Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
Le Soir d’Algérie : L’Algérie entre l’exil et la curée. Qu’attendez-vous de la réédition de ce livre — paru en France il y a 25 ans — en Algérie ?
Omar Aktouf : J’en attends vraiment beaucoup. En tout premier lieu le fait que ce genre de livre, unique en son genre, écrit sur l’Algérie, «témoignage de la vie quotidienne d’un quidam du peuple» comme je le dis, puisse informer l’Algérien d’aujourd’hui (comme une sorte de chronique historique) de ce qu’était l’Algérie de l’époque des années 1970-1980, mais aussi et surtout, comment elle préfigurait largement ce qu’elle devient actuellement.
En second lieu, j’en attends qu’il fasse office, en plus de cette «description historique», d’une sorte de manuel d’analyse des multiples faits et raisons qui font que notre pays en soit encore à se demander pourquoi les décollages économique, social, culturel… ne sont toujours pas au rendez-vous, loin de là, même après cinquante ans d’indépendance et des milliers de milliards de dollars de rente pétrolière et gazière gaspillée on ne sait trop comment.
Il est traduit pour le public arabophone. Vos autres livres le seront-ils ?
Il s’agit de mon tout premier écrit à voir le jour en langue arabe. Bien entendu, j’espère le plus vivement du monde que mes autres travaux (déjà traduits en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand, l’italien…) le soient également en arabe, bien que pour le moment aucun projet «net» ne soit à l’ordre du jour en ce sens.
Il est plus que temps, je pense, que le monde arabophone — pas seulement algérien — sache qu’il existe des œuvres d’un de leurs ressortissants qui font office de références économico-managériales internationales en Occident, depuis Berlin jusqu’au fin fond de l’Amérique latine.
Longtemps frappés d’ostracisme, d’interdits, voilà désormais le champ grand ouvert pour vos travaux. Comment appréciez-vous cette ouverture dans la liberté d’édition, voire d’expression ?
Pour dire vrai, je ne comprends absolument pas les raisons de cet ostracisme, alors que des experts et enseignants étrangers qui ont été formés avec mes livres et mes autres écrits sont régulièrement invités en Algérie. Est-ce volonté délibérée ? Négligence ? Désaccords avec mes positions et
théories ? Toujours est-il que le «marché» algérien les a toujours boudés. Il a fallu l’intérêt personnel et l’acharnement de gens et amis aussi désintéressés que formidablement dévoués, pour qu’enfin mes livres commencent à voir le jour en mon pays.
Cela est évidemment un pas de plus pour la cause des libertés d’expression et d’édition, mais je réitère que sans l’intervention et le travail colossal de ces bons amis, je ne pense pas que le seul jeu «d’ouverture» spontanée de notre marché des livres aurait suffi. Il est certain que mes positions, mes théories, mes critiques… gênent beaucoup de carrières, de fortunes, d’intérêts et d’ambitions, y compris dans les milieux de l’édition et des médias.
Algérie, entre l’exil et la curée est à juste titre un brûlot dans le contexte des années 80. Outre son contenu prémonitoire, dirions-nous, des événements d’Octobre 88 puisqu’il est sorti en France au même moment ou presque, vous affirmez que vos analyses sont tout aussi valables aujourd’hui ?
Lors des années 1980, ce livre a été incontestablement vu comme un vif brûlot, il suffit de revoir les commentaires de la presse de l’époque (française essentiellement, puisqu’en Algérie nul n’en a soufflé mot à part une courageuse journaliste de la RTA).
Mais je persiste et signe, ce n’était qu’une fidèle description de ce que la vie algérienne était au moment où je fus poussé à choisir l’exil, las de constater chaque jour davantage comment notre pays s’enfonçait sans cesse vers des abîmes que nous ne méritions pas, et qui allaient un jour ou l’autre se traduire en graves coups de boomerang.
En ce sens oui : il était prémonitoire puisque sa gestation-rédaction a débuté dès 1985, et que son contenu parlait déjà, expressément, d’une Algérie qui, si elle n’y prenait garde et continuait à être ce que je décrivais, allait entrer dans une imminente phase de révoltes et «d’entre- égorgements»
(j’y utilise déjà expressément cette formule).
L’histoire effectivement me donna raison dès 1988, et encore plus terriblement, hélas, durant les années 1990.
Les années passant, visiblement rien n’est venu estomper la virulence de vos critiques du système, d’où la question : «Entre ch’kara et harraga, un miracle est-il encore possible ?»
Hélas, c’est exact. Le contenu de ce livre semble presque décrire l’Algérie actuelle, avec, malheureusement, souvent bien plus d’aggravations que d’améliorations (sauf pour les plus nantis et les gros profiteurs du système) ; depuis la vie de tous les jours, jusqu’à l’état de l’éducation nationale, en passant par la santé, les infrastructures… en y ajoutant l’ampleur des scandales politico-économiques, des inégalités criantes, de la corruption tentaculaire, des ravages de la drogue, de la violence, de la criminalité, etc. En un
mot : au dilemme «exil/ curée» auquel j’ai été confronté, se conjugue désormais celui que je dénomme «ch’kara/harraga». Ce sont là des termes qui n’existaient guère avant mon départ et qui, je pense, résument très bien la situation algérienne actuelle, pour peu que l’on veuille laisser de côté langue de bois et lunettes roses. Il nous faudrait un vrai miracle (comme un soudain sursaut de lucidité et d’urgente révision en profondeur des manières de gérer le pays) pour espérer – s’il en est encore temps — rattraper par petits bouts tant d’années perdues et de gâchis. Si des pays comme la Malaisie et comme beaucoup de ceux d’Amérique latine que je connais bien ont réussi ce genre de «sursauts», pourquoi pas nous ? C’est là un des aspects de ce que je dénomme mon «paradoxal espoir algérien».
Sollicité et écouté à l’étranger dans les milieux experts, traduit en plusieurs langues — comme dit l’adage : «Nul n’est prophète en son pays», le retour de l’enfant prodigue est-il à l’ordre du jour ?
Merci de cette question que je prends comme un gentil compliment… Ma réponse est sans équivoque et l’a toujours été : sous toute forme que l’on voudra, dès que l’on sollicitera sérieusement mon aide (et non ma complicité ou ma caution), je répondrai présent jusqu’à mon dernier souffle. Rien ne fera plus mon bonheur que de mettre mes humbles capacités et acquis au service de mon pays et de mon peuple. Mais, hélas, à part l’aimable et dévouée sollicitation de remarquables amis qui tiennent à faire encore, contre vents et marées, manifester mon existence, je ne vois aucun signe du moindre début du moindre désir de voir poindre ma participation «officielle» à quoi que ce soit en Algérie. Il me semble, bien au contraire, que je suis, en mon pays, plus «persona non grata» qu’autre chose. A titre d’exemple, je viens de recevoir (il y a deux jours) une invitation d’un important pays d’Amérique du Sud pour y donner, en février 2015, au sein d’une de ses plus fameuses universités, «la leçon inaugurale» de démarrage d’année académique-universitaire… Quand recevrai-je une telle prestigieuse invitation de mon pays ?
Le Soir d’Algérie : L’Algérie entre l’exil et la curée. Qu’attendez-vous de la réédition de ce livre — paru en France il y a 25 ans — en Algérie ?
Omar Aktouf : J’en attends vraiment beaucoup. En tout premier lieu le fait que ce genre de livre, unique en son genre, écrit sur l’Algérie, «témoignage de la vie quotidienne d’un quidam du peuple» comme je le dis, puisse informer l’Algérien d’aujourd’hui (comme une sorte de chronique historique) de ce qu’était l’Algérie de l’époque des années 1970-1980, mais aussi et surtout, comment elle préfigurait largement ce qu’elle devient actuellement.
En second lieu, j’en attends qu’il fasse office, en plus de cette «description historique», d’une sorte de manuel d’analyse des multiples faits et raisons qui font que notre pays en soit encore à se demander pourquoi les décollages économique, social, culturel… ne sont toujours pas au rendez-vous, loin de là, même après cinquante ans d’indépendance et des milliers de milliards de dollars de rente pétrolière et gazière gaspillée on ne sait trop comment.
Il est traduit pour le public arabophone. Vos autres livres le seront-ils ?
Il s’agit de mon tout premier écrit à voir le jour en langue arabe. Bien entendu, j’espère le plus vivement du monde que mes autres travaux (déjà traduits en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand, l’italien…) le soient également en arabe, bien que pour le moment aucun projet «net» ne soit à l’ordre du jour en ce sens.
Il est plus que temps, je pense, que le monde arabophone — pas seulement algérien — sache qu’il existe des œuvres d’un de leurs ressortissants qui font office de références économico-managériales internationales en Occident, depuis Berlin jusqu’au fin fond de l’Amérique latine.
Longtemps frappés d’ostracisme, d’interdits, voilà désormais le champ grand ouvert pour vos travaux. Comment appréciez-vous cette ouverture dans la liberté d’édition, voire d’expression ?
Pour dire vrai, je ne comprends absolument pas les raisons de cet ostracisme, alors que des experts et enseignants étrangers qui ont été formés avec mes livres et mes autres écrits sont régulièrement invités en Algérie. Est-ce volonté délibérée ? Négligence ? Désaccords avec mes positions et
théories ? Toujours est-il que le «marché» algérien les a toujours boudés. Il a fallu l’intérêt personnel et l’acharnement de gens et amis aussi désintéressés que formidablement dévoués, pour qu’enfin mes livres commencent à voir le jour en mon pays.
Cela est évidemment un pas de plus pour la cause des libertés d’expression et d’édition, mais je réitère que sans l’intervention et le travail colossal de ces bons amis, je ne pense pas que le seul jeu «d’ouverture» spontanée de notre marché des livres aurait suffi. Il est certain que mes positions, mes théories, mes critiques… gênent beaucoup de carrières, de fortunes, d’intérêts et d’ambitions, y compris dans les milieux de l’édition et des médias.
Algérie, entre l’exil et la curée est à juste titre un brûlot dans le contexte des années 80. Outre son contenu prémonitoire, dirions-nous, des événements d’Octobre 88 puisqu’il est sorti en France au même moment ou presque, vous affirmez que vos analyses sont tout aussi valables aujourd’hui ?
Lors des années 1980, ce livre a été incontestablement vu comme un vif brûlot, il suffit de revoir les commentaires de la presse de l’époque (française essentiellement, puisqu’en Algérie nul n’en a soufflé mot à part une courageuse journaliste de la RTA).
Mais je persiste et signe, ce n’était qu’une fidèle description de ce que la vie algérienne était au moment où je fus poussé à choisir l’exil, las de constater chaque jour davantage comment notre pays s’enfonçait sans cesse vers des abîmes que nous ne méritions pas, et qui allaient un jour ou l’autre se traduire en graves coups de boomerang.
En ce sens oui : il était prémonitoire puisque sa gestation-rédaction a débuté dès 1985, et que son contenu parlait déjà, expressément, d’une Algérie qui, si elle n’y prenait garde et continuait à être ce que je décrivais, allait entrer dans une imminente phase de révoltes et «d’entre- égorgements»
(j’y utilise déjà expressément cette formule).
L’histoire effectivement me donna raison dès 1988, et encore plus terriblement, hélas, durant les années 1990.
Les années passant, visiblement rien n’est venu estomper la virulence de vos critiques du système, d’où la question : «Entre ch’kara et harraga, un miracle est-il encore possible ?»
Hélas, c’est exact. Le contenu de ce livre semble presque décrire l’Algérie actuelle, avec, malheureusement, souvent bien plus d’aggravations que d’améliorations (sauf pour les plus nantis et les gros profiteurs du système) ; depuis la vie de tous les jours, jusqu’à l’état de l’éducation nationale, en passant par la santé, les infrastructures… en y ajoutant l’ampleur des scandales politico-économiques, des inégalités criantes, de la corruption tentaculaire, des ravages de la drogue, de la violence, de la criminalité, etc. En un
mot : au dilemme «exil/ curée» auquel j’ai été confronté, se conjugue désormais celui que je dénomme «ch’kara/harraga». Ce sont là des termes qui n’existaient guère avant mon départ et qui, je pense, résument très bien la situation algérienne actuelle, pour peu que l’on veuille laisser de côté langue de bois et lunettes roses. Il nous faudrait un vrai miracle (comme un soudain sursaut de lucidité et d’urgente révision en profondeur des manières de gérer le pays) pour espérer – s’il en est encore temps — rattraper par petits bouts tant d’années perdues et de gâchis. Si des pays comme la Malaisie et comme beaucoup de ceux d’Amérique latine que je connais bien ont réussi ce genre de «sursauts», pourquoi pas nous ? C’est là un des aspects de ce que je dénomme mon «paradoxal espoir algérien».
Sollicité et écouté à l’étranger dans les milieux experts, traduit en plusieurs langues — comme dit l’adage : «Nul n’est prophète en son pays», le retour de l’enfant prodigue est-il à l’ordre du jour ?
Merci de cette question que je prends comme un gentil compliment… Ma réponse est sans équivoque et l’a toujours été : sous toute forme que l’on voudra, dès que l’on sollicitera sérieusement mon aide (et non ma complicité ou ma caution), je répondrai présent jusqu’à mon dernier souffle. Rien ne fera plus mon bonheur que de mettre mes humbles capacités et acquis au service de mon pays et de mon peuple. Mais, hélas, à part l’aimable et dévouée sollicitation de remarquables amis qui tiennent à faire encore, contre vents et marées, manifester mon existence, je ne vois aucun signe du moindre début du moindre désir de voir poindre ma participation «officielle» à quoi que ce soit en Algérie. Il me semble, bien au contraire, que je suis, en mon pays, plus «persona non grata» qu’autre chose. A titre d’exemple, je viens de recevoir (il y a deux jours) une invitation d’un important pays d’Amérique du Sud pour y donner, en février 2015, au sein d’une de ses plus fameuses universités, «la leçon inaugurale» de démarrage d’année académique-universitaire… Quand recevrai-je une telle prestigieuse invitation de mon pays ?
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