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Noirs, donc vigiles : les théorèmes de Gauz

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  • Noirs, donc vigiles : les théorèmes de Gauz

    Dans "Debout-Payé", un ancien vigile livre sous forme d'aphorismes les observations qu'il a faites du comportement de ses contemporains

    Un vigile s'ennuie, beaucoup. Surtout lorsqu'il sait qu'il ne sert à rien sinon à faire peur - raison pour laquelle on l'a choisi noir et costaud. Un vigile, aussi, observe et s'interroge. Par exemple, sur ce qui a poussé les "nommeurs" d'une entreprise de prêt-à-porter à appeler un jean Jane, et un haut Tolérant. Sur la fraternité qui pourrait se nouer entre lui, le MIB (man in black) et les WIB (women in black, intégralement voilées). Sur les réactions, lorsque sonne le portique de sécurité, de l'Allemand (il "fait un pas en arrière pour tester le système"), de l'Africain (il "pointe son doigt sur sa poitrine comme pour demander confirmation") et du Français (il "regarde dans tous les sens comme pour signifier que quelqu'un d'autre que lui est à l'origine du bruit et qu'il le cherche aussi, histoire de collaborer"). Ou sur le fait que les pantalons qu'il surveille, fabriqués par des Chinoises "naturellement très plates" pour des Blanches "naturellement plates", s'accommodent mal de l'anatomie callipyge des Africaines.
    Le vigile ici s'appelle Armand Patrick Gbaka-Prédé ou "Gauz", le surnom qu'il s'est choisi. Il est né à Abidjan en 1971, est arrivé à Paris à 28 ans comme étudiant et partage aujourd'hui sa vie entre les deux capitales. Comme une multitude d'Africains de toutes origines, il a été vigile, à plusieurs reprises, et a su d'emblée qu'il ne devait rien oublier de ce que cette position lui permettait d'observer. Le résultat est Debout-Payé, surprise de la rentrée 2014 : le roman, discrètement paru au Nouvel Attila, en est déjà à trois tirages et 11 000 exemplaires vendus. Gauz y raconte l'histoire de plusieurs générations d'immigrés ivoiriens à Paris, et croque ses contemporains dans des aphorismes, des notes pour soi, des théories et des théorèmes parfois cruels, souvent drôles.

    RETROUVEZ des extraits de Debout-Payé de Gauz :

    "Théorie du désir capillaire. Les désirs capillaires contaminent de proche en proche en direction du nord : la Beurette, au sud de la Viking, désire les cheveux raides et blonds de la Viking ; la Tropiquette, au sud de la Beurette, veut les cheveux bouclés de la Beurette."

    "Théorie de l'altitude relative au coccyx. (...) Dans un travail, plus le coccyx est éloigné de l'assise d'une chaise, moins le salaire est important. Autrement dit : le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout. Les fiches de salaires du vigile illustrent cette théorie."

    "Théorie du PSG. À Paris, dans tous les magasins ou presque, tous les vigiles ou presque sont des hommes noirs. Cela met en lumière une liaison quasi mathématique entre trois paramètres : pigmentation de la peau, situation sociale et géographie. (...) En Occident, plus la concentration en mélanine dans la peau est élevée, plus la probabilité d'occuper une position sociale proche du néant est grande. Exception faite des Manouches (...), les seuls blancs plus déconsidérés encore que les nègres."

    "Dans une conversation de Chinois, il ressort une grande majorité de 'A' dans les phonèmes. La Chine est continentale, donc naturellement ouverte d'une certaine façon. Dans une conversation de Japonais, il ressort une grande majorité de 'O' dans les phonèmes. Le Japon est insulaire donc naturellement fermé d'une certaine façon."

    "Colibri, Langouste, Tapir, respectivement à 92 %, 95 % et 98 % de viscose... Plus la concentration en viscose est élevée, plus les nommeurs choisissent des animaux étranges pour baptiser les habits."

    "Avec la quantité énorme d'habits fabriqués au pays de Mao, on peut dire qu'un Chinois dans un magasin de fringues, c'est un retour à l'envoyeur."

    "Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées, l'avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l'horizon."

    Idées politiques, poétiques, loufoques

    Les observations et les saynètes sont à 99 % vraies. Comme cette séance de drague par une princesse saoudienne, courte, mais intense, ou la technique du "Crieur", qui vante les mérites des parfums en reprenant les slogans de Mai 68. Les théories, elles... "Je ne dis pas, dans le livre, à quel point je les fais miennes. Mais elles permettent, je crois, de faire passer des idées politiques, poétiques, loufoques - tout en appelant un Noir un Noir, un Arabe un Arabe. Pourquoi s'en empêcher ? Le mot gêne plus que les conséquences réelles, sur la vie des gens, des clichés qu'il transporte. Mon banquier préférerait dire Black que Noir, mais voir tous les ans mon passeport français ne l'empêche pas de me demander tous les ans si ma carte de séjour a été renouvelée."

    Si le livre est ivoirien, c'est peut-être là, explique Gauz, dans le mot d'esprit et l'empressement à rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. "À l'époque de la grippe aviaire, on a inventé à Abidjan une danse qui imitait le tremblement des poulets. En pleine guerre civile, on se moquait des militaires qui prenaient la capitale. Même d'Ebola on arrive aujourd'hui à rire."

    Possédé par l'esprit Chanel

    Son double travail de vigile et d'écrivain, Gauz l'a commencé chez Camaïeu. "Pour prendre des notes, je piquais les feuilles de papier que l'on met dans les vêtements fins : je déshabillais les habits. Quand on me posait des questions, je disais que je faisais semblant d'être occupé pour prendre les voleurs en flagrant délit." De voleurs, il n'en a en réalité pas arrêté beaucoup. "En général, ça se règle dans l'arrière-boutique et, deux fois sur trois, les gens ont les moyens de payer. Sinon, il faut appeler la police..., ce qui emmerde tout le monde et représente une dépense publique inutile." Certains vigiles, pourtant, happés par leur fonction, leur costume, leur oreillette, font du zèle. Comme "Éric-Coco", de Sephora La Défense, "possédé par l'esprit de Chanel" et obsédé à l'idée de voir dérobée "la grande (bouteille)" de N°5 ou d'Allure. Au milieu des cosmétiques, il était plus difficile pour Gauz de prendre des notes discrètement. "La plupart du temps, je travaillais en rentrant chez moi, encore plein des odeurs de parfums mélangés."

    Gauz devait rentrer à Abidjan début octobre. Il a prolongé son séjour pour répondre aux demandes d'interview et rencontrer ses lecteurs, un peu partout en France. Des petites dames de 70 ans, des enfants d'immigrés, les uns et les autres sensibles à l'humour de l'auteur, comme à sa critique de l'"intégration" entendue comme dilution des singularités culturelles. C'était le but : Gauz dit qu'en écrivant il espérait faire sourire ses amis français aussi bien que les Ivoiriens. "Ma génération est peut-être la seule à porter une double culture : nos parents avaient connu la colonisation, nos enfants sont complètement occidentalisés. Moi, j'ai lu la même année au lycée Voyage au bout de la nuit de Céline et Les Soleils des indépendances de Kourouma." Ils restent aujourd'hui ses dieux, dit-il, et ils continuent de lui donner envie d'écrire. Des notes, il en a beaucoup encore. À voir ce qu'elles deviendront.

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