’OIF.
LA SITUATION DES LANGUES EN ALGERIE
Dans l’Algérie de 2009, quatre langues sont à l’œuvre dans le paysage linguistique : la langue arabe classique, la langue arabe parlée, le berbère et le français. La langue anglaise y est de plus en plus présente, mais elle est d’introduction relativement récente et n’a pas l’implication symbolique des autres langues .
La langue arabe
Sous le terme de langue arabe sont désignés deux types de langues : une langue arabe écrite et des langues parlées locales multiples.
L’ensemble du monde arabe recourt depuis des siècles – et sans doute depuis les origines de l’islam – à deux niveaux de langue. Le développement d’une langue arabe dotée de caractères spécifiques a été accentué par la révélation du Coran au prophète Muhammad et la fondation de l’islam comme religion et comme structure politique. C’est durant les deux premiers siècles qui ont suivi l’hégire que la structure de cette langue a été codifiée par les grammairiens et que, dans le même mouvement, le texte du Coran a été définitivement fixé et longuement commenté. Cette langue est sacrée au même titre que le Coran qu’elle transmet et est largement considérée comme telle aujourd’hui, même si cette notion de langue sacrée n’est pas pertinente du point de vue de la théorie linguistique.
Cette langue (dite coranique, ou classique, ou littéraire selon les lieux et les époques, et en arabe fus’hâ ) n’est pas et n’a jamais été la langue maternelle ni la langue de l’usage quotidien d’aucune société. Chaque tribu, chaque région, aujourd’hui chaque nation a recours à une langue arabe spécifique (dite dialectale, ou parlée, en arabe ‘âmmiya ) qui est sa langue de communication. Les termes « dialecte » en français, et ‘âmmiya – langue de la masse par opposition à l’élite khâssa – ont une valeur péjorative qui souligne bien le degré inférieur où sont tenues ces langues parlées multiples par rapport à la langue coranique à laquelle a été réservé jusqu’à ce jour le monopole de l’écriture.
La langue arabe classique entretient donc un lien privilégié avec l’islam : emblème de l’identité musulmane elle est ressentie comme telle par les musulmans depuis des siècles. Son lien avec l’islam la fait participer de sa légitimité religieuse et par dérivation politique, puisque l’islam est la Loi d’Allah à laquelle aucune autre ne peut être opposée pour les croyants. Pour la majorité des enfants, son apprentissage est entrepris par la mémorisation du Coran, en partie ou en totalité, dans les écoles dites coraniques (kuttâb)
Au cours des siècles cette langue arabe a été utilisée pour d’autres usages que religieux : ce fut le cas notamment dans les siècles d’or de la civilisation arabe. A partir du XIX° siècle, dans le cadre des contacts avec l’Europe et de la Renaissance arabe (dite Nahda) elle s’est ouverte sur d’autres langues par le biais de la traduction et s’est modernisée en langue d’ouverture (souvent désignée sous cet aspect comme « troisième langue », lugha thâlitha, au sens d’arabe médian entre l’arabe classique et l’arabe parlé). C’est sous cette forme qu’elle est utilisée dans la littérature arabe contemporaine, dans la presse et les media comme une langue courante où la référence religieuse est certes toujours présente mais n’est plus prédominante.
L’Algérie, coupée du monde arabe depuis 1830 du fait de la colonisation, n’a pas connu cette phase d’évolution. Privé de financement du fait de la mainmise de l’Etat colonial sur les revenus des fondations qui le soutenaient, son enseignement s’est considérablement réduit. La langue officielle de l’Algérie a été le français de 1830 à 1962 et l’enseignement officiel ne laissait qu’une part minime à l’enseignement de la langue arabe. Celle-ci est cependant demeurée une référence religieuse, érigée en repère identitaire principal de l’Algérie colonisée. Les colons français se désignaient comme « Algériens » et les autochtones comme « musulmans ». Le mouvement réformiste qui s’est développé en Algérie à partir de 1930 sous l’égide de Cheikh Ben Badis résumait la situation dans sa devise : « L’Algérie est notre patrie, l’arabe est notre langue et l’islam est notre religion. »
Même quand elle n’est pas proclamée aussi nettement, cette devise reste prégnante dans l’inconscient algérien. Le combat pour l’indépendance a été profondément marqué par la motivation de la lutte pour l’islam. Le vocabulaire en porte les marques : le terme qui désigne le combattant (mudjâhid) réfère à la lutte pour la foi (djihâd), sa mort au champ d’honneur en fait un martyr (chahîd) et l’objectif de l’indépendance fut présenté au peuple comme le retour à l’islam et l’expulsion de l’infidèle. L’islam demeure une référence principale de l’identité algérienne et la langue arabe en est un élément essentiel. .
Les langues parlées, arabe et berbère
Les langues parlées aujourd’hui dans l’usage quotidien en Algérie sont l’arabe dit dialectal, le berbère et le français soit directement, soit par influence sur les deux précédentes.
L’arabe dit dialectal
L’arabe est la langue parlée en Algérie depuis des siècles (sauf dans les zones berbérophones). Elle est de statut oral, l’écrit étant réservé à la langue classique. De ce fait elle évolue beaucoup : elle fut marquée dans le passé par les parlers berbères qu’elle a souvent remplacés, et dans la période récente par le français implanté par la colonisation puis par le développement de la scolarisation et des media.
Cette langue est toujours différente de l’arabe classique, mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la scolarisation se faisant en arabe écrit, il s’est établi une sorte de continuum entre les deux langues. Dans l’Algérie, où la scolarisation se faisait en français, l’arabe écrit n’était pas compris de la majorité de la population. Cet écart s’est réduit de nos jours par l’enseignement de l’arabe dans les écoles et son utilisation dans les media.
Dans les premières années de l’indépendance, pour réintégrer la langue arabe en Algérie, certains avaient préconisé le recours à la langue parlée algérienne, comme en témoigne une pétition parue en 1969 dans Jeune-Afrique . Cette solution aurait permis de réduire l’arabisation à l’enseignement des caractères arabes pour transcrire la langue usuelle des locuteurs. Elle aurait traduit l’identité algérienne dans une langue nationale, permis à la population de s’exprimer dans sa langue et éliminé la notion de langue d’élite, réalisant ainsi une société unie et démocratique. Cette solution fut massivement refusée pour plusieurs raisons. Elle était perçue comme attentatoire à l’unité de l’islam symbolisée par sa langue coranique unique, à l’unité de la communauté internationale arabe ( ‘umma) et rejetée à ce titre tant par les autres nations arabes que par l’opinion algérienne. Enfin il faut reconnaître qu’aucune nation arabe n’a eu recours à cette solution.
La langue parlée algérienne s’est donc trouvée méconnue dans son propre pays comme l’a décrit le linguiste algérien Mohamed Benrabah . Dans l’esprit des promoteurs de la politique d’arabisation, elle devait être remplacée par la « vraie » langue arabe dont elle ne représentait qu’une version « fautive ». De ce fait la langue parlée a été durant de longues années interdite d’expression publique dans le discours des responsables, contraints de s’exprimer dans un arabe international qu’ils maîtrisaient mal. De ce mépris inculqué aux Algériens pour leur langue maternelle est né avec les années ce sentiment de mépris (hogra) que ressent la population de la part de ses dirigeants. En témoigne le sentiment de libération que ressentit la société algérienne en 1992 quand le président Boudiaf s’adressa au peuple en arabe algérien, le libérant ainsi d’un pesant tabou. Cette revalorisation de la langue parlée, largement associée à la création culturelle orale – dont témoigne le livre de Dominique Caubet - et de plus en plus à la communication par internet, est aujourd’hui acquise.
Certaines voix se sont toutefois élevées récemment pour accorder la première place à l’arabe parlé. Le psychanalyste égyptien Mustapha Safouan estime que le développement de la démocratie dans les pays arabes passe par la substitution des langues parlées par le peuple à un arabe élitaire qui fait le lit des régimes autoritaires. Ce point de vue est partagé par Mohamed Benrabah pour qui l’avenir de la langue arabe passe par la dynamisation que peuvent lui apporter les langues vivantes hors du carcan fixiste attaché à la notion de langue sacrée. Il est inutile de souligner que ce point de vue suscite une forte résistance dans l’opinion arabo-musulmane et plus spécialement dans ses élites conservatrices.
Pour aborder ces questions, il faut d’abord comprendre la situation des langues en Algérie, puis analyser le parcours des politiques linguistiques, pour enfin traiter de la relation de l’Algérie à la francophonie, notamment à l’OIF.
LA SITUATION DES LANGUES EN ALGERIE
Dans l’Algérie de 2009, quatre langues sont à l’œuvre dans le paysage linguistique : la langue arabe classique, la langue arabe parlée, le berbère et le français. La langue anglaise y est de plus en plus présente, mais elle est d’introduction relativement récente et n’a pas l’implication symbolique des autres langues .
La langue arabe
Sous le terme de langue arabe sont désignés deux types de langues : une langue arabe écrite et des langues parlées locales multiples.
L’ensemble du monde arabe recourt depuis des siècles – et sans doute depuis les origines de l’islam – à deux niveaux de langue. Le développement d’une langue arabe dotée de caractères spécifiques a été accentué par la révélation du Coran au prophète Muhammad et la fondation de l’islam comme religion et comme structure politique. C’est durant les deux premiers siècles qui ont suivi l’hégire que la structure de cette langue a été codifiée par les grammairiens et que, dans le même mouvement, le texte du Coran a été définitivement fixé et longuement commenté. Cette langue est sacrée au même titre que le Coran qu’elle transmet et est largement considérée comme telle aujourd’hui, même si cette notion de langue sacrée n’est pas pertinente du point de vue de la théorie linguistique.
Cette langue (dite coranique, ou classique, ou littéraire selon les lieux et les époques, et en arabe fus’hâ ) n’est pas et n’a jamais été la langue maternelle ni la langue de l’usage quotidien d’aucune société. Chaque tribu, chaque région, aujourd’hui chaque nation a recours à une langue arabe spécifique (dite dialectale, ou parlée, en arabe ‘âmmiya ) qui est sa langue de communication. Les termes « dialecte » en français, et ‘âmmiya – langue de la masse par opposition à l’élite khâssa – ont une valeur péjorative qui souligne bien le degré inférieur où sont tenues ces langues parlées multiples par rapport à la langue coranique à laquelle a été réservé jusqu’à ce jour le monopole de l’écriture.
La langue arabe classique entretient donc un lien privilégié avec l’islam : emblème de l’identité musulmane elle est ressentie comme telle par les musulmans depuis des siècles. Son lien avec l’islam la fait participer de sa légitimité religieuse et par dérivation politique, puisque l’islam est la Loi d’Allah à laquelle aucune autre ne peut être opposée pour les croyants. Pour la majorité des enfants, son apprentissage est entrepris par la mémorisation du Coran, en partie ou en totalité, dans les écoles dites coraniques (kuttâb)
Au cours des siècles cette langue arabe a été utilisée pour d’autres usages que religieux : ce fut le cas notamment dans les siècles d’or de la civilisation arabe. A partir du XIX° siècle, dans le cadre des contacts avec l’Europe et de la Renaissance arabe (dite Nahda) elle s’est ouverte sur d’autres langues par le biais de la traduction et s’est modernisée en langue d’ouverture (souvent désignée sous cet aspect comme « troisième langue », lugha thâlitha, au sens d’arabe médian entre l’arabe classique et l’arabe parlé). C’est sous cette forme qu’elle est utilisée dans la littérature arabe contemporaine, dans la presse et les media comme une langue courante où la référence religieuse est certes toujours présente mais n’est plus prédominante.
L’Algérie, coupée du monde arabe depuis 1830 du fait de la colonisation, n’a pas connu cette phase d’évolution. Privé de financement du fait de la mainmise de l’Etat colonial sur les revenus des fondations qui le soutenaient, son enseignement s’est considérablement réduit. La langue officielle de l’Algérie a été le français de 1830 à 1962 et l’enseignement officiel ne laissait qu’une part minime à l’enseignement de la langue arabe. Celle-ci est cependant demeurée une référence religieuse, érigée en repère identitaire principal de l’Algérie colonisée. Les colons français se désignaient comme « Algériens » et les autochtones comme « musulmans ». Le mouvement réformiste qui s’est développé en Algérie à partir de 1930 sous l’égide de Cheikh Ben Badis résumait la situation dans sa devise : « L’Algérie est notre patrie, l’arabe est notre langue et l’islam est notre religion. »
Même quand elle n’est pas proclamée aussi nettement, cette devise reste prégnante dans l’inconscient algérien. Le combat pour l’indépendance a été profondément marqué par la motivation de la lutte pour l’islam. Le vocabulaire en porte les marques : le terme qui désigne le combattant (mudjâhid) réfère à la lutte pour la foi (djihâd), sa mort au champ d’honneur en fait un martyr (chahîd) et l’objectif de l’indépendance fut présenté au peuple comme le retour à l’islam et l’expulsion de l’infidèle. L’islam demeure une référence principale de l’identité algérienne et la langue arabe en est un élément essentiel. .
Les langues parlées, arabe et berbère
Les langues parlées aujourd’hui dans l’usage quotidien en Algérie sont l’arabe dit dialectal, le berbère et le français soit directement, soit par influence sur les deux précédentes.
L’arabe dit dialectal
L’arabe est la langue parlée en Algérie depuis des siècles (sauf dans les zones berbérophones). Elle est de statut oral, l’écrit étant réservé à la langue classique. De ce fait elle évolue beaucoup : elle fut marquée dans le passé par les parlers berbères qu’elle a souvent remplacés, et dans la période récente par le français implanté par la colonisation puis par le développement de la scolarisation et des media.
Cette langue est toujours différente de l’arabe classique, mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la scolarisation se faisant en arabe écrit, il s’est établi une sorte de continuum entre les deux langues. Dans l’Algérie, où la scolarisation se faisait en français, l’arabe écrit n’était pas compris de la majorité de la population. Cet écart s’est réduit de nos jours par l’enseignement de l’arabe dans les écoles et son utilisation dans les media.
Dans les premières années de l’indépendance, pour réintégrer la langue arabe en Algérie, certains avaient préconisé le recours à la langue parlée algérienne, comme en témoigne une pétition parue en 1969 dans Jeune-Afrique . Cette solution aurait permis de réduire l’arabisation à l’enseignement des caractères arabes pour transcrire la langue usuelle des locuteurs. Elle aurait traduit l’identité algérienne dans une langue nationale, permis à la population de s’exprimer dans sa langue et éliminé la notion de langue d’élite, réalisant ainsi une société unie et démocratique. Cette solution fut massivement refusée pour plusieurs raisons. Elle était perçue comme attentatoire à l’unité de l’islam symbolisée par sa langue coranique unique, à l’unité de la communauté internationale arabe ( ‘umma) et rejetée à ce titre tant par les autres nations arabes que par l’opinion algérienne. Enfin il faut reconnaître qu’aucune nation arabe n’a eu recours à cette solution.
La langue parlée algérienne s’est donc trouvée méconnue dans son propre pays comme l’a décrit le linguiste algérien Mohamed Benrabah . Dans l’esprit des promoteurs de la politique d’arabisation, elle devait être remplacée par la « vraie » langue arabe dont elle ne représentait qu’une version « fautive ». De ce fait la langue parlée a été durant de longues années interdite d’expression publique dans le discours des responsables, contraints de s’exprimer dans un arabe international qu’ils maîtrisaient mal. De ce mépris inculqué aux Algériens pour leur langue maternelle est né avec les années ce sentiment de mépris (hogra) que ressent la population de la part de ses dirigeants. En témoigne le sentiment de libération que ressentit la société algérienne en 1992 quand le président Boudiaf s’adressa au peuple en arabe algérien, le libérant ainsi d’un pesant tabou. Cette revalorisation de la langue parlée, largement associée à la création culturelle orale – dont témoigne le livre de Dominique Caubet - et de plus en plus à la communication par internet, est aujourd’hui acquise.
Certaines voix se sont toutefois élevées récemment pour accorder la première place à l’arabe parlé. Le psychanalyste égyptien Mustapha Safouan estime que le développement de la démocratie dans les pays arabes passe par la substitution des langues parlées par le peuple à un arabe élitaire qui fait le lit des régimes autoritaires. Ce point de vue est partagé par Mohamed Benrabah pour qui l’avenir de la langue arabe passe par la dynamisation que peuvent lui apporter les langues vivantes hors du carcan fixiste attaché à la notion de langue sacrée. Il est inutile de souligner que ce point de vue suscite une forte résistance dans l’opinion arabo-musulmane et plus spécialement dans ses élites conservatrices.
Commentaire