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Entretien avec le Professeur Omar AKTOUF: Je suis un désespéré optimiste

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  • Entretien avec le Professeur Omar AKTOUF: Je suis un désespéré optimiste

    Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
    Le Soir d’Algérie : L’Algérie entre l’exil et la curée. Qu’attendez-vous de la réédition de ce livre — paru en France il y a 25 ans — en Algérie ?
    Omar Aktouf : J’en attends vraiment beaucoup. En tout premier lieu le fait que ce genre de livre, unique en son genre, écrit sur l’Algérie, «témoignage de la vie quotidienne d’un quidam du peuple» comme je le dis, puisse informer l’Algérien d’aujourd’hui (comme une sorte de chronique historique) de ce qu’était l’Algérie de l’époque des années 1970-1980, mais aussi et surtout, comment elle préfigurait largement ce qu’elle devient actuellement.
    En second lieu, j’en attends qu’il fasse office, en plus de cette «description historique», d’une sorte de manuel d’analyse des multiples faits et raisons qui font que notre pays en soit encore à se demander pourquoi les décollages économique, social, culturel… ne sont toujours pas au rendez-vous, loin de là, même après cinquante ans d’indépendance et des milliers de milliards de dollars de rente pétrolière et gazière gaspillée on ne sait trop comment.

    Il est traduit pour le public arabophone. Vos autres livres le seront-ils ?
    Il s’agit de mon tout premier écrit à voir le jour en langue arabe. Bien entendu, j’espère le plus vivement du monde que mes autres travaux (déjà traduits en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand, l’italien…) le soient également en arabe, bien que pour le moment aucun projet «net» ne soit à l’ordre du jour en ce sens.
    Il est plus que temps, je pense, que le monde arabophone — pas seulement algérien — sache qu’il existe des œuvres d’un de leurs ressortissants qui font office de références économico-managériales internationales en Occident, depuis Berlin jusqu’au fin fond de l’Amérique latine.

    Longtemps frappés d’ostracisme, d’interdits, voilà désormais le champ grand ouvert pour vos travaux. Comment appréciez-vous cette ouverture dans la liberté d’édition, voire d’expression ?
    Pour dire vrai, je ne comprends absolument pas les raisons de cet ostracisme, alors que des experts et enseignants étrangers qui ont été formés avec mes livres et mes autres écrits sont régulièrement invités en Algérie. Est-ce volonté délibérée ? Négligence ? Désaccords avec mes positions et
    théories ? Toujours est-il que le «marché» algérien les a toujours boudés. Il a fallu l’intérêt personnel et l’acharnement de gens et amis aussi désintéressés que formidablement dévoués, pour qu’enfin mes livres commencent à voir le jour en mon pays.
    Cela est évidemment un pas de plus pour la cause des libertés d’expression et d’édition, mais je réitère que sans l’intervention et le travail colossal de ces bons amis, je ne pense pas que le seul jeu «d’ouverture» spontanée de notre marché des livres aurait suffi. Il est certain que mes positions, mes théories, mes critiques… gênent beaucoup de carrières, de fortunes, d’intérêts et d’ambitions, y compris dans les milieux de l’édition et des médias.

    Algérie, entre l’exil et la curée est à juste titre un brûlot dans le contexte des années 80. Outre son contenu prémonitoire, dirions-nous, des événements d’Octobre 88 puisqu’il est sorti en France au même moment ou presque, vous affirmez que vos analyses sont tout aussi valables aujourd’hui ?
    Lors des années 1980, ce livre a été incontestablement vu comme un vif brûlot, il suffit de revoir les commentaires de la presse de l’époque (française essentiellement, puisqu’en Algérie nul n’en a soufflé mot à part une courageuse journaliste de la RTA).
    Mais je persiste et signe, ce n’était qu’une fidèle description de ce que la vie algérienne était au moment où je fus poussé à choisir l’exil, las de constater chaque jour davantage comment notre pays s’enfonçait sans cesse vers des abîmes que nous ne méritions pas, et qui allaient un jour ou l’autre se traduire en graves coups de boomerang.
    En ce sens oui : il était prémonitoire puisque sa gestation-rédaction a débuté dès 1985, et que son contenu parlait déjà, expressément, d’une Algérie qui, si elle n’y prenait garde et continuait à être ce que je décrivais, allait entrer dans une imminente phase de révoltes et «d’entre- égorgements»
    (j’y utilise déjà expressément cette formule).

    L’histoire effectivement me donna raison dès 1988, et encore plus terriblement, hélas, durant les années 1990.

    Les années passant, visiblement rien n’est venu estomper la virulence de vos critiques du système, d’où la question : «Entre ch’kara et harraga, un miracle est-il encore possible ?»
    Hélas, c’est exact. Le contenu de ce livre semble presque décrire l’Algérie actuelle, avec, malheureusement, souvent bien plus d’aggravations que d’améliorations (sauf pour les plus nantis et les gros profiteurs du système) ; depuis la vie de tous les jours, jusqu’à l’état de l’éducation nationale, en passant par la santé, les infrastructures… en y ajoutant l’ampleur des scandales politico-économiques, des inégalités criantes, de la corruption tentaculaire, des ravages de la drogue, de la violence, de la criminalité, etc. En un
    mot : au dilemme «exil/ curée» auquel j’ai été confronté, se conjugue désormais celui que je dénomme «ch’kara/harraga». Ce sont là des termes qui n’existaient guère avant mon départ et qui, je pense, résument très bien la situation algérienne actuelle, pour peu que l’on veuille laisser de côté langue de bois et lunettes roses. Il nous faudrait un vrai miracle (comme un soudain sursaut de lucidité et d’urgente révision en profondeur des manières de gérer le pays) pour espérer – s’il en est encore temps — rattraper par petits bouts tant d’années perdues et de gâchis. Si des pays comme la Malaisie et comme beaucoup de ceux d’Amérique latine que je connais bien ont réussi ce genre de «sursauts», pourquoi pas nous ? C’est là un des aspects de ce que je dénomme mon «paradoxal espoir algérien».

    Sollicité et écouté à l’étranger dans les milieux experts, traduit en plusieurs langues — comme dit l’adage : «Nul n’est prophète en son pays», le retour de l’enfant prodigue est-il à l’ordre du jour ?
    Merci de cette question que je prends comme un gentil compliment… Ma réponse est sans équivoque et l’a toujours été : sous toute forme que l’on voudra, dès que l’on sollicitera sérieusement mon aide (et non ma complicité ou ma caution), je répondrai présent jusqu’à mon dernier souffle. Rien ne fera plus mon bonheur que de mettre mes humbles capacités et acquis au service de mon pays et de mon peuple. Mais, hélas, à part l’aimable et dévouée sollicitation de remarquables amis qui tiennent à faire encore, contre vents et marées, manifester mon existence, je ne vois aucun signe du moindre début du moindre désir de voir poindre ma participation «officielle» à quoi que ce soit en Algérie. Il me semble, bien au contraire, que je suis, en mon pays, plus «persona non grata» qu’autre chose. A titre d’exemple, je viens de recevoir (il y a deux jours) une invitation d’un important pays d’Amérique du Sud pour y donner, en février 2015, au sein d’une de ses plus fameuses universités, «la leçon inaugurale» de démarrage d’année académique-universitaire… Quand recevrai-je une telle prestigieuse invitation de mon pays ?


    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    Le gouvernement développe un discours de séduction à l’endroit de la diaspora, en particulier les entrepreneurs. Vous reprochez à ces derniers d’être devenus les complices d’un système d’échecs à répétition ?
    Je peux «reprocher», mais je n’accuse personne, car il en est certainement qui «jouent certains jeux» à leur insu.
    La situation et le contexte algériens étant ce que tout un chacun sait qu’ils sont, je ne vois pas comment «entrepreneurs» ou «experts» de la diaspora, qui se prêtent à collaboration avec le système algérien tel qu’il est, puissent être considérés comme «innocents» des conséquences de ce à quoi ils contribuent. Faire «celui qui ne voit rien» et brasser de fort juteuses affaires avec un système qui n’est «qu’économie de bazar et de cabaret», comme l’a dit un de nos récents Premiers ministres, cela ne peut être exempt d’une certaine dose de coupable complicité, tacite ou non. Se faire, directement ou indirectement, peu ou prou, «profiteur» d’un système qui n’est que pompage-bradage de gaz-pétrole et importation de pratiquement tout… c’est, effectivement, pour moi contribuer à entretenir la spirale d’échecs à répétition. Pour moi, la meilleure contribution de notre diaspora serait de plutôt pousser à inverser le sens dans lequel on mène notre pays : celui de l’ultra-libéralisme sauvage à l’américaine. Ultra-libéralisme dont on voit pourtant fort bien les dévastatrices conséquences dans le monde (Iraq, Libye, Syrie…), ou au sein même des Etats-Unis où une centaine de villes sont en faillite, des États entiers comme la Pennsylvanie ravagés par les dégâts de l’exploitation des gaz de schiste…, en Europe où on ne sait comment se dépêtrer des conséquences de la crise de 2008..., ni comment se prémunir des afflux massifs de désespérés Africains fuyant les cuisants échecs des politiques néolibérales de leurs pays vampirisés par les multinationales et les IDE…

    Vous les renvoyez dos à dos pour appeler à un modèle intraverti de développement ?
    Je leur tourne plutôt le dos à tous les deux, puisqu’à mon sens, et «objectivement», ils cheminent de concert et alimentent leurs intérêts respectifs, bien souvent hélas, au détriment de la nation, du peuple, du futur de ce pays, de sa jeunesse, de sa nature, de sa culture... Et puis oui, j’en appelle à un développement qui, comme le font (ou l’ont fait) les Coréens, les Japonais, les Brésiliens, les Malaisiens… les Boliviens… rompe clairement avec le létal modèle néo-libéral à la US (la Malaisie a carrément mis à la porte tous les représentants du FMI, Banque mondiale etc., dès les années 1970 !), en misant sur une économie «nationaliste» avec planification (et non marché libre débridé), orientée d’abord vers les réalisations de bases productives nationales, tout en y associant le secteur privé comme complément aux grands projets nationaux. Mais il faut préciser qu’il s’agit dans ces cas d’un secteur privé dit «patriotique» amené à viser, au moins autant que le profit sinon avant le développement autocentré (avec moyens de production développés nationalement), l’amélioration constante et le renforcement des forces productives nationales. Hélas, je crois que chez nous, on confond un peu trop «faiseurs d’argent» (pour qui le modèle US est tout à fait idéal) et «entrepreneurs» (qui relèveraient plus des modèles allemand ou sud-asiatique où le profit est un objectif qui vient après – et en conséquence de — la contribution aux projets collectifs nationaux, à l’éducation et au bien-être des citoyens, la qualification des travailleurs, la bonne qualité, l’équitable redistribution des résultats…). Il est, en ce sens, bien éloquent de voir qu’après 50 ans d’indépendance, et malgré les colossales fortunes et capitaux (visibles et «informels») de notre secteur privé, sa contribution à l’économie nationale ne dépasse guère les 3 à 4% !
    C’est un secteur privé – sauf exception — plus vampire/extraverti qu’autre chose. Pour paraphraser M. Valls, je dirais que «j’aime l’entreprise»… mais j’aime l’entreprise qui aime son pays, qui aime son peuple, qui aime ses salariés, qui aime et respecte la nature… L’entreprise (de type US et consorts) qui n’aime que le portefeuille de ses patrons et de ses actionnaires au détriment et au mépris de tout, je n’en veux tout simplement pas !

    A la force de l’âge, à la quarantaine, vous jetiez le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire le système avec ses appareils : armée, police, gendarmerie, presse. Aujourd’hui vous nuancez nettement vos propos dans une sorte de mea culpa. Quelle leçon en tirez-vous ?
    Oui, en effet, dans mon introduction à cette édition algérienne, je nuance certains propos tenus dans l’édition originale, qui, à la lecture actuelle, peuvent sembler outranciers, exagérés, trop généralisateurs… Il ne s’agit pas d’un mea culpa, mais d’une expression d’excuses auprès de celles et ceux (certainement bien nombreux) qui, de ces corps constitués et appareils que vous citez, ne se reconnaîtraient (à juste titre) nullement dans les propos que je tenais à l’époque. Mais pour l’essentiel, et à ce que j’observe et entends, je pense que le fond de ma critique demeure en bonne partie valable. Disons qu’il est surtout question de rendre justice à la ténacité et au courage de toutes celles et tous ceux qui, avec abnégation, patriotisme et honnêteté, maintiennent, vaille que vaille, un minimum de probité, de logique et de bon sens dans le fonctionnement du pays.

    Rien ne semble tempérer votre pessimisme originel. Vous affirmez : «De fait, plusieurs bombes à retardement menacent le ciel algérien à plus ou moins brève échéance si rien ne change vraiment, urgemment et radicalement»...
    Paradoxalement, je dirais comme un certain Fréderic Dard, que je suis (concernant l’Algérie) un «désespéré optimiste». Je suis «désespéré» d’un côté, parce que je vois bien que «le système Algérie» comme je le dénomme, continue à se reproduire et à persévérer dans l’erreur, la faute politique et gestionnaire grave, autant que dans le cynisme, la gabegie et la tromperie du peuple. Mal partie dès l’indépendance, notre Algérie repart encore plus mal avec l’adoption aveugle (chose dans laquelle je reproche à maints de nos «experts» de la diaspora d’être de coupables complices actifs) de l’ultra-libéralisme (néo-libéralisme sauvage) de type US.
    Il suffit de regarder le marasme européen, l’interminable sortie de crise de 2008, le chaos dans lequel USA et OTAN plongent le monde pour maintenir ce système sous oxygène, pour se convaincre, comme le disent des Nobel comme Stiglitz, Krugman, Sen… ou des institutions internationales comme l’Unesco… que «les pays du tiers-monde doivent urgemment changer de politiques économiques», ce qui veut dire tourner le dos au capitalisme financier, sa criminelle «mondialisation», au néo-libéralisme, ainsi qu’à leurs institutions, du FMI jusqu’à l’OMC.
    C’est ce que je crie depuis des décennies : regarder, par exemple, du côté de l’Europe du Nord et de l’Asie du Sud-est. Et puis, je suis «optimiste» d’un autre côté, parce que je ne pense pas que l’on puisse encore descendre plus bas pour longtemps : nous avons atteint des fonds abyssaux en termes d’éducation, de santé, d’infrastructures, de dispositions de réelles «forces productives-créatrices» comme agriculteurs, artisans, producteurs qualifiés, techniciens, ouvriers et employés au diapason du XXIe siècle (on a bien tort de croire et faire accroire que la seule multiplication d’écoles de gestion et de diplômes voués au «How to make money» tels que MBA et DBA seraient à eux seuls les sauveurs de l’économie). Donc il faudra bien «remonter», par la force des choses, et là je compte sur l’incroyable capacité que nous donne une population dont 70% est âgée de moins de trente ans, un territoire regorgeant de ressources, un peuple qui sait se montrer vaillant et résilient. Déjà, ce que j’annonçais : baisse des revenus pétroliers, hausse des prix des importations, baisse des productions céréalières… nous poussent toujours plus urgemment vers le changement radical. Mieux vaut devancer que couler, non ?

    Et pourtant, elle tourne (l’Algérie), rétorquent vos détracteurs, paraphrasant ainsi Galilée.
    En l’occurrence, Galilée ce serait moi, puisque tout ce que je disais et prévoyais dans ce livre il y a 25 ans, non seulement se réalise, mais s’aggrave, hélas ! La question n’est point de savoir si elle «tourne» notre Algérie, mais comment ? À quel prix ? Pour qui ?... Nul besoin de boule de cristal ni de grands clercs pour trouver les réponses : elle ne tourne que parce que la Providence nous a (malheureusement) doté de gigantesques quantités d’hydrocarbures que nous gaspillons sans jugement, comme des gamins qui se gavent sans limites de bonbons et en redemandent. Quand je vois que nous en sommes à inaugurer aujourd’hui en grande pompe ce que nous avions avant l’indépendance (usines de montage de véhicules étrangers), je ne sais s’il faut en rire ou en pleurer ! Faire «tourner» un pays avec 98 % de recettes venant de la manne pétrolière, cela est à la portée de n’importe quel robot préprogrammé pour pomper-acheminer-vendre et acheter-importer.
    Sans parler du fait qu’un robot, au moins, ne détournera ni ne volera rien… Par ailleurs, je dirais à quelques-uns de mes (nombreux et bien «appuyés», je le sais) détracteurs ce que disaient à certains des leurs un Jean-Paul Sartre : «Il est des gens auxquels on ne répond pas ; on les laisse gagner leur vie comme ils peuvent» ; ou un Upton Sinclair : «Il est trop difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un dont le gagne-pain dépend précisément du fait qu’il n’y comprenne rien».

    k-Alger.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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    • #3
      Si vous aviez à actualiser l’humour sarcastique des gags et autres blagues de l’époque Boumédiène qui se trouvent dans ce livre, laquelle serait la plus caractéristique de notre époque ?
      Je pense que je reprendrais au moins celles-ci (après la délicieuse et fort connue «conjugaison du verbe ‘manger’») :
      - «Au kiosque à journaux, un client demande El‑Moudjahid, le marchand répond,
      excédé : El Moudjahid ? (le combattant), il n’y en a plus ! El Djoumhouria ? (La République), elle est pendue là, regarde ! An-Nasr ? (La Victoire), nul ne l’a vue ! Et Ech-Châab (Le Peuple), regarde, il est comme toujours là, à terre !»
      - «Un algérien meurt et se retrouve dans l’antichambre du ciel. Il constate que les murs sont tapissés d’horloges ne tournant pas à la même vitesse : certaines immobiles, d’autres affolées. Il s’enquit de la chose auprès de l’ange de service.
      - Chaque horloge représente un État, mon fils, lui fut-il répondu, mais chaque fois qu’un gouvernement commet une faute ou porte atteinte aux citoyens, l’aiguille des minutes avance d’un cran.
      - Ah ! dit notre homme, où est donc celle qui représente l’Algérie ?
      - L’Algérie ?... elle est dans le bureau du Bon Dieu, il s’en sert comme ventilateur !»
      B. T.

      Algérie, entre l’exil et la curée du Professeur Omar AktouF
      «Des bombes à retardement menacent le ciel algérien»

      Par Brahim Taouchichet
      Avec sa cinquantaine de milliardaires et ses quatre à cinq mille millionnaires en «euros officiels» (…) côtoyant une misère et une détresse économique qui font pousser des bidonvilles jusqu’en plein désert, autour de Hassi Messaoud par exemple, l’Algérie se place de plain-pied parmi les «républiques bananières».
      Voici un livre qui a été pendant 25 ans caché aux Algériens. Aujourd'hui, enfin, une petite maison d’édition se charge de réparer cette injustice faite aussi à l’auteur, le professeur Omar Aktouf, en le rééditant dans sa version originale avec cependant une «introduction à l’édition algérienne» dans un souci d’actualisation. L’auteur récidive. L’entrée en matière donne un avant-goût de sa vision sur l’Algérie passé et présent, hier et aujourd’hui. Décidément rien n’est venu altérer le caractère trempé de ce critique du système, «amoureux fou de l’Algérie». Sur près de 370 pages, Omar Aktouf développe une approche corrosive, décortique le système dans son côté cour et côté jardin. A son corps défendant. Nous pouvons dire sans risque de nous tromper que ce livre est une contribution inestimable à l’histoire des années de plomb sous Boumediène à l’ère Chadli. Tous les étudiants de sa génération redécouvriront avec ravissement le sourire au coin des lèvres, surprise et méditation, les hauts et les bas du parcours universitaire et du premier contact frontal avec le monde du travail qui en est la partie apparente du système. «J’étais nourri de l’esprit de la gauche intellectuelle. La désillusion ne va pas tarder et ne sera que plus amère.»

      Le pays retrouvé
      Voilà l’auteur quittant l’exil marocain, débarquant en Algérie libérée du colonialisme. «Je respirais à pleins poumons l’Algérie. J’en savourais les odeurs et les rues, les personnes et les accents. Je partais des journées entières à la découverte. C’était mon pays, enfin un chez moi où je suis, simplement, sans problème.» Il est happé dans l’euphorie de l’indépendance. Tout est à faire et à refaire. Malgré des conditions difficiles, il parvient à décrocher le fameux sésame qui lui ouvre les portes d’un autre monde : la vie estudiantine. Nous voici en plein dans les années 1960 et 1970. Avec force détail, l’auteur nous décrit les moments forts du climat politique du pays, en général, et dans l’enceinte universitaire, en particulier. Chers jeunes, amis lecteurs, ce sont là des moments dont il faut s’imprégner afin de vous faire une image de cette Algérie-là. Omar Aktouf n’est pas de ceux qui sont là pour le diplôme et s’en vont sans laisser de traces. Il cite Marx : «Il est loisible à tout un chacun de choisir de vivre comme une bête : dans l’indifférence des tourments de ses semblables.» Ce n’était pas l’époque du cinéma muet, non. En ces temps, Che Guevara déambulait dans les rues d’Alger, Ben Bella multipliait les discours enflammés contre les exploiteurs et les «vampires du peuple», donnait le coup d’envoi d’un match de football. «On écoutait Ben Bella et on admirait Castro. Les activités de volontariat et les meetings de solidarité se succédaient partout.» «J’y fus également nourri de militantisme et de généreux projets échafaudés à longueur d’assemblées générales de l’Union nationale des étudiants algériens. C’était les rencontres épiques avec le défunt Kaïd Ahmed, (les kaïdâneries) responsable du FLN : («En 1962 l’Algérie était au bord du précipice, aujourd’hui, hamdoullah on a fait un grand pas en avant !»). Durant tout son mandat, ce n’était qu’anecdotes cocasses et autres révélations croustillantes vraies ou de pure invention dont se régalait la communauté universitaire.
      Puis vint le coup d’Etat du 19 juin 1965. Les années Boumediène ouvrent le chapitre d’un rude autoritarisme ; dictature, diront certains. Le monde d’engagement militant contre l’injustice, pour les démunis s’écroule. Le romantisme révolutionnaire s’évapore sous les coups de boutoir d’un système déterminé à ne pas se laisser dépasser, y compris par des idées, aussi généreuses soient-elles.

      Les fourches caudines du système
      La chasse aux sorcières est ouverte. Une nouvelle direction de l’union des étudiants est cooptée. La voie est ouverte aux conservatisme, arabisme et islamisme «viscéralement anti-communistes». Les têtes pensantes entrent en clandestinité ou sont aspirées par le service national institué dès 1967 pour 45 jours puis étendu à deux années. Grèves et affrontements politiques à l’université deviennent dès lors récurrents sous le regard complaisant des autorités lorsque le rapport de forces penche en faveur des baâthistes et islamistes confondus. La Fac centrale et celle de Ben Aknoun deviennent le haut lieu non seulement de la contestation estudiantine mais surtout le baromètre de la vie politique du pays. Le contexte s’y prête : c’est la guerre au Vietnam, le festival de Woodstock, Brel qui chante Ne me quitte pas, Moustaki avec Ma gueule de métèque et Joan Baez qui donne un récital gratuit à la salle Harcha, à Alger. Toutes les forces politiques se mettent en branle : Pags, PRS, baâthistes, islamistes. Dans une société chloroformée par l’idéologie du parti unique, les intrigues des clans au pouvoir, l’université se pose comme un havre de liberté, mais très vite elle sera mise au pas. «Boumediène ne sut jamais trouver le diapason des étudiants pour ne réussir, après plusieurs années, à n’en faire qu’une masse aux ordres.»
      Inexorablement, le système Boumediène se met en place, marque ses repères et broie au besoin toute pensée divergente. C’est le triptique armée-FLN-nomenklatura. C’est dans cette atmosphère postindépendance nouvelle que va baigner l’étudiant Omar Aktouf qui, entre-temps, prend femme, une étudiante comme lui. Et c’est avec rage qu’il observe le comportement ostensible d’une nouvelle classe : la nomenklatura à la soviétique. Dès lors, l’auteur de Algérie, entre l’exil et la curée ne sera qu’une suite de désillusions. Il énumère quatre en tout : au travail, le système, l’injustice sociale, l’avenir. Omar Aktouf appartient à cette génération pour laquelle l’implication politique était naturelle. Son livre, une véritable radioscopie d’une époque faste de la vie d’étudiant, remue le couteau dans la plaie par tant de rêves, d’idéaux pour tous ceux qui y adhéraient sans calcul, corps et âme. Ce livre rappelle par ailleurs et sur un tout autre chapitre Le rempart de Ali Haroun, qui frappe par la précision des lieux, dates et événements de la décennie noire.
      Un document-référence d’une importance inestimable. Après les démêlés de la fac, Omar Aktouf ne baisse pas les bras pour autant. Avec une bande de copains, il croit possible de changer le système de l’intérieur, cet entrisme cher à une frange des islamistes. Et là, refus de la kasma FLN du quartier qui n’en a que faire des ces agitateurs, empêcheurs de tourner en rond.

      The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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      • #4
        Désillusions
        La vie professionnelle ne lui procure pas les opportunités attendues de s’impliquer pleinement pour l’édification du pays. Là comme ailleurs, les jeux sont faits, la règle du jeu déjà établie. Il ne peut prétendre qu’à la périphérie du fonctionnement de l’entreprise qui plus est Sonatrach, dédiée à la nomenklatura et sa progéniture. Cette nouvelle désillusion lui révélera, dans toute sa laideur, l’injustice sociale : pénuries, passe-droits, béni-âmisme. Hors de ce cercle des tenants du système, point de salut. Omar Aktouf dénonce haut et fort ces dénis de droit. Mais son franc-parler n’amuse guère, il agace puis finit par déranger.
        La sinistre Sécurité militaire se chargera de le lui faire comprendre, sinon c’est la valise ou le cercueil. C’est pour lui un coup de massue sur la tête. «J’ai fui mon pays à la quarantaine bien sonnée, avec femme et enfants, la mort dans l’âme, pour reprendre à zéro une vie, une carrière, une société… Nous vivons tous une déchirure qui saigne encore.» C’était en 1983, l’exil volontaire pour le Canada, après l’exil forcé au Maroc. Nul n’est prophète en son pays, il parvient à retomber sur ses pieds. A force de ténacité, de persévérance, il s’impose dans le pays d’accueil, voire au-delà. Mais il n’oublie pas sa terre, l’Algérie, il lit régulièrement tout ce qui s’y écrit jusqu’à l’overdose.
        Car pour lui le Canada n’est qu’une parenthèse. Sa place est au milieu des siens. Et comme souvent la bonté d’âme nous fait passer pour des naïfs, Omar Aktouf ne fera pas exception. L’Algérie qui souffre d’absence de management (il est l’auteur de nombreux articles, contributions et livres de renommée sur le sujet) au sens moderne a besoin de ses compétences.
        Il propose sa contribution à cet effet. Mais ce trublion réveille les reflexes de conservatisme et de l’ordre établi, dérange les privilèges. Alors, on lui fait comprendre d’aller se faire voir ailleurs, de pratiquer sa thérapie au Canada ou dans d’autres contrées. Algérie, entre l’exil et la curée ne sera jamais dans les étals des libraires ni même au Salon du livre en Algérie. Pourquoi ce livre selon lui ? Dans un cri du cœur il lance : «Ce livre se veut, de toutes ses forces, un appel. Un appel à la prise de conscience et aux consciences, un appel à la lucidité et à la sagesse, un appel aux bonnes volontés, qui, encore nombreuses, font que l’Algérie continue à survivre.» Mais c’est surtout «un appel aux dirigeants : qu’ils se jugent, qu’ils réalisent l’ampleur du gâchis…».
        A la veille du 60e anniversaire du 1er Novembre 1954, ce livre demeure toujours incandescent d’actualité.
        B. T.
        Omar Aktouf, Algérie, entre l’exil et la curée,
        370 pages. br> Edition Ara
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