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« Ce que l’argent ne saurait acheter » : Les limites morales du marché ?

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  • « Ce que l’argent ne saurait acheter » : Les limites morales du marché ?

    La marchandisation corrompt-elle les valeurs civiques, humanistes et de solidarité dans la société ?


    Ce livre est l’anti-Défendre les indéfendables où Walter Block défendait la marchandisation à l’extrême parce que, dit-il, il ne suffit pas que quelque chose nous choque pour l’interdire, et de plus cette interdiction aurait des effets négatifs dont on ne se doute pas. Sandel ne demande pas quelle serait l’alternative à la marchandisation – la prohibition de certains échanges monétaires ? la pression sociale ? – mais il conteste qu’elle puisse avoir des effets bénéfiques.

    Dans le livre de Michael Sandel, j’ai apprécié les exemples de biens qui ne peuvent pas être achetés, parce que cela contredirait leur objet même, comme le prix Nobel : si vous payez pour avoir le prix Nobel vous n’aurez pas la reconnaissance qui le définit. Il est donc logiquement impossible d’acheter le prix Nobel. Légèrement différent : l’exemple des incitations monétaires qui peuvent avoir un effet négatif comme pour les dons de sang. Sandel rejoint ici Adam Smith qui, dans la Théorie des sentiments moraux, décrit si bien la recherche de la reconnaissance de nos semblables et son rôle dans les interactions sociales. Dommage que Sandel ne cite pas ce Smith-là, et ne retienne que l’intérêt personnel, la motivation que Smith place au centre de son « autre livre ».

    En dehors de cela, le livre contient beaucoup de commentaires moralisateurs qui mériteraient plutôt une discussion de comptoir. Par exemple : payer pour un coupe-file, c’est mal !

    « Michael Rice, directeur adjoint du supermarché Walmart de Tilton, dans le New Hampshire, aidait une cliente à charger un poste de télévision dans sa voiture quand il eut une crise cardiaque : il mourut une semaine après. Une police d’assurance contractée sur sa vie rapporta 300 000 dollars, mais cette somme ne fut pas versée à la famille de cet homme : elle revint à Walmart, qui s’était désignée comme la bénéficiaire de cette police qu’elle avait souscrite sur la tête de Rice. »

    Il manque une information pour comprendre cet exemple : l’opération n’avait rien à voir avec de l’assurance ou un risque quelconque pour Walmart et ses salariés. Il s’agit purement d’optimisation fiscale. En deux mots, Walmart est un employeur tellement important qu’il pourrait être son propre assureur-décès, mais le fait de passer par un assureur externe lui a permis de déduire une partie de la masse salariale de son résultat imposable…

    Reste la thèse principale de Sandel : la marchandisation corrompt les valeurs civiques, humanistes et de solidarité dans la société. Il est bien connu que la confiance facilite les transactions dans une économie de marché. Mais, nous dit Sandel, le marché se tire une balle dans le pied en encourageant les comportements égoïstes, voire trompeurs. Le livre passe sous silence les travaux qui affirment le contraire (Herbert Gintis, Paul Seabright ne sont pas cités) alors qu’il s’agit d’une question empirique assez bien documentée.

    Au final, la thèse n’est pas très bien étayée et propage le sempiternel mythe qu’abolir la monnaie permettrait d’améliorer la nature humaine.

    Rithy Panh le dit mieux que quiconque dans L’élimination, où il raconte son expérience au Cambodge en 1975 :

    « Après quelques jours, la rumeur a couru que la monnaie ne valait plus rien ; qu’elle allait tout simplement disparaître. Les vendeurs ont commencé à refuser les billets. L’effet a été dévastateur. Comment se nourrir, comment boire, comment vivre sans monnaie ? Le troc avait repris dès l’évacuation : il s’est généralisé. Les riches se sont appauvris ; les pauvres se sont dénudés. La monnaie n’est pas qu’une violence : elle dissout, elle fragmente. Le troc affirme ce qui manque absolument, et fragilise celui qui est fragile.

    Nous avons compris que le mouvement était irréversible.

    Des années plus tard, j’ai visionné des images d’archives extraordinaires : des révolutionnaires font sauter la Banque centrale du Cambodge. Seuls les angles du bâtiment sont encore debout, triste dentelle renforcée de métal : au milieu, des gravats. Le message est clair. Il n’y a pas de trésor ; il n’y a pas de richesse qui ne puisse être anéantie. Nous dynamiterons l’ancien monde, et nous prouverons ainsi que le capitalisme, c’est de la poussière entre quatre murs.

    Je m’arrête un instant sur ce beau programme. Les révoltés de tous les pays évoquent souvent une société sans monnaie. Est-ce l’argent qui les dégoûte ? Ou le désir de consommation qu’il révèle ? L’échange aurait des facultés méconnues. L’échange gratuit, comme il convient d’appeler le troc. Mais je ne connais pas d’échange gratuit. Ou bien c’est un don. J’ai vécu quatre ans dans une société sans monnaie, et je n’ai jamais senti que cette absence adoucissait l’injustice. Et je ne peux oublier que l’idée même de valeur avait disparu. Plus rien ne pouvait être estimé – j’aime ce mot à double sens, car compter n’est pas forcément mépriser ou détruire – à commencer par la vie humaine. »

    Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, Seuil, octobre 2014, 335 pages.
    Rithy Panh, L’élimination, Le Livre de Poche, 264 pages.

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