Raconter la manière dont nous sommes passés du travail d’interception des communications échangées par les gouvernements, les armées et les criminels du monde entier à la collecte indiscriminée des paroles, des courriels et des transmissions de données échangées par tous, c’est raconter l’histoire désespérément banale d’une dégénérescence bureaucratique ô combien prévisible.
Tout a commencé avec les téléphones portables Thuraya qu’Oussama Ben Laden et autres terroristes bien nantis aimaient utiliser car ils étaient liés à un opérateur émirati capable d’assurer une excellente couverture dans les zones normales et au moins minimale dans les régions reculées d’un grand intérêt pour Ben Laden and Co. À cette époque ancienne, le Thuraya était pour de nombreux clients du Golfe et d’ailleurs un simple accessoire de mode. Mais pour les terroristes réfugiés dans l’Afghanistan des talibans, où ne fonctionnait aucun service de téléphonie mobile (aujourd’hui, on compte de nombreux fournisseurs pour quelque 18 millions d’utilisateurs), il était indispensable.
S’étant révélée complètement incapable, avant le 11 septembre 2001, de tirer le moindre profit des communications captées sur les Thuraya et des autres occasions de découvrir le complot en raison de l’incompétence grossière impitoyablement décrite dans les rapports officiels (Michael F. Scheuer, à la tête de l’unité chargée de surveiller Ben Laden, ne savait pas lire l’arabe, ni même comprendre la langue orale), l’organisation américaine du renseignement d’origine électromagnétique a naturellement reçu l’ordre de se consacrer à la recherche des terroristes, de même que toutes les autres officines.
Une mission bienvenue pour la National Security Agency (NSA), dont la tâche est précisément d’extraire des informations de tous les signaux émis, depuis les appels téléphoniques jusqu’aux données télémétriques des missiles: l’agence était passablement sous-utilisée depuis une décennie. L’effondrement de l’empire soviétique avait en effet balayé du jour au lendemain l’ensemble de l’activité portant sur les pays du Pacte de Varsovie: les communications gouvernementales et militaires de la Bulgarie, de la République tchèque, de l’Allemagne de l’Est, de la Hongrie, de la Pologne et de la Roumanie n’avaient plus aucun intérêt.
Cette nouvelle donne aurait dû conduire au licenciement immédiat de toutes sortes de linguistes, d’analystes et d’agents administratifs, mais leur inutilité fut marquée du sceau du secret. L’Armée rouge conservait certes tout son intérêt, de même que le Kremlin et les autres composantes de l’État russe. En outre, le travail sur la Chine était déjà en plein essor.
Mais tout cela ne compensait que légèrement la contraction drastique de l’immense appareil militaire de l’ancien bloc soviétique et la chute plus brutale encore du rythme des opérations des forces russes restantes. L’une et l’autre ont énormément réduit le nombre de signaux susceptibles d’être recueillis afin de pouvoir continuer d’occuper du personnel à identifier, déchiffrer, interpréter et diffuser ces données.
Seules quelques centaines de personnes étaient réellement nécessaires sur les milliers et les milliers d’employés affectés au service des antennes exploitées par les sections du renseignement électromagnétique de l’armée de terre, de la marine et de l’aviation. Il en allait de même pour les milliers et les milliers de traducteurs, d’experts en cryptologie, de déchiffreurs, d’opérateurs de superordinateurs et d’analystes de toute sorte, sans oublier les managers. Avec la fin de la Guerre froide, le danger était grand de voir un Congrès frileux en matière budgétaire découvrir le pot aux roses et exiger des licenciements massifs.
Pénurie de cibles
La lutte contre le terrorisme tombait donc à point nommé, mais cette nouvelle activité ne semblait pas, de prime abord, particulièrement prometteuse. Comparée aux quelque 50.000 émetteurs militaires soviétiques placés sur les véhicules, les navires, les avions, les postes de commandement et les QG dans les dernières années de la Guerre froide, la quantité d’appareils présents en Afghanistan paraissait ridicule. Et les communications reconnues suspectes à travers le monde étaient à peine plus nombreuses.
Certes, Internet, hôte de tant de sites djihadistes, fournissait plus de travail; mais il fallut une éternité pour embaucher des linguistes spécialistes de l’arabe et de l’ourdou, ou même des locuteurs du farsi (bien qu’il s’en trouve 250.000 rien qu’à Los Angeles), sans parler du pachtoune. Et puis, surtout, la liste complète des suspects n’était tout bonnement pas très longue.
Bien sûr, cela s’est amélioré pour le renseignement électromagnétique avec la guerre d’Irak en 2003 ; mais, encore une fois, le volume d’activité n’était pas bien gros par rapport à l’ampleur considérable de la capacité installée. Du moins, tant qu’il s’agissait d’intercepter les communications des personnes soupçonnées d’agissements criminels…
C’est alors précisément que l’intelligence collective de la bureaucratie du renseignement électromagnétique eut son éclair de génie: pour résoudre le problème de la pénurie de cibles, il suffisait d’intercepter aussi les signaux émis par les suspects «possibles». En dignes Américains viscéralement hostiles à la discrimination, les responsables du renseignement refusèrent de restreindre la surveillance aux centaines de millions de musulmans qui communiquent d’une manière ou d’une autre par téléphone portable. Ce qui ne laissait qu’une définition envisageable des suspects possibles: tout le monde, partout.
Certes, dans le cas des citoyens américains, seules les «métadonnées» pouvaient être recueillies: il s’agissait d’enregistrer qui entrait en contact avec qui, pas ce qui se disait, s’écrivait ou se transmettait. Mais cette réserve ne s’étendait pas aux étrangers, comme Angela Merkel l’a appris à ses dépens.
Si les communications des gouvernements partenaires du renseignement électronique américain – l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni – ont été exclues, ce fut à peu près tout. Rien d’autre ne vint limiter la collecte de chaque signal susceptible d’être recueilli, puis son «traitement» – un excellent terme générique pour cacher l’impossibilité absolue de comprendre davantage qu’une fraction infinitésimale de l’énorme quantité de matériau récolté.
Le désir de justifier la surcapacité héritée de la Guerre froide, le désir d’ajouter plus de capacité encore et le désir d’acquérir également une capacité extérieure, en versant des milliards à des sous-traitants privilégiés comme Booz Allen Hamilton Inc., ancien employeur d’Edward Snowden et de nombreux anciens de la NSA, étaient parfaitement naturels. Ils relèvent du réflexe de survie de n’importe quel bureaucrate: se développer s’il le peut, autant qu’il le peut.
Mais ce projet dépendait du financement du Congrès et l’on pouvait craindre, après le 11 Septembre, que les élus refusent tout simplement d’injecter des milliards dans les services de renseignement, étant donné ce que l’on savait de leurs défaillances au cours de la période précédant les attentats. Les conclusions des rapports déjà mentionnés relevaient de deux catégories distinctes: défauts d’action et défauts de coordination.
Ces derniers étaient simples : le FBI avait la CIA en horreur depuis le jour de sa création, le 18 septembre 1947 – non sans avoir auparavant abhorré les intellectuels, les Juifs et les patriciens de l’OSS, ancêtre de l’Agence. Celle-ci n’était pas en reste, et n’avait que mépris pour les flics arrivistes du FBI. Moyennant quoi les deux organisations communiquaient très peu, très partiellement, très tardivement – et seulement quand il le fallait vraiment.
Au-delà de ces deux services, et de la NSA elle-même (où la coordination péchait plus encore, en raison de normes plus strictes en matière de secret de celle qu’on surnomme «No Such Agency»), d’autres agences fédérales font aussi du renseignement, tout comme les 5000 et quelques services de police présents dans les États, les comtés et les municipalités.
On s’attaqua sur-le-champ à ce problème de coordination. Et, pour pallier la réticence des différents services à transmettre des informations aux agences rivales, un organisme neutre fut créé en 2003, le Centre national contre-terroriste. Malgré la quantité d’obstacles possibles, à commencer par l’attachement de tout ce petit monde à son pré carré et l’incompatibilité des logiciels utilisés par les uns et les autres, la coordination s’est réellement – sinon rapidement – améliorée.
Le problème de la compréhension du contexte restait en revanche entier: informés que l’immigré tchétchène Tamerlan Tsarnaev était rentré récemment d’un séjour de six mois au Daghestan, le FBI et la police de Boston ont réagi de la même manière que si on leur avait annoncé qu’Arnold Schwarzenegger revenait d’un voyage au Tyrol. Des personnes ont péri et davantage encore ont été mutilées à vie à cause de cette manière indiscriminée de pratiquer la non-discrimination.
Mais c’est au niveau de l’action, non de la coordination, que la situation était la pire. Et elle l’est restée. Les terroristes ne produisent pas de données visuelles facilement repérables : ils ne possèdent pas de bases aériennes, ne portent pas l’uniforme, et leurs communications, bien réelles, sont beaucoup trop rares pour pouvoir tirer quoi que ce soit de l’analyse du trafic (activité fort utile pour détecter une concentration de troupes et ce genre de choses, même si aucun signal n’est vraiment déchiffré).
De même, les terroristes actuels ne divulguent rien sur les appareils successeurs des bons vieux Thuraya. Grâce aux révélations parues dans la presse plus d’une décennie avant celles de Snowden, même les plus ignorants ont adopté la règle édictée par la mafia new-yorkaise en 1914: ne jamais communiquer par téléphone.
Tout a commencé avec les téléphones portables Thuraya qu’Oussama Ben Laden et autres terroristes bien nantis aimaient utiliser car ils étaient liés à un opérateur émirati capable d’assurer une excellente couverture dans les zones normales et au moins minimale dans les régions reculées d’un grand intérêt pour Ben Laden and Co. À cette époque ancienne, le Thuraya était pour de nombreux clients du Golfe et d’ailleurs un simple accessoire de mode. Mais pour les terroristes réfugiés dans l’Afghanistan des talibans, où ne fonctionnait aucun service de téléphonie mobile (aujourd’hui, on compte de nombreux fournisseurs pour quelque 18 millions d’utilisateurs), il était indispensable.
S’étant révélée complètement incapable, avant le 11 septembre 2001, de tirer le moindre profit des communications captées sur les Thuraya et des autres occasions de découvrir le complot en raison de l’incompétence grossière impitoyablement décrite dans les rapports officiels (Michael F. Scheuer, à la tête de l’unité chargée de surveiller Ben Laden, ne savait pas lire l’arabe, ni même comprendre la langue orale), l’organisation américaine du renseignement d’origine électromagnétique a naturellement reçu l’ordre de se consacrer à la recherche des terroristes, de même que toutes les autres officines.
Une mission bienvenue pour la National Security Agency (NSA), dont la tâche est précisément d’extraire des informations de tous les signaux émis, depuis les appels téléphoniques jusqu’aux données télémétriques des missiles: l’agence était passablement sous-utilisée depuis une décennie. L’effondrement de l’empire soviétique avait en effet balayé du jour au lendemain l’ensemble de l’activité portant sur les pays du Pacte de Varsovie: les communications gouvernementales et militaires de la Bulgarie, de la République tchèque, de l’Allemagne de l’Est, de la Hongrie, de la Pologne et de la Roumanie n’avaient plus aucun intérêt.
Cette nouvelle donne aurait dû conduire au licenciement immédiat de toutes sortes de linguistes, d’analystes et d’agents administratifs, mais leur inutilité fut marquée du sceau du secret. L’Armée rouge conservait certes tout son intérêt, de même que le Kremlin et les autres composantes de l’État russe. En outre, le travail sur la Chine était déjà en plein essor.
Mais tout cela ne compensait que légèrement la contraction drastique de l’immense appareil militaire de l’ancien bloc soviétique et la chute plus brutale encore du rythme des opérations des forces russes restantes. L’une et l’autre ont énormément réduit le nombre de signaux susceptibles d’être recueillis afin de pouvoir continuer d’occuper du personnel à identifier, déchiffrer, interpréter et diffuser ces données.
Seules quelques centaines de personnes étaient réellement nécessaires sur les milliers et les milliers d’employés affectés au service des antennes exploitées par les sections du renseignement électromagnétique de l’armée de terre, de la marine et de l’aviation. Il en allait de même pour les milliers et les milliers de traducteurs, d’experts en cryptologie, de déchiffreurs, d’opérateurs de superordinateurs et d’analystes de toute sorte, sans oublier les managers. Avec la fin de la Guerre froide, le danger était grand de voir un Congrès frileux en matière budgétaire découvrir le pot aux roses et exiger des licenciements massifs.
Pénurie de cibles
La lutte contre le terrorisme tombait donc à point nommé, mais cette nouvelle activité ne semblait pas, de prime abord, particulièrement prometteuse. Comparée aux quelque 50.000 émetteurs militaires soviétiques placés sur les véhicules, les navires, les avions, les postes de commandement et les QG dans les dernières années de la Guerre froide, la quantité d’appareils présents en Afghanistan paraissait ridicule. Et les communications reconnues suspectes à travers le monde étaient à peine plus nombreuses.
Certes, Internet, hôte de tant de sites djihadistes, fournissait plus de travail; mais il fallut une éternité pour embaucher des linguistes spécialistes de l’arabe et de l’ourdou, ou même des locuteurs du farsi (bien qu’il s’en trouve 250.000 rien qu’à Los Angeles), sans parler du pachtoune. Et puis, surtout, la liste complète des suspects n’était tout bonnement pas très longue.
Bien sûr, cela s’est amélioré pour le renseignement électromagnétique avec la guerre d’Irak en 2003 ; mais, encore une fois, le volume d’activité n’était pas bien gros par rapport à l’ampleur considérable de la capacité installée. Du moins, tant qu’il s’agissait d’intercepter les communications des personnes soupçonnées d’agissements criminels…
C’est alors précisément que l’intelligence collective de la bureaucratie du renseignement électromagnétique eut son éclair de génie: pour résoudre le problème de la pénurie de cibles, il suffisait d’intercepter aussi les signaux émis par les suspects «possibles». En dignes Américains viscéralement hostiles à la discrimination, les responsables du renseignement refusèrent de restreindre la surveillance aux centaines de millions de musulmans qui communiquent d’une manière ou d’une autre par téléphone portable. Ce qui ne laissait qu’une définition envisageable des suspects possibles: tout le monde, partout.
Certes, dans le cas des citoyens américains, seules les «métadonnées» pouvaient être recueillies: il s’agissait d’enregistrer qui entrait en contact avec qui, pas ce qui se disait, s’écrivait ou se transmettait. Mais cette réserve ne s’étendait pas aux étrangers, comme Angela Merkel l’a appris à ses dépens.
Si les communications des gouvernements partenaires du renseignement électronique américain – l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni – ont été exclues, ce fut à peu près tout. Rien d’autre ne vint limiter la collecte de chaque signal susceptible d’être recueilli, puis son «traitement» – un excellent terme générique pour cacher l’impossibilité absolue de comprendre davantage qu’une fraction infinitésimale de l’énorme quantité de matériau récolté.
Le désir de justifier la surcapacité héritée de la Guerre froide, le désir d’ajouter plus de capacité encore et le désir d’acquérir également une capacité extérieure, en versant des milliards à des sous-traitants privilégiés comme Booz Allen Hamilton Inc., ancien employeur d’Edward Snowden et de nombreux anciens de la NSA, étaient parfaitement naturels. Ils relèvent du réflexe de survie de n’importe quel bureaucrate: se développer s’il le peut, autant qu’il le peut.
Mais ce projet dépendait du financement du Congrès et l’on pouvait craindre, après le 11 Septembre, que les élus refusent tout simplement d’injecter des milliards dans les services de renseignement, étant donné ce que l’on savait de leurs défaillances au cours de la période précédant les attentats. Les conclusions des rapports déjà mentionnés relevaient de deux catégories distinctes: défauts d’action et défauts de coordination.
Ces derniers étaient simples : le FBI avait la CIA en horreur depuis le jour de sa création, le 18 septembre 1947 – non sans avoir auparavant abhorré les intellectuels, les Juifs et les patriciens de l’OSS, ancêtre de l’Agence. Celle-ci n’était pas en reste, et n’avait que mépris pour les flics arrivistes du FBI. Moyennant quoi les deux organisations communiquaient très peu, très partiellement, très tardivement – et seulement quand il le fallait vraiment.
Au-delà de ces deux services, et de la NSA elle-même (où la coordination péchait plus encore, en raison de normes plus strictes en matière de secret de celle qu’on surnomme «No Such Agency»), d’autres agences fédérales font aussi du renseignement, tout comme les 5000 et quelques services de police présents dans les États, les comtés et les municipalités.
On s’attaqua sur-le-champ à ce problème de coordination. Et, pour pallier la réticence des différents services à transmettre des informations aux agences rivales, un organisme neutre fut créé en 2003, le Centre national contre-terroriste. Malgré la quantité d’obstacles possibles, à commencer par l’attachement de tout ce petit monde à son pré carré et l’incompatibilité des logiciels utilisés par les uns et les autres, la coordination s’est réellement – sinon rapidement – améliorée.
Le problème de la compréhension du contexte restait en revanche entier: informés que l’immigré tchétchène Tamerlan Tsarnaev était rentré récemment d’un séjour de six mois au Daghestan, le FBI et la police de Boston ont réagi de la même manière que si on leur avait annoncé qu’Arnold Schwarzenegger revenait d’un voyage au Tyrol. Des personnes ont péri et davantage encore ont été mutilées à vie à cause de cette manière indiscriminée de pratiquer la non-discrimination.
Mais c’est au niveau de l’action, non de la coordination, que la situation était la pire. Et elle l’est restée. Les terroristes ne produisent pas de données visuelles facilement repérables : ils ne possèdent pas de bases aériennes, ne portent pas l’uniforme, et leurs communications, bien réelles, sont beaucoup trop rares pour pouvoir tirer quoi que ce soit de l’analyse du trafic (activité fort utile pour détecter une concentration de troupes et ce genre de choses, même si aucun signal n’est vraiment déchiffré).
De même, les terroristes actuels ne divulguent rien sur les appareils successeurs des bons vieux Thuraya. Grâce aux révélations parues dans la presse plus d’une décennie avant celles de Snowden, même les plus ignorants ont adopté la règle édictée par la mafia new-yorkaise en 1914: ne jamais communiquer par téléphone.
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