La coupe de cheveux est la signature de ces garçons, qui « prouve qu'ils appartiennent au phénomène tcharmill », selon des communiqués officiels. Série « Trans-Maghreb Express » (1/6). Il faut la montre, absolument, et qu'elle soit énorme, dorée, plus large que le poignet, avec le « $ » de dollar frappé sur le cadran. Elle doit être de marque Swatch, même si elle se révèle, en général, une imitation.
Puis il faut le survêtement, les baskets, mais c'est la coupe de cheveux qui signe l'ensemble, nécessitant un tel doigté que certains barbiers du souk, à Casablanca, refusent de s'y risquer : cheveux un peu longs sur le haut de la tête et rasés au plus près sur les tempes, laissant une ombre brune, veloutée où le rasoir dessine des motifs, un lézard ou bien le logo Nike. Des garçons comme ça, il y en a partout dans le monde, avec un net penchant pour les stades de football.
A Casablanca, on les trouve surtout dans les commissariats. Regardez celui-ci, au hasard : il doit avoir 20 ans, apprenti chez un traiteur. Il est menotté sur une chaise. Des policiers et des journalistes lui tournent autour, reniflant la bête, la filmant au portable, se passant des photos, récupérées sur Facebook, où l'apprenti chevauche un scooter flanqué de quatre téléphones et d'un grand couteau, prêté par un ami boucher.
« QUAND ON S'EST RÉVEILLÉ, ON NE PARLAIT QUE DE ÇA »
Ils sont des centaines comme lui, interpellés chaque jour à travers le Maroc, tandis que des communiqués affirment gravement :
« Leur look prouve qu'ils appartiennent au phénomène tcharmil, ces bandes qui installent la terreur dans la population. »
Parfois, on les fait monter dans des cars de police pour leur tondre la tête, en pleine rue.
Cela a commencé fin mars 2014, d'un coup. « La veille, on ne connaissait même pas le nom de tcharmil et quand on s'est réveillé, on ne parlait que de ça, me raconte Aziz. Il y en avait de pleines pages dans les journaux, avec des pétitions sur Internet qui demandaient le retour de la sécurité. » Nous sommes assis dans un parc de Casablanca, sous des palmiers gracieusement décoiffés. Plus loin, des jeunes gens s'étirent dans l'herbe, on dirait des chats au soleil. Aziz m'a proposé de me faire rencontrer des tcharmil de son quartier, ça m'a semblé un point de départ idéal pour mon périple dans le Maghreb, du Maroc à la Libye.
Aziz allume une cigarette. A l'instant où il est en train de me détailler les descentes de police, des uniformes jaillissent de nulle part et se mettent à embarquer à coups de pied les jeunes gens posés dans l'herbe.
PAS DE HAUSSE DE LA DÉLINQUANCE
Les crimes reprochés aux tcharmil, en revanche, n'apparaissent pas clairement : pas de hausse de la délinquance ni de phénomène d'ultraviolence. Trois ans après les « printemps arabes », « l'opération tcharmil » ressemble à un suspense postrévolutionnaire, une énigme policière où on connaîtrait les coupables, mais c'est le crime qu'il faut découvrir.
Aziz aurait préféré qu'on se voie dans le café où il a ses habitudes et ses amis. Voilà quelques jours, la police a glissé au patron à son propos : « Celui-là va finir par te foutre la merde. » Depuis, Aziz ne peut plus s'asseoir à aucune terrasse près de chez lui. En 2011, pendant le 20-Février (l'appellation locale du « printemps arabe »), Aziz faisait partie de ces émigrés qui ont lâché de bons boulots et une carte de séjour en Europe pour un billet retour vers le Maroc. Trois ans plus tard, il garde comme une blessure ouverte que la révolution n'ait pas eu lieu.
Quelqu'un passe, lui glissant un mot : trop compliqué de rencontrer les tcharmil du quartier, la peur des journalistes. « Il y a une grosse pression. Le pouvoir est en train de tout reprendre en main. »
« GAMINS SINISTRES »
Mon portable sonne : c'est Abdel, un agent immobilier à Marrakech – lui dit « Kech-Kech » – dont un collègue à Paris m'a donné le contact. Il s'esclaffe quand je lui explique que je m'intéresse aux tcharmil.
« Ces gamins sinistres ! Tu n'es pas dans le coup : je t'invite ici pour un tour sur Dollar Boulevard, les gens du Golfe font la fête, filles, alcool, tout ce qui est interdit chez eux. »
Je m'entends lui demander faiblement – et sans illusion sur sa réponse – : « Tu pourrais me faire inviter pour mon reportage ? » Par charité, Abdel ne prend pas la peine de relever.
En attendant, je pars tenter ma chance au tribunal de Casablanca. Tcharmil ? Une employée au greffe hausse les épaules :
« On l'a échappé belle avec le “printemps arabe”, on ne veut pas devenir l'Egypte ou la Syrie. Il faut en finir maintenant avec ces voyous. »
Elle m'envoie salle 8, neuve et blanche, où un juge est en train de rabrouer un trafiquant de drogue sur le retour. « Vous étiez au café avec des filles qui sucent la chicha : on se croirait en Occident. Où sont les moeurs ? »
Il fait très chaud. Dehors, on entend une manifestation pour des prisonniers politiques, arrêtés pendant une marche de gauche en avril. De son côté, Justice et Bienfaisance, organisation islamiste dominante en 2011, a choisi de ne plus s'afficher dans les rues pour faire « un travail social en profondeur ».
« LEUR LOOK, UN TROUBLE EN SOI À L'ORDRE PUBLIC »
Dans le hall du tribunal, des policiers harcèlent des jeunes gens, à grandes volées de claques, au milieu d'une indifférence générale. La montre, la coiffure, tout y est. Un petit roux proteste : « On vient au procès de nos amis, on a le droit. » Les amis en question sont dans le box de la salle 3, un lycéen au visage marqué par les coups et un mécanicien tétanisé par l'humiliation : sa coiffure a été dévastée à coups de tondeuse.
C'est lui que plaignent ses copains. « Il aurait préféré qu'on lui arrache le coeur. » Selon un avocat, ces deux-là ne sont poursuivis « que pour leur look, un trouble en soi à l'ordre public ». Un autre gamin traîne plus loin, sourire grand ouvert sur un appareil dentaire : « Moi aussi, j'ai été arrêté, mais mes oncles sont dans la police. »
Le soleil tombe quand la petite troupe se replie vers son quartier, quelques rues de terre derrière une bretelle d'autoroute. Procès ajourné. C'est en allant au stade que les deux ont été arrêtés. « Au match, on apprend à ne plus avoir peur, à se battre contre la police. On apprend tout », dit « Petit Roux ». Un autre joue avec une mèche en queue de rat sur sa nuque, dernier souvenir de sa coiffure à lui. Son père l'a obligé à en changer « pour éviter les ennuis ».
SOUDAIN, ON SE TAIT
Il explique qu'il a failli tomber dans la drogue, comme beaucoup, dès 12 ans, les cachetons surtout. On passe de maison en maison, chacun veut se raconter, voix hésitantes et excitées de ceux qui n'en ont pas souvent l'occasion. Sur le ton d'un grand secret, l'un explique que les tcharmil se lacèrent les bras, se font des tatouages terribles, copiés sur ceux des prisonniers. « MAT » est le plus célèbre : « Maman Avant Tout ». Selon « Petit Roux », le nom de tcharmil viendrait de l'argot des taules, une farce d'herbes et d'épices, qui désigne les jeunes caïds. « Ça plaît aux filles », dit un autre tout bas, rouge à l'idée qu'on puisse l'entendre.
A Casablanca, les jeunes adeptes du « bling-bling » finissent régulièrement au commissariat. A Casablanca, les jeunes adeptes du « bling-bling » finissent régulièrement au commissariat. | DAWARRA POUR "LE MONDE"
On décide d'aller au lac, derrière les maisons, une vaste flaque qui sert d'égout. Soudain, on se tait.
Ici, chaque quartier est aussi transparent qu'un aquarium, quadrillé par un réseau d'indicateurs et surtout par le khadem, personnage familier et redouté. Lui tient son monde, fort de prérogatives administratives : le khadem rédige des rapports sur les uns ou les autres et délivre les certificats, naissance, résidence. « S'il te les refuse, c'est comme si tu n'existais pas », dit « Queue de rat ».
Le 20-Février avait fait du khadem une cible des slogans, au point que certaines fonctions lui avaient été retirées. « Il passait tête baissée comme un chien. » Depuis l'opération tcharmil, le khadem a retrouvé sa superbe. Certains le réclament au nom de « l'insécurité ». « Queue de rat » se penche vers moi : « Partez, maintenant, c'est mieux pour nous. »
« LA MOITIÉ DE LA VILLE TRAVAILLE DANS LE TOURISME, L'AUTRE DANS LA POLICE »
Mon téléphone sonne.
« C'est Abdel de Kech-Kech. Je t'ai trouvé une fille qui travaille dans un spa-hammam, qui connaît une fille qui connaît des Saoudiens… Ça t'intéresse ? Et toi ? Encore sur les tcharmil ? Ici, il n'y en a pas, c'est super-sécurisé. La moitié de la ville travaille dans le tourisme, l'autre dans la police. »
Et il part d'un grand rire entraînant. Je n'ose pas lui dire qu'on roule vers Ouarzazate – lui dit « Zazate » – avec Soraya El-Kahlaoui, une sociologue marocaine de 26 ans. On va voir Amina Morad.
Amina vaut qu'on traverse tous les déserts. Elle a été réceptionniste, masseuse, assistante dentaire. En 2009, elle tente de se rabattre sur un travail en cuisine. « Je ne pouvais pas espérer mieux que ça », dit-elle. Et elle tend un visage de tragédienne, puissant et un peu défait, yeux noirs de kôhl, teint blanc de poudre : « Regarde mes rides. Ils préfèrent les filles jeunes, plus diplômées et moins chères. » Mais, même en cuisine, Amina ne décroche rien : c'est le début de la crise en Europe, entraînant ici l'effondrement du tourisme. Amina s'embarque dans le microcrédit en essayant d'ouvrir une boutique.
SURENDETTEMENT
Du même coup, elle tombe sur Benasser Ismaini, qui a milité avec les diplômés-chômeurs, tenté une agence pour vacanciers de luxe, fait de la figuration dans les studios de cinéma de Ouarzazate, dont une apparition en dieu grec. Ça remonte à plus de vingt ans, mais Benasser aime la mentionner. Lui aussi est entre deux âges.
Lui aussi est surendetté. Ces deux losers de la mondialisation, roulés par le ressac des crises, vont devenir les Bonnie and Clyde du microcrédit. Cette idée généreuse d'un Prix Nobel indien – prêter de l'argent aux exclus du système bancaire pour monter leur projet – est devenue leur pire cauchemar.
Il faut d'abord s'imaginer le 20 février 2011 à Ouarzazate. Cela fait des jours que tout le Maroc est devant la télévision, hypnotisé par ces images de foules arabes dans les rues, en Tunisie, au Yémen ou en Egypte. « Cela a fini par nous sembler tellement normal qu'on a fait pareil », s'étonne encore un syndicaliste.
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Puis il faut le survêtement, les baskets, mais c'est la coupe de cheveux qui signe l'ensemble, nécessitant un tel doigté que certains barbiers du souk, à Casablanca, refusent de s'y risquer : cheveux un peu longs sur le haut de la tête et rasés au plus près sur les tempes, laissant une ombre brune, veloutée où le rasoir dessine des motifs, un lézard ou bien le logo Nike. Des garçons comme ça, il y en a partout dans le monde, avec un net penchant pour les stades de football.
A Casablanca, on les trouve surtout dans les commissariats. Regardez celui-ci, au hasard : il doit avoir 20 ans, apprenti chez un traiteur. Il est menotté sur une chaise. Des policiers et des journalistes lui tournent autour, reniflant la bête, la filmant au portable, se passant des photos, récupérées sur Facebook, où l'apprenti chevauche un scooter flanqué de quatre téléphones et d'un grand couteau, prêté par un ami boucher.
« QUAND ON S'EST RÉVEILLÉ, ON NE PARLAIT QUE DE ÇA »
Ils sont des centaines comme lui, interpellés chaque jour à travers le Maroc, tandis que des communiqués affirment gravement :
« Leur look prouve qu'ils appartiennent au phénomène tcharmil, ces bandes qui installent la terreur dans la population. »
Parfois, on les fait monter dans des cars de police pour leur tondre la tête, en pleine rue.
Cela a commencé fin mars 2014, d'un coup. « La veille, on ne connaissait même pas le nom de tcharmil et quand on s'est réveillé, on ne parlait que de ça, me raconte Aziz. Il y en avait de pleines pages dans les journaux, avec des pétitions sur Internet qui demandaient le retour de la sécurité. » Nous sommes assis dans un parc de Casablanca, sous des palmiers gracieusement décoiffés. Plus loin, des jeunes gens s'étirent dans l'herbe, on dirait des chats au soleil. Aziz m'a proposé de me faire rencontrer des tcharmil de son quartier, ça m'a semblé un point de départ idéal pour mon périple dans le Maghreb, du Maroc à la Libye.
Aziz allume une cigarette. A l'instant où il est en train de me détailler les descentes de police, des uniformes jaillissent de nulle part et se mettent à embarquer à coups de pied les jeunes gens posés dans l'herbe.
PAS DE HAUSSE DE LA DÉLINQUANCE
Les crimes reprochés aux tcharmil, en revanche, n'apparaissent pas clairement : pas de hausse de la délinquance ni de phénomène d'ultraviolence. Trois ans après les « printemps arabes », « l'opération tcharmil » ressemble à un suspense postrévolutionnaire, une énigme policière où on connaîtrait les coupables, mais c'est le crime qu'il faut découvrir.
Aziz aurait préféré qu'on se voie dans le café où il a ses habitudes et ses amis. Voilà quelques jours, la police a glissé au patron à son propos : « Celui-là va finir par te foutre la merde. » Depuis, Aziz ne peut plus s'asseoir à aucune terrasse près de chez lui. En 2011, pendant le 20-Février (l'appellation locale du « printemps arabe »), Aziz faisait partie de ces émigrés qui ont lâché de bons boulots et une carte de séjour en Europe pour un billet retour vers le Maroc. Trois ans plus tard, il garde comme une blessure ouverte que la révolution n'ait pas eu lieu.
Quelqu'un passe, lui glissant un mot : trop compliqué de rencontrer les tcharmil du quartier, la peur des journalistes. « Il y a une grosse pression. Le pouvoir est en train de tout reprendre en main. »
« GAMINS SINISTRES »
Mon portable sonne : c'est Abdel, un agent immobilier à Marrakech – lui dit « Kech-Kech » – dont un collègue à Paris m'a donné le contact. Il s'esclaffe quand je lui explique que je m'intéresse aux tcharmil.
« Ces gamins sinistres ! Tu n'es pas dans le coup : je t'invite ici pour un tour sur Dollar Boulevard, les gens du Golfe font la fête, filles, alcool, tout ce qui est interdit chez eux. »
Je m'entends lui demander faiblement – et sans illusion sur sa réponse – : « Tu pourrais me faire inviter pour mon reportage ? » Par charité, Abdel ne prend pas la peine de relever.
En attendant, je pars tenter ma chance au tribunal de Casablanca. Tcharmil ? Une employée au greffe hausse les épaules :
« On l'a échappé belle avec le “printemps arabe”, on ne veut pas devenir l'Egypte ou la Syrie. Il faut en finir maintenant avec ces voyous. »
Elle m'envoie salle 8, neuve et blanche, où un juge est en train de rabrouer un trafiquant de drogue sur le retour. « Vous étiez au café avec des filles qui sucent la chicha : on se croirait en Occident. Où sont les moeurs ? »
Il fait très chaud. Dehors, on entend une manifestation pour des prisonniers politiques, arrêtés pendant une marche de gauche en avril. De son côté, Justice et Bienfaisance, organisation islamiste dominante en 2011, a choisi de ne plus s'afficher dans les rues pour faire « un travail social en profondeur ».
« LEUR LOOK, UN TROUBLE EN SOI À L'ORDRE PUBLIC »
Dans le hall du tribunal, des policiers harcèlent des jeunes gens, à grandes volées de claques, au milieu d'une indifférence générale. La montre, la coiffure, tout y est. Un petit roux proteste : « On vient au procès de nos amis, on a le droit. » Les amis en question sont dans le box de la salle 3, un lycéen au visage marqué par les coups et un mécanicien tétanisé par l'humiliation : sa coiffure a été dévastée à coups de tondeuse.
C'est lui que plaignent ses copains. « Il aurait préféré qu'on lui arrache le coeur. » Selon un avocat, ces deux-là ne sont poursuivis « que pour leur look, un trouble en soi à l'ordre public ». Un autre gamin traîne plus loin, sourire grand ouvert sur un appareil dentaire : « Moi aussi, j'ai été arrêté, mais mes oncles sont dans la police. »
Le soleil tombe quand la petite troupe se replie vers son quartier, quelques rues de terre derrière une bretelle d'autoroute. Procès ajourné. C'est en allant au stade que les deux ont été arrêtés. « Au match, on apprend à ne plus avoir peur, à se battre contre la police. On apprend tout », dit « Petit Roux ». Un autre joue avec une mèche en queue de rat sur sa nuque, dernier souvenir de sa coiffure à lui. Son père l'a obligé à en changer « pour éviter les ennuis ».
SOUDAIN, ON SE TAIT
Il explique qu'il a failli tomber dans la drogue, comme beaucoup, dès 12 ans, les cachetons surtout. On passe de maison en maison, chacun veut se raconter, voix hésitantes et excitées de ceux qui n'en ont pas souvent l'occasion. Sur le ton d'un grand secret, l'un explique que les tcharmil se lacèrent les bras, se font des tatouages terribles, copiés sur ceux des prisonniers. « MAT » est le plus célèbre : « Maman Avant Tout ». Selon « Petit Roux », le nom de tcharmil viendrait de l'argot des taules, une farce d'herbes et d'épices, qui désigne les jeunes caïds. « Ça plaît aux filles », dit un autre tout bas, rouge à l'idée qu'on puisse l'entendre.
A Casablanca, les jeunes adeptes du « bling-bling » finissent régulièrement au commissariat. A Casablanca, les jeunes adeptes du « bling-bling » finissent régulièrement au commissariat. | DAWARRA POUR "LE MONDE"
On décide d'aller au lac, derrière les maisons, une vaste flaque qui sert d'égout. Soudain, on se tait.
Ici, chaque quartier est aussi transparent qu'un aquarium, quadrillé par un réseau d'indicateurs et surtout par le khadem, personnage familier et redouté. Lui tient son monde, fort de prérogatives administratives : le khadem rédige des rapports sur les uns ou les autres et délivre les certificats, naissance, résidence. « S'il te les refuse, c'est comme si tu n'existais pas », dit « Queue de rat ».
Le 20-Février avait fait du khadem une cible des slogans, au point que certaines fonctions lui avaient été retirées. « Il passait tête baissée comme un chien. » Depuis l'opération tcharmil, le khadem a retrouvé sa superbe. Certains le réclament au nom de « l'insécurité ». « Queue de rat » se penche vers moi : « Partez, maintenant, c'est mieux pour nous. »
« LA MOITIÉ DE LA VILLE TRAVAILLE DANS LE TOURISME, L'AUTRE DANS LA POLICE »
Mon téléphone sonne.
« C'est Abdel de Kech-Kech. Je t'ai trouvé une fille qui travaille dans un spa-hammam, qui connaît une fille qui connaît des Saoudiens… Ça t'intéresse ? Et toi ? Encore sur les tcharmil ? Ici, il n'y en a pas, c'est super-sécurisé. La moitié de la ville travaille dans le tourisme, l'autre dans la police. »
Et il part d'un grand rire entraînant. Je n'ose pas lui dire qu'on roule vers Ouarzazate – lui dit « Zazate » – avec Soraya El-Kahlaoui, une sociologue marocaine de 26 ans. On va voir Amina Morad.
Amina vaut qu'on traverse tous les déserts. Elle a été réceptionniste, masseuse, assistante dentaire. En 2009, elle tente de se rabattre sur un travail en cuisine. « Je ne pouvais pas espérer mieux que ça », dit-elle. Et elle tend un visage de tragédienne, puissant et un peu défait, yeux noirs de kôhl, teint blanc de poudre : « Regarde mes rides. Ils préfèrent les filles jeunes, plus diplômées et moins chères. » Mais, même en cuisine, Amina ne décroche rien : c'est le début de la crise en Europe, entraînant ici l'effondrement du tourisme. Amina s'embarque dans le microcrédit en essayant d'ouvrir une boutique.
SURENDETTEMENT
Du même coup, elle tombe sur Benasser Ismaini, qui a milité avec les diplômés-chômeurs, tenté une agence pour vacanciers de luxe, fait de la figuration dans les studios de cinéma de Ouarzazate, dont une apparition en dieu grec. Ça remonte à plus de vingt ans, mais Benasser aime la mentionner. Lui aussi est entre deux âges.
Lui aussi est surendetté. Ces deux losers de la mondialisation, roulés par le ressac des crises, vont devenir les Bonnie and Clyde du microcrédit. Cette idée généreuse d'un Prix Nobel indien – prêter de l'argent aux exclus du système bancaire pour monter leur projet – est devenue leur pire cauchemar.
Il faut d'abord s'imaginer le 20 février 2011 à Ouarzazate. Cela fait des jours que tout le Maroc est devant la télévision, hypnotisé par ces images de foules arabes dans les rues, en Tunisie, au Yémen ou en Egypte. « Cela a fini par nous sembler tellement normal qu'on a fait pareil », s'étonne encore un syndicaliste.
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