L’origine perdue des Canariens
Bien que les archéologues n’aient pas encore pu en préciser la date exacte, les sept îles de l’archipel canarien ont été peuplées par leurs premiers habitants à un moment qui se situe vraisemblablement dans la seconde moitié du premier millénaire avant l’ère chrétienne. La période, les circonstances, les modalités et les causes de cette émigration restent des sujets d’interrogations dans l’histoire canarienne.
Les premières réponses sont apparues dès la fin de la conquête espagnole des îles, vers la fin du xve siècle, et celles-ci se sont multipliées avec le développement de l’historiographie moderne. Les auteurs qui ont exploré le passé des îles n’ont cependant pas pu définir clairement quelles étaient les véritables origines des Canariens, laissant ainsi planer l’incertitude. Il s’agit ici d’une question fondamentale puisque l’origine est un élément central au sein des processus de construction des identités ethniques et nationales. Les réponses, souvent hésitantes, qu’elle a reçues impliquent non seulement la science historique mais aussi l’ensemble de la société canarienne, avide de satisfaire ce besoin d’histoire.
Même si les données actuelles amènent généralement les auteurs à conclure à une provenance nord-africaine des premiers Canariens (ce que les premiers chroniqueurs de la conquête considéraient comme un fait incontestable), les nombreuses hypothèses que la question de l’origine des habitants des îles a suscitées ont conféré à différents peuples le statut de premier occupant. À côté des Berbères, c’est le cas des Égyptiens, des Celtes, des Ibères, des Puniques, des Perses, des Romains, des Vandales et même des Atlantes, naufragés du cataclysme qui frappa leur continent.
Bien que jugée comme l’hypothèse la plus sérieuse, la berbérité des premiers habitants posait problème. Les caractères généralement attribués aux Berbères, vus comme des bergers ou des paysans primitifs ayant peu évolué au cours d’une histoire millénaire, parlant une langue étrange et confondus avec les Arabes ou les Moros (amazigh ), faisaient obstacle à leur identification comme ancêtres. On jugeait les recherches archéologiques les concernant trop pauvres pour être mises en avant ou revendiquées. Ils souffraient des connotations négatives que l’imaginaire occidental associait à l’Afrique et au monde arabo-islamique.
Pourtant, dans ce processus de constitution de l’identité canarienne, les Berbères sont restés le principal référent dans de nombreux discours historiographiques, même si ces derniers étaient parfois contradictoires. Dans l’établissement de ce lien entre identité canarienne et identité berbère, la berbérité supposait nécessairement un passé guanche3. Le Guanche, même s’il est l’indigène, est aussi aux Canaries le premier immigrant, pourvu d’une identité antérieure. La berbérité est donc devenue l’identité des ancêtres des Guanches et, en fin de compte, des Canariens en général. Cette précision n’est pas anecdotique puisque l’introduction du Guanche dans les discours sur l’identité canarienne a dépendu de catégories, d’intérêts et d’imaginaires qui ont évolué au cours du temps. Identité berbère et identité guanche se retrouvent toujours, quoique avec des modalités et des sens différents, dans les études, les débats, les interprétations et les explications concernant l’histoire la plus ancienne des Canariens et la construction de leur identité. Cet ensemble de textes qu’on peut définir comme une « historiographie des origines » n’inclut pas seulement la production scientifique et académique mais aussi ce qu’on peut appeler une « historiographie militante »
Nous utiliserons ici les termes Guanche, Berbère et Amazigh, comme autant d’ « identités historiques » qui font référence à des collectifs que l’historiographie a constitué en objets de connaissance. La mise en œuvre d’un discours particulier, développé dans un contexte historique colonial, a permis d’articuler ces identités. Ce discours a constitué un espace où ont pu s’insérer tous les éléments matériels qui sont considérés comme caractéristiques de ces identités. Il a aussi généré des catégories, comme la tribu, la race, la langue, le peuple, l’ethnie, la nation ou la culture, autour desquelles se sont articulées les identités qu’on étudie ici. Cette perspective théorique part du présupposé que l’identité berbère ne s’est pas construite à partir d’éléments matériels et visibles permettant de la reconnaître, les identités collectives n’étant pas des réalités attendant d’être reconnues par les sujets historiques. Au contraire, les matériaux qui caractérisent ces identités (comme les caractéristiques physiques, la langue...) ne sont que la base d’un processus qui articule des identités et construit la réalité historique à partir de la mise en scène d’un discours très précis. Ce sont les circonstances qui expliquent les fluctuations de l’usage de la berbérité dans l’historiographie et non la découverte de nouveaux matériaux empiriques.
Nous tenterons donc d’analyser la manière dont l’historiographie des origines des Canariens a incorporé l’identité berbère et les raisons pour lesquelles elle l’a fait. Nous verrons comment ce processus a dépendu de l’action des différents discours qui ont donné un sens au lien entre ces deux identités et finalement comment l’ensemble de ces processus historique et historiographique a contribué à la construction de l’identité canarienne. Bien que notre attention se concentre sur la dernière période de cette longue évolution, il faut aborder sa genèse afin de définir son développement dans le temps.
Bien que les archéologues n’aient pas encore pu en préciser la date exacte, les sept îles de l’archipel canarien ont été peuplées par leurs premiers habitants à un moment qui se situe vraisemblablement dans la seconde moitié du premier millénaire avant l’ère chrétienne. La période, les circonstances, les modalités et les causes de cette émigration restent des sujets d’interrogations dans l’histoire canarienne.
Les premières réponses sont apparues dès la fin de la conquête espagnole des îles, vers la fin du xve siècle, et celles-ci se sont multipliées avec le développement de l’historiographie moderne. Les auteurs qui ont exploré le passé des îles n’ont cependant pas pu définir clairement quelles étaient les véritables origines des Canariens, laissant ainsi planer l’incertitude. Il s’agit ici d’une question fondamentale puisque l’origine est un élément central au sein des processus de construction des identités ethniques et nationales. Les réponses, souvent hésitantes, qu’elle a reçues impliquent non seulement la science historique mais aussi l’ensemble de la société canarienne, avide de satisfaire ce besoin d’histoire.
Même si les données actuelles amènent généralement les auteurs à conclure à une provenance nord-africaine des premiers Canariens (ce que les premiers chroniqueurs de la conquête considéraient comme un fait incontestable), les nombreuses hypothèses que la question de l’origine des habitants des îles a suscitées ont conféré à différents peuples le statut de premier occupant. À côté des Berbères, c’est le cas des Égyptiens, des Celtes, des Ibères, des Puniques, des Perses, des Romains, des Vandales et même des Atlantes, naufragés du cataclysme qui frappa leur continent.
Bien que jugée comme l’hypothèse la plus sérieuse, la berbérité des premiers habitants posait problème. Les caractères généralement attribués aux Berbères, vus comme des bergers ou des paysans primitifs ayant peu évolué au cours d’une histoire millénaire, parlant une langue étrange et confondus avec les Arabes ou les Moros (amazigh ), faisaient obstacle à leur identification comme ancêtres. On jugeait les recherches archéologiques les concernant trop pauvres pour être mises en avant ou revendiquées. Ils souffraient des connotations négatives que l’imaginaire occidental associait à l’Afrique et au monde arabo-islamique.
Pourtant, dans ce processus de constitution de l’identité canarienne, les Berbères sont restés le principal référent dans de nombreux discours historiographiques, même si ces derniers étaient parfois contradictoires. Dans l’établissement de ce lien entre identité canarienne et identité berbère, la berbérité supposait nécessairement un passé guanche3. Le Guanche, même s’il est l’indigène, est aussi aux Canaries le premier immigrant, pourvu d’une identité antérieure. La berbérité est donc devenue l’identité des ancêtres des Guanches et, en fin de compte, des Canariens en général. Cette précision n’est pas anecdotique puisque l’introduction du Guanche dans les discours sur l’identité canarienne a dépendu de catégories, d’intérêts et d’imaginaires qui ont évolué au cours du temps. Identité berbère et identité guanche se retrouvent toujours, quoique avec des modalités et des sens différents, dans les études, les débats, les interprétations et les explications concernant l’histoire la plus ancienne des Canariens et la construction de leur identité. Cet ensemble de textes qu’on peut définir comme une « historiographie des origines » n’inclut pas seulement la production scientifique et académique mais aussi ce qu’on peut appeler une « historiographie militante »
Nous utiliserons ici les termes Guanche, Berbère et Amazigh, comme autant d’ « identités historiques » qui font référence à des collectifs que l’historiographie a constitué en objets de connaissance. La mise en œuvre d’un discours particulier, développé dans un contexte historique colonial, a permis d’articuler ces identités. Ce discours a constitué un espace où ont pu s’insérer tous les éléments matériels qui sont considérés comme caractéristiques de ces identités. Il a aussi généré des catégories, comme la tribu, la race, la langue, le peuple, l’ethnie, la nation ou la culture, autour desquelles se sont articulées les identités qu’on étudie ici. Cette perspective théorique part du présupposé que l’identité berbère ne s’est pas construite à partir d’éléments matériels et visibles permettant de la reconnaître, les identités collectives n’étant pas des réalités attendant d’être reconnues par les sujets historiques. Au contraire, les matériaux qui caractérisent ces identités (comme les caractéristiques physiques, la langue...) ne sont que la base d’un processus qui articule des identités et construit la réalité historique à partir de la mise en scène d’un discours très précis. Ce sont les circonstances qui expliquent les fluctuations de l’usage de la berbérité dans l’historiographie et non la découverte de nouveaux matériaux empiriques.
Nous tenterons donc d’analyser la manière dont l’historiographie des origines des Canariens a incorporé l’identité berbère et les raisons pour lesquelles elle l’a fait. Nous verrons comment ce processus a dépendu de l’action des différents discours qui ont donné un sens au lien entre ces deux identités et finalement comment l’ensemble de ces processus historique et historiographique a contribué à la construction de l’identité canarienne. Bien que notre attention se concentre sur la dernière période de cette longue évolution, il faut aborder sa genèse afin de définir son développement dans le temps.
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