Mohammed GHALEM*
Dans cet exposé, j’essaierai - dans un premier temps - d’analyser les causes qui ont incité des « savants » algériens du XVIIIe siècle, à s’intéresser à l’histoire. Je ne m’attarderai pas sur les motifs conjoncturels qui ont fait l’objet d’autres études. J’essaierai surtout de mettre en relation la renaissance de l’historiographie à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle avec la nécessité pour un Etat en crise de recourir à des lettrés afin qu’ils lui construisent une « idéologie » qui légitime son pouvoir et assure sa continuité.
J’aborderai, ensuite, le contenu de cette « légitimité » en montrant le lien qui existe entre la formation foncièrement théologique des historiens et leur idéologie politique. C’est à partir d’un savoir religieux ambiant qu’ils tentent de justifier le pouvoir ottoman en place depuis le début du XVIe siècle. Un savoir religieux politisé car adapté aux conditions politiques servira à produire une idéologie politique reposant sur trois fondements : jihâd, ‘adl et pouvoir centralisé.
Puis, j’examinerai la conception de l’histoire telle qu’elle se dégage des œuvres historiographiques. Les perspectives antérieures ne sont pas toutes oubliées. Les historiens entendent toujours donner un récit narratif détaillé et chronologique. Même s’ils ne disent rien de neuf par rapport à leurs prédécesseurs ziyyânîdes ou hafsides, ils proclament que l’histoire a pour but de dire la vérité, et surtout de donner des leçons et des exemples.
I. Culture sacrée, culture profane
Durant les XVIe et XVIIesiècles, chroniques, annales et autres genres historiographiques sont rares. A part quelques écrits hagiographiques consacrés à des saints connus, il n’existe pas d’œuvres historiques intéressantes. Il est indéniable que la tradition historiographique ziyyânîde ou hafside s’est perdue à travers les siècles.
Les savants algériens du XVIIIesiècle ont remarqué ce manque d’intérêt pour l’histoire malgré l’importance des évènements qui ont marqué la mise en place du pouvoir ottoman. Muhammad Abû Râs, un érudit de grande valeur, notait : « Nous vivons des temps où le savoir et ses institutions périclitent. L’histoire, la littérature, la généalogie, les chroniques ont disparu. Les savants ne s’intéressent plus à ces genres historiques comme par le passé »[1]. Ibn Muftî, autre lettré connu, soulignait quant à lui, l’absence d’un enseignement de l’histoire dans les grandes mosquées d’Alger, de Tlemcen et de Bougie[2]. Nous terminons par le témoignage de H. Al-Warthîlânî qui laissera un récit de voyage : la Nuzha[3]. « L’histoire - disait-il - n’intéresse personne. Les savants versés dans la théologie la dédaignent. Plus grave, certains érudits la considèrent antinomique à la morale religieuse. Ils la bannissent parce qu’elle s’intéresse aux choses de la vie et détourne les gens de la prière et de la piété ».
Tous ces témoignages montrent que les institutions éducatives n’enseignent plus l’histoire et les sciences rationnelles, telles que la philosophie, la médecine, la mathématique... Les programmes des grandes écoles - mosquées et zaouïas – portent sur l’enseignement du Coran, de la tradition et du droit religieux (fiqh). Même l’enseignement de la langue arabe est lié aux objectifs de l’enseignement religieux. Ni la littérature, ni la poésie ne figurent dans les cursus scolaires.
En fait depuis la crise du XIVe siècle, le savoir au Maghreb baigne dans une atmosphère religieuse et mystique. Une analyse des diplômes délivrés par les savants à leurs disciples (ijâza) montre clairement que le contenu des enseignements porte essentiellement sur la lecture des commentaires des œuvres des grands docteurs religieux. Les sciences rationnelles qui s’appuient sur l’observation et l’analyse sont minorées ; elles ne provoquent aucun intérêt. En fait, la culture sacrée prend le pas sur la culture profane.
E. Lévi-Provençal et A. Saadallah4, qui ont étudié l’historiographie maghrébine à l’époque moderne s’accordent à souligner que les Maghrébins s’intéressent peu à l’histoire. Ils mettent ce fait sur le compte de l’esprit religieux - voire mystique - qui règne sur le monde du savoir au Maghreb. Depuis la fin du XIVe siècle, l’ankylose culturelle se traduit par un recul des sciences rationnelles au profit des sciences religieuses. Sans ignorer ces causes, Delphin5propose une explication pédagogique. Le savoir religieux - dit-il - dont l’enseignement s’appuie sur la mémorisation et l’oralité, reste prépondérant parce que les disciplines intellectuelles telles que l’histoire ou la géographie ne peuvent pas être enseignées suivant les méthodes mnémotechniques. La mémorisation qui est la pédagogie fondamentale de l’enseignement s’applique à tous les niveaux : primaire, secondaire et supérieur. Elle s’appuie sur deux techniques : la riwâya (transmission orale) et le samâ‘ (audition). Les enseignants émérites mémorisaient tout (Coran, hadîth, exégèse, grammaire…) et appelaient leurs étudiants à en faire autant. La mémorisation est déterminante pour la culture maghrébine de l’époque.
II. Etat et société : vers l’intégration sociale
On ne saurait réduire l’absence d’une historiographie tout au moins officielle aux seules causes culturelles. Au Maghreb, l’Etat ne s’appuie pas exclusivement sur la force pour imposer son pouvoir à la société. Il recourt souvent à une doctrine religieuse ou laïque pour légitimer son autorité. Le Maroc qui a échappé à la conquête ottomane, a vu naître, à partir du XVIe siècle, une idéologie - le sharifisme - qui a été sans conteste, l’œuvre des historiens saadiens et alaouites.
En Algérie, les Turcs ont réussi à donner à la partie centrale du Maghreb, une autonomie géopolitique suffisante pour la différencier des pays voisins. Les frontières de l’Est et de l’Ouest ont perdu de leur imprécision de naguère. Celles du Sud demeurent floues (désert) mais sans conséquence pour l’unité territoriale cependant. A cette délimitation géographique, s’ajoute une gravitation économique d’ordre essentiellement fiscal. L’Etat algérien est une entité indépendante et souveraine, répondant aux définitions courantes du droit international. Les conditions classiques (territoire, collectivité humaine, autorité publique, indépendance effective, reconnaissance internationale) sont largement réunies.
Néanmoins, la caste turque au pouvoir compte sur l’Odjâq (l’armée) et la course pour affermir son autorité et consolider son emprise sur le pays. Au XVIIIe siècle, la course, source principale des revenus de l’Etat, tarit sensiblement. Le pouvoir se tourne, malgré lui, vers l’intérieur pour inaugurer une politique fiscale excessive. Enclins à une utilisation abusive de la force, les deys allument révoltes sur révoltes. Mais les mouvements les plus violents qui ont failli jeter à bas le régime furent ceux des confréries religieuses : les Darqâwa et les Tijâniyya. Etat et société sont en rupture et une réforme politique semble nécessaire.
Elle se traduit par un processus de déturquisation qui va jouer le rôle de force de cohésion sociale et politique. Les deys finiront par diriger seuls les affaires de la Régence en écartant la milice turque. Le mouvement commence à se dessiner à partir du XVIIIe siècle. La minorité turque marginalisée, le pouvoir opère un rapprochement avec les élites autochtones. A Alger, l’aristocratie citadine détient la judicature, l’administration des biens hubus et autres fonctions civiles… Mais le mouvement est prévisible surtout au niveau des provinces. Là, l’administration fait appel à des cadres non turcs. La police est assurée par certaines tribus (Makhzen) sous le contrôle de leurs propres chefs. Les beys - gouverneurs des provinces - s’allient plus volontiers à des familles importantes. Ils favorisent les Kûrûghlî-s - issus des mariages entre turcs et algériennes - pour faire pièce aux Turcs. Ils mènent l’intégration sociale à un point important. La puissance politique des Kûrûghlî-s, arrachée après de longues luttes, est établie dans des villes comme Annaba, Constantine, Blida, Médéa, Mascara, Oran et Tlemcen. Les exemples des beys, Muhammad al-Kabîr et Ahmed Bey laissent penser que ce groupe social représentait l’idéal de l’assimilation des Turcs au milieu algérien.
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