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Jours de cendre, Abdelkader Jamil Rachi

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  • Jours de cendre, Abdelkader Jamil Rachi

    Le drame des gens ordinaires durant les années de sang

    Abdelkader Jamil Rachi s’est lancé dans l’écriture romanesque avec Jours de cendre, publié en France en 2007. Enfin réédité par Mim Edition avec le soutien du ministère de la Culture, cet ouvrage mérite toute l’attention du lecteur.

    Parce que Jours de cendre a pour thème la tragédie de «la décennie noire». Un drame qui, peut-on constater, interpelle de moins en moins les écrivains et les romanciers, malgré sa proximité événementielle et les étranges similitudes avec l’actualité régionale et internationale.

    Pour un premier roman, l’auteur, en tout cas, signe son engagement spontané au service d’une cause juste : le devoir de mémoire et la dénonciation de l’imposture de l’amnésie.
    Ne jamais oublier les victimes du terrorisme, leur rendre hommage. Surtout continuer d’analyser, d’expliquer, de comprendre *— y compris par le moyen de la littérature — les crimes de la décennie sanglante et que les jeunes générations doivent connaître. La motivation de l’auteur et la place que le sujet tient dans ses préoccupations (un thème pour lui récurrent et qui l’interpelle) ont été, assurément, le moteur le plus puissant pour la conduite de cet ouvrage romanesque. Mais comment raconter «la décennie noire», tragédie qui inspire une émotion intense par son caractère effrayant et funeste ? Pour ne pas provoquer de l’anxiété chez le lecteur, Abdelkader Jami Rachi a opté pour la prose narrative.


    Dire plutôt que montrer. Autrement dit, ne pas présenter une action tragique devant les yeux du lecteur, de sorte que celui-ci n’ait jamais l’impression de voir jouer une pièce dramatique trop éprouvante pour les nerfs.
    Dans Jours de cendre, l’auteur préfère s’exprimer avec sa propre voix, à travers une écriture bien personnelle et qui porte la marque de son tempérament. C’est ce qu’on appelle un langage pourvu de caractère, à la fois intéressant et persuasif dans la manière de narrer les événements. D’où cette impression de lire une histoire vraie, telle qu’elle a eu lieu. Savoir mettre en scène les événements, dans la forme et dans le fond, est un art que Abdelkader Jamil Rachi a su parfaitement maîtriser pour produire sa première œuvre romanesque. Quoique sevré du plaisir tragique tant recherché par les voyeurs, le lecteur ne risque donc pas de s’ennuyer en découvrant l’histoire racontée dans ce livre.

    «Les événements ne sont rien, disait Alexandre Vialatte. Ce qui compte, c’est la façon dont on les raconte. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille trahir la vérité. Non. il faut seulement l’habiller. Pour la rendre plus supportable. Plus attrayante.» Dès l’entame du premier chapitre, l’auteur use d’un langage concret, vivant et qui augure d’une intensité dramatique croissante à mesure que se déroule l’intrigue. «C’est une cité comme tant d’autres qui ont poussé un peu partout dans ce vaste pays à lui seul un continent. On construisait vite, et la pénurie de logements aidant, on construisait mal. On avait donné le nom de «Cité des 250 logements» à celle où habitait Lyassine, un fonctionnaire, chef de service, la cinquantaine grisonnante, marié, un enfant unique installé à l’étranger. Cette nuit-là, l’appel à la prière l’avait réveillé avant les premières lueurs de l’aube. Il maugréa, se tourna et se retourna dans son lit avant de se lever», écrit l’auteur. De ce personnage tout de suite entré en scène, le lecteur en sait déjà beaucoup.

    Le décor commence à être planté. L’atmosphère du roman, depuis l’ouverture, donne à penser qu’un orage se prépare. Jours ordinaires, jours sordides parfois. Un «héros» tout à fait banal entouré par des gens du commun. Le peuple. Le tout évoluant dans un cadre quelconque. Mais des personnages variés et des individus à part entière, d’autant plus qu’il leur arrive d’agir de manière ambiguë. Tous gravitent autour de ce chef de service qui a toujours été «un fonctionnaire sans grande importance». Pourtant, le lecteur sent confusément que Lyassine va connaître un destin terrible.

    Hasard ou fatalité, événements contingents ou non, il va vivre, comme dans un film en accéléré, des jours de cendre. Comme si ces derniers résultaient de causes distinctes de sa volonté. L’impression que Lyassine est placé dans une situation qui évolue inexorablement et implacablement vers une tragédie. Le langage de l’auteur y est évidemment pour quelque chose, son contenu hautement émotionnel laissant pressentir l’inévitable conclusion finale. Il faut dire que l’auteur, en homme avisé politiquement, a su structurer un texte clair, lisible, harmonieux, dans lequel se manifestent les propriétés essentielles à la poésie qui fonde le drame en cours.


    «Les assassins sont parmi nous, ils me ressemblent, ils te ressemblent, ils n’ont pas peur de Dieu, encore moins des hommes, et c’est en Son nom qu’ils tuent, incendient, détruisent...», avait dit Lyassine à Ziad, le fis de Si Noury. Plus loin, en apprenant que Si Noury avait été victime d’un attentat, «Lyassine sentit un immense vide. La mort, il la sentait rôder autour de lui. Après l’attentat à la bombe auquel il avait échappé, le danger se rapprochait, devenait imminent». A mesure de l’évolution du récit, l’écriture gagne en relief et en profondeur. Des destins terribles, parfois singuliers, souvent ratés, se croisent, s’entrechoquent ou s’affrontent. Jeux d’influence, interactions, résistances, violence, oppression... Les évolutions sociales et politiques sont ici mises en scène selon une dynamique jubilatoire, c’est-à-dire jamais stéréotypées dans leurs formes et toujours adaptées au monde réel qu’est l’espace de la pensée et de la création. Pour échapper à la mort et à la schizophrénie qui le guettent, Lyassine fuit naturellement vers d’autres territoires. Il se réfugie dans l’amour de la jeune Nora, rencontrée dans un bar, ou dans les bras de la nature violée mais restée accueillante. Parfois, il trouve réconfort dans les lieux et les souvenirs d’enfance ou de jeunesse. Il y a aussi les voyages mnémoniques, promesses d’une seconde vie où bien des désirs impétueux seraient enfin réalisés. Rêve, réalité, fiction qui se télescopent. Chaque fois, il y a le retour brutal aux petits détails de la vie quotidienne. Journées couleur de cendre où on ressent l’irrémédiable dissolution du corps... Parfois encore, le quinquagénaire, chef de service, pense «à la maison qu’il compte construire.

    Surtout ne pas faire comme ce Hichem, un de ses collègues». Hichem était tellement «dévoré par la construction de sa villa» qu’il tomba raide mort le jour même où la maison fut terminée ! Du tragi-comique. Du projet à la chose, le chemin sera plus long à partir du jour où Lyassine est convoqué par son chef. Pour le «remercier». Foudyl était tout «heureux de se débarrasser d’un adjoint plus compétent, mais ‘gênant’ (...). La partie de chasse était terminée. La proie était débusquée et mise à mort en la personne du quinquagénaire, anciennement chef de service».

    Cette mise à la retraite forcée n’était, en fait, que le prélude à la tragédie finale. Lyassine aura beau chercher, il ne trouve plus que réminiscences de l’Etat de droit, de la tolérance et de la citoyenneté tant idéalisés. Ecrasé comme tant d’êtres sans défense, il sait que son sort est désormais scellé. «Jours de cendre est un témoignage cru et sans concessions sur une société prise entre un extrémisme violent et barbare d’une minorité qui instrumentalise la religion à des fins politiques et souvent crapuleuses et un pouvoir qui ne sait pas, ou ne veut pas, répondre aux aspirations de transparence, de liberté et de démocratie de ses populations», est-il justement résumé en quatrième de couverture du livre. C’est dire la polyphonie de l’ouvrage, riche en nombreux contrepoints indissociables, tous en harmonie et qui font de Jours de cendre une histoire réussie.


    Abdelkader Jamil Rachi est né le 28 septembre 1940 à Constantine. Après des études supérieures en France et aux Etats-Unis, il enseigne à l’université de Constantine puis entame une carrière diplomatique (dont un poste d’ambassadeur en Argentine de 1994-1998). Il a déjà publié en Algérie Les tourments de la vengeance, une suite de Jours de cendre. Un troisième roman a été proposé à un éditeur et complétera la trilogie.

    Hocine Tamou- Le Soir

    Abdelkader Jamil Rachi, Jours de cendre, Mim Edition 2014, 424 pages
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