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« Octobre », ou encore, quelle majorité
soutient aujourd’hui le pouvoir en Russie ?
Serguei Felixovich Tcherniakovski participa à la fondation du Club d’Izborsk. Professeur à la Faculté d’Histoire et à la Chaire Unesco de l’Université d’État des Sciences humaines de Moscou, spécialisé dans la période soviétique, politologue, publiciste, membre de l’Académie des Sciences.
L’article qu’il a écrit, et publié dans les pages de « Zavtra » le 13 novembre 2014, a le mérite, entre autres, de fournir une image instantanée d’une réalité socio-politique de la Russie de 2014 sans doute fort différente de celle qui prévaut dans l’imaginaire occidental.
« De l’identification historique de la Russie par elle-même en période de défis géopolitiques. »
Le pouvoir actuellement en place en Russie commence, avec difficulté, à comprendre la nécessité de restaurer l’unité de l’histoire de la patrie : en premier lieu, l’unité des périodes pré- et post-soviétiques. En cela, Poutine s’est positionné à plusieurs reprises comme précurseur, accordant du respect à l’étape soviétique de l’histoire de la patrie. Mu, peut-être par des convictions morales propres, ou encore par la compréhension d’une chose simple : une grande partie de la société en Russie demeure plus ou moins pro-soviétique, se souvenant, bien entendu, des échecs catastrophiques de la tournure anti-soviétique des années ’90.
L’hystérie et la doctrine anti-soviétique et anticommuniste de la fin des années ’80 et du début des années ’90, d’une part, entrèrent en contradiction extrême avec la mémoire historique de la société et d’autre part, de par leurs résultats catastrophiques en termes politiques et économiques, discréditèrent leurs propres postulats de départ.
Aujourd’hui, le principe même de l’unité des périodes pré- et post-soviétiques de l’histoire est admis formellement. Il est admis, mais n’est pas pleinement réalisé. Car l’histoire, ce ne sont pas seulement des souvenirs. L’histoire, c’est la Mémoire, porteuse de sens, de valeurs, et des finalités qui en découlent. Une histoire déchirée signifie une société divisée.
La division de la société amène inévitablement l’affaiblissement du pays. Si le pouvoir n’admet ni l’affaiblissement du pays, ni celui de sa propre position en termes de stabilité à l’intérieur du pays et de sécurité dans le cadre des relations internationales, il doit faire preuve d’une vision de l’histoire qui relie les différentes étapes fondamentales ainsi que les différents secteurs de valeur de la société. Mais il ne convient pas de « relier » ces périodes en les opposant les unes aux autres ou les éloignant les unes des autres par des ruptures.
De façon implicite ou explicite, les élites supérieures et en partie, les médias officiels soutiennent la doctrine spécifique selon laquelle « il y avait le grand Empire de Russie. Les méchants bolcheviques l’ont détruit. Mais le grand Staline l’a restauré ». Au même titre que n’importe quel pas en avant par rapport à la qualification de la période soviétique comme « trou noir dans l’histoire de la patrie », il s’agit évidemment d’un progrès. Mais, sans s’appesantir sur les questions de la réelle grandeur de cet empire sous le règne de Nicolas II, de la raison pour laquelle l’opposition à ce dernier réunissait en 1917 quasi toutes les forces politiques significatives du pays, des monarchistes aux bolcheviques et des nationalistes aux anarchistes, du fait que Staline et son entourage étaient des bolcheviques convaincus dans la période prérévolutionnaire, il n’en demeure pas moins qu’exclure de la doctrine de « l’unité historique » Octobre et la Révolution détruit cette unité même. Celle-ci étant également rompue par la coalition politico-sociale qui s’est dessinée lors de la tentative de révolte de la Place Bolotnaya, à l’hiver 2011-2012 et dans les situations de la crise ukrainienne et de l’union retrouvée avec la Crimée.
Aujourd’hui, la répartition des sympathies historico-politiques dans la société ressemble à ceci : les partisans du système politique russe actuel rassemblent 19% des citoyens, les partisans du modèle de système occidental en réunit 21%, et les partisans du système soviétique atteignent 39%. . On compte également 10 à 11 % de partisans de la tradition monarchiste prérévolutionnaire.
Le pouvoir actuel repose donc sur l’union de 19% de tricolores, 11% de blancs et 39% de rouges, face à une opposition de 21% de bleus. En outre, près de 60% jugent positivement Lénine et la révolution d’Octobre, et plus de 50%, Staline, alors que ceux qui considèrent Nicolas II comme une victime innocente rassemblent 23%.
Dans le bloc social de 69% soutenant le pouvoir, plus de la moitié, 39%, sont des « rouges ». Sans eux, le pouvoir ne peut compter que sur le soutien de moins du tiers de la société. Formellement, si l’on ajoute à ce tiers les 21% de bleus, partisans de l’Occident, on obtient une majorité de 51%. Mais d’une part, l’équilibre est réduit au minimum disponible, et d’autre part, c’est irréalisable du point de pratique dans la mesure où, l’union des bleus avec les tricolores entraînera inévitablement la défiance des blancs, pour lesquels les partisans de l’Occident sont plus détestables que ceux des soviets.
« Octobre », ou encore, quelle majorité
soutient aujourd’hui le pouvoir en Russie ?
Serguei Felixovich Tcherniakovski participa à la fondation du Club d’Izborsk. Professeur à la Faculté d’Histoire et à la Chaire Unesco de l’Université d’État des Sciences humaines de Moscou, spécialisé dans la période soviétique, politologue, publiciste, membre de l’Académie des Sciences.
L’article qu’il a écrit, et publié dans les pages de « Zavtra » le 13 novembre 2014, a le mérite, entre autres, de fournir une image instantanée d’une réalité socio-politique de la Russie de 2014 sans doute fort différente de celle qui prévaut dans l’imaginaire occidental.
« De l’identification historique de la Russie par elle-même en période de défis géopolitiques. »
Le pouvoir actuellement en place en Russie commence, avec difficulté, à comprendre la nécessité de restaurer l’unité de l’histoire de la patrie : en premier lieu, l’unité des périodes pré- et post-soviétiques. En cela, Poutine s’est positionné à plusieurs reprises comme précurseur, accordant du respect à l’étape soviétique de l’histoire de la patrie. Mu, peut-être par des convictions morales propres, ou encore par la compréhension d’une chose simple : une grande partie de la société en Russie demeure plus ou moins pro-soviétique, se souvenant, bien entendu, des échecs catastrophiques de la tournure anti-soviétique des années ’90.
L’hystérie et la doctrine anti-soviétique et anticommuniste de la fin des années ’80 et du début des années ’90, d’une part, entrèrent en contradiction extrême avec la mémoire historique de la société et d’autre part, de par leurs résultats catastrophiques en termes politiques et économiques, discréditèrent leurs propres postulats de départ.
Aujourd’hui, le principe même de l’unité des périodes pré- et post-soviétiques de l’histoire est admis formellement. Il est admis, mais n’est pas pleinement réalisé. Car l’histoire, ce ne sont pas seulement des souvenirs. L’histoire, c’est la Mémoire, porteuse de sens, de valeurs, et des finalités qui en découlent. Une histoire déchirée signifie une société divisée.
La division de la société amène inévitablement l’affaiblissement du pays. Si le pouvoir n’admet ni l’affaiblissement du pays, ni celui de sa propre position en termes de stabilité à l’intérieur du pays et de sécurité dans le cadre des relations internationales, il doit faire preuve d’une vision de l’histoire qui relie les différentes étapes fondamentales ainsi que les différents secteurs de valeur de la société. Mais il ne convient pas de « relier » ces périodes en les opposant les unes aux autres ou les éloignant les unes des autres par des ruptures.
De façon implicite ou explicite, les élites supérieures et en partie, les médias officiels soutiennent la doctrine spécifique selon laquelle « il y avait le grand Empire de Russie. Les méchants bolcheviques l’ont détruit. Mais le grand Staline l’a restauré ». Au même titre que n’importe quel pas en avant par rapport à la qualification de la période soviétique comme « trou noir dans l’histoire de la patrie », il s’agit évidemment d’un progrès. Mais, sans s’appesantir sur les questions de la réelle grandeur de cet empire sous le règne de Nicolas II, de la raison pour laquelle l’opposition à ce dernier réunissait en 1917 quasi toutes les forces politiques significatives du pays, des monarchistes aux bolcheviques et des nationalistes aux anarchistes, du fait que Staline et son entourage étaient des bolcheviques convaincus dans la période prérévolutionnaire, il n’en demeure pas moins qu’exclure de la doctrine de « l’unité historique » Octobre et la Révolution détruit cette unité même. Celle-ci étant également rompue par la coalition politico-sociale qui s’est dessinée lors de la tentative de révolte de la Place Bolotnaya, à l’hiver 2011-2012 et dans les situations de la crise ukrainienne et de l’union retrouvée avec la Crimée.
Aujourd’hui, la répartition des sympathies historico-politiques dans la société ressemble à ceci : les partisans du système politique russe actuel rassemblent 19% des citoyens, les partisans du modèle de système occidental en réunit 21%, et les partisans du système soviétique atteignent 39%. . On compte également 10 à 11 % de partisans de la tradition monarchiste prérévolutionnaire.
Le pouvoir actuel repose donc sur l’union de 19% de tricolores, 11% de blancs et 39% de rouges, face à une opposition de 21% de bleus. En outre, près de 60% jugent positivement Lénine et la révolution d’Octobre, et plus de 50%, Staline, alors que ceux qui considèrent Nicolas II comme une victime innocente rassemblent 23%.
Dans le bloc social de 69% soutenant le pouvoir, plus de la moitié, 39%, sont des « rouges ». Sans eux, le pouvoir ne peut compter que sur le soutien de moins du tiers de la société. Formellement, si l’on ajoute à ce tiers les 21% de bleus, partisans de l’Occident, on obtient une majorité de 51%. Mais d’une part, l’équilibre est réduit au minimum disponible, et d’autre part, c’est irréalisable du point de pratique dans la mesure où, l’union des bleus avec les tricolores entraînera inévitablement la défiance des blancs, pour lesquels les partisans de l’Occident sont plus détestables que ceux des soviets.
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