Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Boualem Sansal : L'urgence ? Défendre les institutions démocratiques

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Boualem Sansal : L'urgence ? Défendre les institutions démocratiques

    Interrogé par "Marianne", l'écrivain algérien Boualem Sansal, qui se réclame des Lumières, explique pourquoi les idéaux issus du XVIIIe siècle sont plus utiles que jamais


    Marianne : Qu'est-ce qui, dans la pensée des Lumières, est encore actuel ? Et inversement vous semble caduc ?
    Boualem Sansal : Les Lumières, quel mystère, quelle révolution, quel formidable logiciel pour améliorer la vie ! Mais, dans nos sociétés, de plus en plus harassées par la complexité, l'urgence et la pénurie, et tellement sensibles aux idées qui s'opposent à l'esprit des Lumières - idées propagées par les islamistes et les partis d'extrême droite... -, l'homme perd la place centrale que cette philosophie lui avait donnée et le logiciel va de bug en bug. La machine se dérègle et l'entropie du système croît vertigineusement. On dirait que le temps de l'homme, sujet central des Lumières, est en train de se refermer. Le constat est inquiétant, et même affolant, car à ce stade on ne voit pas quelles autres lumières pourraient venir éclairer le chemin de l'avenir. S'il est une réalisation des Lumières qu'il faut spécialement protéger et renforcer, ce sont les institutions démocratiques, qui permettent aux lumières de se diffuser dans la société : l'Etat, l'école, la justice, etc. Ces institutions sont aujourd'hui si considérablement affaiblies par le dévoiement de la démocratie et la montée des extrémismes que la société est menacée dans sa cohérence, son unité, sa résilience et sa capacité à s'adapter. Le communautarisme est une des conséquences les plus dangereuses de cette situation.


    Y a-t-il dans votre travail des aspects de la pensée ou du message des Lumières qui vous guident, fût-ce même pour les combattre ?
    S'il est une « prescription » des Lumières qu'il me paraît essentiel de renforcer et d'enrichir, c'est l'esprit de responsabilité. C'est lui qui fait que l'homme se réalise en tant qu'individu et dans la société. Or, force est de constater que le vent de la démission et de l'irresponsabilité souffle sur nos sociétés. Au bout, nous cesserons de réfléchir, d'aimer, de souffrir, d'exister, nous ne verrons même pas notre monde mourir en nous et autour de nous. Et on dirait que la chose a commencé, le monde se rétrécit tristement, misérablement.

    Des philosophes des Lumières sont-ils importants pour vous et pour votre travail, dans un sens positif comme dans un sens négatif ?
    J'ai une affection particulière pour ce précurseur génial qu'est Newton. Chez lui, les Lumières étaient réellement isotropes, il les dirigeait avec la même acuité dans toutes les directions, la philosophie, la théologie, la physique, l'astronomie, la politique, et même l'alchimie en tant que tentative de synthèse entre religion, magie et science. Son influence sur les philosophes des Lumières est considérable. Mais il faut aussi saluer les Encyclopédistes, Diderot, d'Alembert, Voltaire... Il fallait à un moment écrire les Lumières, ils l'ont fait, c'est extraordinaire. L'écrit a une valeur magique.

    Vous qui combattez l'islamisme sous toutes ses formes, vous sentez-vous héritier des Lumières ?
    J'adhère pleinement aux Lumières. Elles nous ont apporté deux choses extraordinaires, bien plus fortes et plus utiles que toutes les religions réunies : la démocratie et la laïcité. Elles ont révolutionné le monde et permis à des milliards d'êtres humains de vivre comme des hommes. Sans elles, ils seraient restés des serfs, des esclaves ; le monde serait invivable, il aurait sans doute disparu depuis longtemps.

    Que peuvent apporter les Lumières dans le contexte arabo-musulman et trois ans et demi après le début des printemps arabes ?
    L'islam théocratique refuse les Lumières. Il refuse que l'homme soit autre chose qu'un musulman croyant pratiquant, obéissant. Quant au monde arabo-musulman, il n'est pas en situation de produire ses Lumières, ce qu'il a pourtant su faire au temps de sa gloire - notamment en Andalousie. Il devra se contenter de l'espace que lui laisse la religion (de plus en plus réduit sous la pression des fondamentalistes) ou entrer en dissidence avec elle et se construire des espaces de liberté plus grands, adaptés aux exigences modernes. Le printemps arabe avait peut-être cette ambition, mais c'est déjà de la vieille histoire, l'islamisme a tout repris en main et avance gaillardement.

    Les idées et valeurs issues des Lumières peuvent-elles aider à faire reculer l'islamisme ?
    Pour le moment, c'est l'islamisme qui fait reculer les idées et les valeurs issues des Lumières. Avec la colonisation et les indépendances, les idées des Lumières s'étaient largement répandues dans les pays arabes et musulmans. Les décennies 60 et 70 ont été, de ce point de vue, des périodes fastes, les pays arabes se modernisaient à vue d'œil. Les islamistes et les conservateurs, aiguillonnés par les monarchies du Golfe, y ont vu la main du diable et ont appelé à la réislamisation des pays arabes, opération pour laquelle ils ont engagé des fonds considérables. Le recul de ces idées est également observable en Europe, où le communautarisme installe peu à peu des territoires autonomes régis par les seules normes islamistes.

    Recul de ces idées, soit. Mais la victoire de la formation laïque en Tunisie ne donne-t-elle pas de grandes raisons d'espérer ?
    Tout cela me rappelle furieusement ce qui s'est passé en Algérie dans les années 90 et 2000 : après avoir massivement voté pour le FIS, qui a mené le pays à la guerre civile, les Algériens se sont tournés vers les « anciens dictateurs », ils ont voté pour le vieux parti unique FLN sans toutefois rejeter les islamistes. Un tel ticket a ouvert la voie à une dictature d'un genre nouveau, résultat du deal passé sous la houlette de Bouteflika, et après les 200 000 morts de la guerre civile algérienne, entre «anciens» et islamistes.
    Les Tunisiens sont sur une trajectoire similaire : après avoir voté pour les islamistes d'Ennahda, ils votent aujourd'hui pour Nidaa Tounès, parti où les « anciens » sont nombreux et très confortablement installés. Retour du balancier comme en Algérie, avec cette différence que, en Tunisie, l'armée est une institution républicaine peu tentée par le pouvoir. Combien de temps cet attelage tiendra-t-il ? L'espoir, en l'occurrence, n'est permis que si l'Europe aide massivement le gouvernement tunisien à relancer l'économie du pays. Il faut aussi voir que la capacité de nuisance des islamistes est considérablement plus forte quand ils sont dans l'opposition. Ennahda pourrait alors se radicaliser ou pousser les salafistes et les djihadistes à mener la vie dure au gouvernement. Quoi qu'il en soit, depuis la création de Daech, la problématique des pays arabes ne se pose plus à mon avis dans le cadre du printemps arabe et dans le cadre national.

    Que voulez-vous dire ?
    Le problème est celui-ci : ces pays pourront-ils résister à l'appel de Daech ou vont-ils le rejoindre ? Quel type de régime l'Occident va-t-il favoriser dans ces pays pour rejeter Daech sans rompre avec l'islamisme qui, cela est maintenant largement admis en Occident, est actuellement la réalité profonde de tous les pays arabes ?

    Marianne
Chargement...
X