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La hausse des inégalités, un problème moral et social devenu un problème économique

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  • La hausse des inégalités, un problème moral et social devenu un problème économique

    Les Etats-Unis vont mieux, mais le sort de beaucoup de ses habitants ne s’améliore pas. Obama en a payé le prix lors des dernières élections de mi-mandat. Bien d’autres dirigeants politiques pourraient connaître des problèmes semblables, car la hausse des inégalités est un phénomène mondial qui commence à inquiéter sérieusement les économistes.

    Ce n’est pas un hasard si le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a fait un tabac bien au-delà de nos frontières: s’il apporte une masse considérable d’éléments chiffrés et des analyses nouvelles, la question de la montée des inégalités est dans l’actualité à l’échelle mondiale depuis plusieurs années déjà. Même aux Etats-Unis, où le fait de faire fortune ne choque personne, bien au contraire, l’élargissement continu de l’écart entre pauvres et ultra-riches commence à faire débat.

    Lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 1992, George Bush (le père) mettait en avant ses succès internationaux. A cela, un conseiller de Bill Clinton répondait par une phrase restée célèbre: «It’s the economy, stupid!». De fait, les Américains avaient surtout en tête la récession de 1991 et ils l’ont fait savoir en élisant le candidat démocrate. Pour les élections de mi-mandat de 2014, Barack Obama semblait pouvoir s’appuyer sur des résultats économiques plutôt flatteurs: ainsi que l’OCDE vient de le rappeler, l’économie américaine est la seule qui tourne vraiment bien à l’heure actuelle. En rythme annuel, la croissance s’y est établie à 4,6% au deuxième trimestre et encore à 3,5% au troisième; le taux de chômage est revenu en octobre à 5,8% (soit une baisse de 0,8 point depuis le début de l’année) et le nombre de chômeurs est revenu à 9 millions (soit une baisse de 1,2 million depuis le début de l’année).

    Et pourtant, comme on le sait, les Démocrates ont perdu la majorité au Sénat. «It’s the inequality, stupid!», pourraient leur dire les Républicains.

    A première vue, cela peut sembler étrange que les électeurs se tournent vers la droite alors que le problème majeur est celui des inégalités. Mais, en réalité, ce n’est pas ainsi que la question se pose.
    Les fruits de la croissance confisqués par une minorité
    Beaucoup de citoyens américains sont mécontents du pouvoir en place parce que leur pouvoir d’achat recule; donc ils votent pour l’opposition. C’est simple.

    Raisonner en termes d’inégalités, c’est déjà théoriser le problème et le poser en des termes qui ne correspondent pas au vécu des gens. Ce que les plus modestes voient, c’est ce que nous disent les statistiques du Census Bureau d’après un partage des ménages américains en cinq quintiles: dans le quintile le plus bas, le revenu réel moyen s’élevait à 12.381 dollars en 1990, en 2013, il n’était que de 11.651 dollars (ces chiffres sont établis en dollars constants de 2013). Le deuxième quintile est lui aussi légèrement perdant. Autrement dit, 40% des ménages américains constatent qu’ils sont plus pauvres aujourd’hui qu’il y a vingt-quatre ans. Et ils n’ont pas besoin de ces statistiques pour s’en rendre compte: leurs difficultés quotidiennes leur suffisent.

    Ce sont les économistes qui regardent les chiffres et voient que plus l’on remonte dans les quintiles, plus la situation des ménages s’améliore. Et si l’on va encore plus dans le détail, c’est encore plus révélateur: les 5% de ménages américains les plus aisés disposaient en 1990 d’un revenu réel moyen de 239.739 dollars; en 2013, ce chiffre est passé à 322.343.


    Pour enfoncer le clou, on peut faire comme Thomas Piketty et d’autres chercheurs et regarder les chiffres non plus des revenus, mais des patrimoines. Là, il n’y a plus de doute, on est en pleine régression, on est revenu à la situation d’avant 1929. Et, à des degrés divers, la même situation se retrouve dans la plupart des pays développés ou émergents.
    Comme le disait Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE en présentant les travaux menés par ses économistes en 2011, «le contrat social commence à se lézarder dans de nombreux pays. Cette étude balaie l’hypothèse qui voudrait que les bienfaits de la croissance économique se répercutent automatiquement sur les catégories défavorisées et qu’un surcroît d’inégalité stimule la mobilité sociale. Sans stratégie exhaustive de croissance solidaire, le creusement des inégalités se poursuivra».

    Un risque pour la croissance

    Le fait nouveau est que cette situation commence à émouvoir les économistes. On n’en est plus au stade de la condamnation au nom des grands principes moraux ou des sentiments de solidarité.
    Après tout, comme Angel Gurria le signalait, les économistes libéraux se sont toujours bien accommodés d’un certain degré d’inégalité: dans la théorie classique, c’est en cherchant à s’enrichir que les individus donnent toute la mesure de leur talent et apportent le plus à la collectivité. Mais, aujourd’hui, on semble arriver à un point où, même dans une logique purement capitaliste, le creusement des inégalités devient improductif.
    On en avait déjà eu un aperçu en 2008. Une des raisons de la crise financière avait été le développement inconsidéré du crédit en général et du crédit immobilier en particulier: pour que les Américains continuent à consommer et à acheter des maisons neuves malgré des revenus stagnants, on avait imaginé de les endetter encore un peu plus. Comme les prix de l’immobilier n’arrêtaient pas de monter, ce n’était pas un problème: ceux qui n’arriveraient plus à faire face aux échéances n’auraient qu’à revendre leur maison, ils en tireraient même une plus-value! Mais un jour, les prix de l’immobilier ont arrêté de monter…

    Cette fois, on n’a pas recommencé cette folie (en tout cas, pas encore), mais on voit bien que sans hausse des revenus, la croissance risque de s’arrêter: aux Etats-Unis, la masse salariale augmente parce que le chômage recule et qu’il y a plus de gens au travail. Mais, globalement, les salaires augmentent moins que la productivité et il paraît difficile de continuer ainsi. C’est ce qu’explique l’économiste Patrick Artus:

    «A long terme, une fois le plein emploi atteint, la poursuite de la stagnation du salaire réel serait clairement un obstacle à la croissance.»
    Et le problème est d’autant plus grave qu’il n’est pas limité aux seuls Etats-Unis: la faiblesse présente de la croissance mondiale «vient probablement d’une déformation anormale du partage des revenus au profit des entreprises et au détriment des salariés», ajoute Patrick Artus.

    Et que fait-on on? Pour l’instant, rien

    Dès l’instant où l’on sort du domaine du constat et de l’indignation et où les économistes commencent à prendre le dossier au sérieux, on peut espérer qu’un tournant sera pris. Mais force est de constater que, pour l’instant, aucun programme d’action ne se dessine. On voit bien le problème, mais pas la solution. Augmenter les salaires? Dans le climat actuel de concurrence mondiale exacerbée et de disparition des emplois peu qualifiés dans l’industrie, cela ne paraît guère d’actualité. Relever les impôts sur les entreprises, les hauts revenus et le capital? Ce n’est pas non plus dans l’air du temps.
    La lutte contre les inégalités, comme celle contre le réchauffement climatique, risque fort de demeurer quelque temps encore un très beau sujet de discours. Ce qui fait craindre à certains économistes que l’affaire ne se termine mal. Ainsi, écrit Jean-Hervé Lorenzi dans son dernier ouvrage[1], le monde devient «si irrationnel et si incompréhensible que non seulement les exclus, mais également les classes moyennes, n’en acceptent plus les règles du jeu». Et il termine ce chapitre par un avertissement:

    «Tout est en place pour que cette mécanique infernale de la concentration des pouvoirs financier, économique et idéologique aux mains de quelques-uns, dans le monde entier, hystérise un jour les divergences d’intérêts.»
    Et la France dans ce contexte? Les inégalités y sont jusqu’à présent davantage contenues que dans la plupart des autres pays (à surveiller, le 19 novembre, la sortie de l’ouvrage annuel de l’Insee: France, portrait social). On le doit à la fiscalité et aux diverses aides publiques (mais au prix de prélèvements obligatoires élevés et d’un déficit public persistant) et à des salaires qui, ici, continuent à augmenter plus vite que la productivité (mais au prix d’une perte de compétitivité qui pèse sur l’emploi). Il n’est pas facile d’aller seul contre des tendances mondiales.

    Slate
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