Politologue, sociologue et journaliste, Raymond Aron a joué un rôle essentiel dans la vie politique et intellectuelle française de l'après-guerre aux années 1980. Prises de positions, articles et ouvrages, notamment «L'Opium des intellectuels» (1955), «La tragédie algérienne» (1957), «La révolution introuvable» (1968), «De Gaulle, Israël et les Juifs» (1968), ont suscité de vives polémiques. La publication de ses Mémoires, dans leur version intégrale (Coll. Bouquins, Robert Laffont), offre l'occasion de dresser le bilan d'un parcours controversé.
Dès sa disparition, en 1983, une campagne de presse forge les légendes d'un Raymond Aron tour à tour bête noire du totalitarisme soviétique, preux chevalier de la liberté, démocrate intransigeant. Un homme qui ne se serait jamais trompé pendant que Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir se fourvoyaient en des combats douteux. Aron aurait donc été ce démocrate sourcilleux, ce " juste persécuté " qui fut marginalisé pour ses combats contre les tyrannies modernes. Au moment où éclate l'évidence du caractère liberticide de l'ordre capitaliste, où la crise en révèle le visage obscène, il n'est pas sans intérêt de tenter de rétablir la réalité des faits, ce qui passe nécessairement par une déconstruction critique de la figure de l'intellectuel exemplaire proposée à l'admiration des démocrates.
Aron, l'intellectuel qui ne se trompait pas
Après la Deuxième Guerre mondiale, de brûlants problèmes se posent : le stalinisme qui s'incruste dans le paysage politique, idéologique et militaire, la nature de l'Etat soviétique, la guerre froide, les insurrections de Berlin, Budapest. Il est assez frappant de constater à propos de l'insurrection du prolétariat hongrois la convergence de vues de la presse française anticommuniste et de la presse communiste. Toute la presse parisienne se félicitait du soulèvement, argument dont tirait profit le Parti communiste français pour en inférer le caractère réactionnaire et fasciste. En réalité, Le Figaro comme L'Humanité ont dissimulé de concert les initiatives révolutionnaires des masses hongroises, et notamment le fait qu'elles se soient organisées dans des conseils. Or la critique, même insurrectionnelle de l'ordre totalitaire soviétique, ne signifie pas nécessairement pas un ralliement au camp occidental. Ce n'est pas tout : Aron s'est trompé sur l'Europe qu'il pensait décadente (in Plaidoyer pour l'Europe décadente). Alors que la désagrégation du système soviétique avait déjà commencé, qu'elle était perceptible, Aron en parlait encore, en 1983, comme une menace sérieuse. Il n'a pas compris grand-chose à Mai 1968. Aron a pris parfois des initiatives peu dignes. Il raconte avoir dissuadé les universitaires américains de signer l'appel des 121 au motif que ses concepteurs, Blanchot, Sartre et les autres, ne risquaient rien. Or nombre de signataires ont été sanctionnés. A l'automne 1960, selon les chiffres donnés par le cabinet de Michel Debré, alors premier ministre, " 80 personnes ont été entendues par les services de police, dix fonctionnaires ont été suspendus, plusieurs inculpations ont été prononcées ". Les signataires risquaient jusqu'à trois ans de prison et 100000 nouveaux francs d'amende.
L'antistalinien
" De quoi êtes-vous le plus fier ? " demande Jean-Louis Missinka. " D'avoir été antistalinien avant la plupart des intellectuels français " répond Aron (in Le spectateur engagé). A la prendre à la lettre, cette formule n'est pas exacte. Il suffit de prendre même rapidement connaissance des Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge, de parcourir les textes signés par Boris Souvarine, publiés dans le Bulletin communiste, dans les années 1925-1929, sans oublier sa biographie de Staline (Grasset, 1935) pour constater leur opposition résolue et militante au stalinisme naissant. Après avoir rompu avec le surréalisme en 1926, Pierre Naville est exclu du Parti en février 1928. Il dénonce le pouvoir soviétique bureaucratisé comme un nouveau Léviathan qui substitue une domination collective à une domination individuelle. Quant à André Breton, enthousiasmé par la lecture du Lénine de Trotsky, il adhère en 1927 au Parti communiste tout en refusant de jeter aux orties ses travaux surréalistes. Il ne tardera pas à quitter le Parti tout en continuant de lutter avec acharnement contre l'ordre que le capitalisme cherche à imposer au monde, contre l'ordre colonial et le colonialisme quelle que soient les formes différentes qu'il revêt, contre les progrès du fascisme, contre la neutralité prétendue du gouvernement de Front populaire dans l'affaire d'Espagne, contre les guerres impérialistes. Il estime qu'il doit lutter sur deux fronts, contre le stalinisme et la bureaucratie soviétiques et contre l'ordre bourgeois. Dans un texte intitulé Légitime défense (Décembre 1926 ". Breton est l'un des premiers à protester vigoureusement contre les Procès de Moscou et à l'époque du jdanovisme à revendiquer haut et fort pour l'artiste le droit à une liberté affranchie de toute obédience à quelque dogme que ce soit. Au début des années 1940, Claude Lefort prenait contact avec des militants trotskystes et donnait son adhésion peu après à la IVe Internationale.En 1949, ils fonde avec Cornélius Castoriadis et Pierre Souyri Socialisme ou Barbarie qui démontera les mécanismes du phénomène bureaucratique en Union soviétique et dans les pays de l'Est. La même année, David Rousset, dénonce dans Le Figaro (12 novembre) le système concentrationnaire en Union soviétique. Ce qui lui vaut d'affronter une véritable croisade de la part du Parti communiste et du journal Les Lettres françaises, alors dirigé par Aragon. On ne peut donc pas souscrire aux affirmations d'Aron. La plupart de ceux qui se sont distingués ou illustrés, parfois au péril de leur vie ou de leur carrière, dans la lutte contre le stalinisme ou le communisme soviétique, n'ont pas pour autant donné un chèque en blanc au système capitaliste.
Aron, prophète des libertés
Le libéralisme, tel qu'on l'entend d'ordinaire, ne favorise pas nécessairement les libertés, il peut même se révéler liberticide. En critiquant, parfois avec virulence, le camp soviétique, Aron prend des positions symétriquement inverses à celles de son ancien camarade, Sartre, compagnon de route du PC au moins jusqu'en 1956. Ainsi, Aron défendait un impérialisme contre un autre, le libéralisme américain contre le communisme soviétique. Lui serait-il venu à l'esprit que tous deux sont, de quelque manière qu'on les prenne, les noms d'une barbarie inexpiable contre la dignité et la liberté humaines ? Aux millions de morts des régimes prétendument socialistes répondent les millions de morts du régime capitalisme. Pendant qu'Aron prenait le parti du libéralisme et se faisait le chantre du camp atlantiste, la politique américaine donnait régulièrement les preuves de son caractère liberticide. En Amérique centrale, en Afrique, en Asie, en Europe même : coups d'Etats, ingérences militaires, manipulations, coups tordus : En 1953, la CIA met fin à l'expérience nationaliste de Mossadegh en Iran. Au Guatemala, elle contraint, en 1954, le chef du gouvernement Arbenz, élu démocratiquement, à démissionner. Au Congo, le président Eisenhower donne l'ordre Dulles de débarrasser le Congo de Patrice Lumumba. Au Chili, la CIA crée les conditions du putsch de Pinochet, elle contribué au putsch des colonels en Grèce, et, au Portugal, elle conspire contre la jeune démocratie. Les exemples sont légion des pays où les Américains ont éliminé des démocrates et favorisé les pires régimes. D'autant qu'à l'intérieur même des Etats-Unis, la situation n'est guère brillante. Au moment même où Aron engage le combat contre le totalitarisme soviétique, apparaît le maccarthysme, qui est assurément une avancée considérable en matière de respect des libertés à tous égards. Au reste, Aron a-t-il jamais condamné le maccarthysme ? Les atteintes des droits de l'homme aux libertés, le fichage systématique des citoyens parfois sur une simple suspicion et les atteintes aux libertés au mépris de toutes les règles démocratiques. Le fichage concernait aussi la classe intellectuelle, écrivains, journalistes, poètes sont surveillés et fichés, Ezra Pound aussi bien que John Reed, Ernest Hemingway et beaucoup d'autres font l'objet de surveillance et de filatures. Pourquoi dans ces conditions, opter pour un totalitarisme contre un autre ? Même si le totalitarisme américain est du genre soft, il n'en demeure pas moins un totalitarisme et s'il fut victorieux, ce n'est pas une raison pour le farder des couleurs de la démocratie. On pourrait assez légitimement se demander pourquoi Aron met son talent et sa fougue de journaliste à préférer le camp atlantiste qui, sous la bannière de la liberté, fomente les coups d'Etat, encourage les politiques liberticides, viole les droits de l'homme et appuie les dictatures.
Dès sa disparition, en 1983, une campagne de presse forge les légendes d'un Raymond Aron tour à tour bête noire du totalitarisme soviétique, preux chevalier de la liberté, démocrate intransigeant. Un homme qui ne se serait jamais trompé pendant que Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir se fourvoyaient en des combats douteux. Aron aurait donc été ce démocrate sourcilleux, ce " juste persécuté " qui fut marginalisé pour ses combats contre les tyrannies modernes. Au moment où éclate l'évidence du caractère liberticide de l'ordre capitaliste, où la crise en révèle le visage obscène, il n'est pas sans intérêt de tenter de rétablir la réalité des faits, ce qui passe nécessairement par une déconstruction critique de la figure de l'intellectuel exemplaire proposée à l'admiration des démocrates.
Aron, l'intellectuel qui ne se trompait pas
Après la Deuxième Guerre mondiale, de brûlants problèmes se posent : le stalinisme qui s'incruste dans le paysage politique, idéologique et militaire, la nature de l'Etat soviétique, la guerre froide, les insurrections de Berlin, Budapest. Il est assez frappant de constater à propos de l'insurrection du prolétariat hongrois la convergence de vues de la presse française anticommuniste et de la presse communiste. Toute la presse parisienne se félicitait du soulèvement, argument dont tirait profit le Parti communiste français pour en inférer le caractère réactionnaire et fasciste. En réalité, Le Figaro comme L'Humanité ont dissimulé de concert les initiatives révolutionnaires des masses hongroises, et notamment le fait qu'elles se soient organisées dans des conseils. Or la critique, même insurrectionnelle de l'ordre totalitaire soviétique, ne signifie pas nécessairement pas un ralliement au camp occidental. Ce n'est pas tout : Aron s'est trompé sur l'Europe qu'il pensait décadente (in Plaidoyer pour l'Europe décadente). Alors que la désagrégation du système soviétique avait déjà commencé, qu'elle était perceptible, Aron en parlait encore, en 1983, comme une menace sérieuse. Il n'a pas compris grand-chose à Mai 1968. Aron a pris parfois des initiatives peu dignes. Il raconte avoir dissuadé les universitaires américains de signer l'appel des 121 au motif que ses concepteurs, Blanchot, Sartre et les autres, ne risquaient rien. Or nombre de signataires ont été sanctionnés. A l'automne 1960, selon les chiffres donnés par le cabinet de Michel Debré, alors premier ministre, " 80 personnes ont été entendues par les services de police, dix fonctionnaires ont été suspendus, plusieurs inculpations ont été prononcées ". Les signataires risquaient jusqu'à trois ans de prison et 100000 nouveaux francs d'amende.
L'antistalinien
" De quoi êtes-vous le plus fier ? " demande Jean-Louis Missinka. " D'avoir été antistalinien avant la plupart des intellectuels français " répond Aron (in Le spectateur engagé). A la prendre à la lettre, cette formule n'est pas exacte. Il suffit de prendre même rapidement connaissance des Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge, de parcourir les textes signés par Boris Souvarine, publiés dans le Bulletin communiste, dans les années 1925-1929, sans oublier sa biographie de Staline (Grasset, 1935) pour constater leur opposition résolue et militante au stalinisme naissant. Après avoir rompu avec le surréalisme en 1926, Pierre Naville est exclu du Parti en février 1928. Il dénonce le pouvoir soviétique bureaucratisé comme un nouveau Léviathan qui substitue une domination collective à une domination individuelle. Quant à André Breton, enthousiasmé par la lecture du Lénine de Trotsky, il adhère en 1927 au Parti communiste tout en refusant de jeter aux orties ses travaux surréalistes. Il ne tardera pas à quitter le Parti tout en continuant de lutter avec acharnement contre l'ordre que le capitalisme cherche à imposer au monde, contre l'ordre colonial et le colonialisme quelle que soient les formes différentes qu'il revêt, contre les progrès du fascisme, contre la neutralité prétendue du gouvernement de Front populaire dans l'affaire d'Espagne, contre les guerres impérialistes. Il estime qu'il doit lutter sur deux fronts, contre le stalinisme et la bureaucratie soviétiques et contre l'ordre bourgeois. Dans un texte intitulé Légitime défense (Décembre 1926 ". Breton est l'un des premiers à protester vigoureusement contre les Procès de Moscou et à l'époque du jdanovisme à revendiquer haut et fort pour l'artiste le droit à une liberté affranchie de toute obédience à quelque dogme que ce soit. Au début des années 1940, Claude Lefort prenait contact avec des militants trotskystes et donnait son adhésion peu après à la IVe Internationale.En 1949, ils fonde avec Cornélius Castoriadis et Pierre Souyri Socialisme ou Barbarie qui démontera les mécanismes du phénomène bureaucratique en Union soviétique et dans les pays de l'Est. La même année, David Rousset, dénonce dans Le Figaro (12 novembre) le système concentrationnaire en Union soviétique. Ce qui lui vaut d'affronter une véritable croisade de la part du Parti communiste et du journal Les Lettres françaises, alors dirigé par Aragon. On ne peut donc pas souscrire aux affirmations d'Aron. La plupart de ceux qui se sont distingués ou illustrés, parfois au péril de leur vie ou de leur carrière, dans la lutte contre le stalinisme ou le communisme soviétique, n'ont pas pour autant donné un chèque en blanc au système capitaliste.
Aron, prophète des libertés
Le libéralisme, tel qu'on l'entend d'ordinaire, ne favorise pas nécessairement les libertés, il peut même se révéler liberticide. En critiquant, parfois avec virulence, le camp soviétique, Aron prend des positions symétriquement inverses à celles de son ancien camarade, Sartre, compagnon de route du PC au moins jusqu'en 1956. Ainsi, Aron défendait un impérialisme contre un autre, le libéralisme américain contre le communisme soviétique. Lui serait-il venu à l'esprit que tous deux sont, de quelque manière qu'on les prenne, les noms d'une barbarie inexpiable contre la dignité et la liberté humaines ? Aux millions de morts des régimes prétendument socialistes répondent les millions de morts du régime capitalisme. Pendant qu'Aron prenait le parti du libéralisme et se faisait le chantre du camp atlantiste, la politique américaine donnait régulièrement les preuves de son caractère liberticide. En Amérique centrale, en Afrique, en Asie, en Europe même : coups d'Etats, ingérences militaires, manipulations, coups tordus : En 1953, la CIA met fin à l'expérience nationaliste de Mossadegh en Iran. Au Guatemala, elle contraint, en 1954, le chef du gouvernement Arbenz, élu démocratiquement, à démissionner. Au Congo, le président Eisenhower donne l'ordre Dulles de débarrasser le Congo de Patrice Lumumba. Au Chili, la CIA crée les conditions du putsch de Pinochet, elle contribué au putsch des colonels en Grèce, et, au Portugal, elle conspire contre la jeune démocratie. Les exemples sont légion des pays où les Américains ont éliminé des démocrates et favorisé les pires régimes. D'autant qu'à l'intérieur même des Etats-Unis, la situation n'est guère brillante. Au moment même où Aron engage le combat contre le totalitarisme soviétique, apparaît le maccarthysme, qui est assurément une avancée considérable en matière de respect des libertés à tous égards. Au reste, Aron a-t-il jamais condamné le maccarthysme ? Les atteintes des droits de l'homme aux libertés, le fichage systématique des citoyens parfois sur une simple suspicion et les atteintes aux libertés au mépris de toutes les règles démocratiques. Le fichage concernait aussi la classe intellectuelle, écrivains, journalistes, poètes sont surveillés et fichés, Ezra Pound aussi bien que John Reed, Ernest Hemingway et beaucoup d'autres font l'objet de surveillance et de filatures. Pourquoi dans ces conditions, opter pour un totalitarisme contre un autre ? Même si le totalitarisme américain est du genre soft, il n'en demeure pas moins un totalitarisme et s'il fut victorieux, ce n'est pas une raison pour le farder des couleurs de la démocratie. On pourrait assez légitimement se demander pourquoi Aron met son talent et sa fougue de journaliste à préférer le camp atlantiste qui, sous la bannière de la liberté, fomente les coups d'Etat, encourage les politiques liberticides, viole les droits de l'homme et appuie les dictatures.
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