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A bâtons rompus avec Emmanuel Laurentin: Préserver l’esprit d’universalité, d’Averroès et de Braudel

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  • A bâtons rompus avec Emmanuel Laurentin: Préserver l’esprit d’universalité, d’Averroès et de Braudel

    Reporters : Y a-t-il dans le monde d’autres Méditerranées que la nôtre ? Aussi surprenante qu’elle soit, cette question a pourtant été, cette année, au cœur des débats des Rencontres d’Averroès. Provocation ou crise de vocation pour un évènement marseillais, dont l’essence même est de « sillonner » depuis plus de vingt ans la Mare Nostrum par des questions et des échanges sur son passé, son présent et son avenir probable ?

    Emmanuel Laurentin : Ni provocation ni crise de vocation. Mais l’envie et l’intérêt certain de faire un pas de côté pour regarder la Méditerranée autrement. En la comparant, pourquoi pas, à d’autres espaces dans le monde. Pour, finalement, se convaincre de son originalité : un bassin fermé et ouvert à la fois, riche d’une histoire très ancienne et complexe. Après une édition 2013 exceptionnelle, qui a été aussi la vingtième et dernière manifestation coordonnée par le créateur des Rencontres d’Averroès, Thierry Fabre, je me suis dit que je ne pouvais pas, en lui succédant pour la première fois, me situer sur le même axe que lui et rester sur un même angle de vue que ceux déjà pris dans le passé. Marseille, déjà, est une ville où la question méditerranéenne est centrale et nourrit des débats continuels durant toute l’année. La cité dispose du MUCEM, un grand espace muséal dédié aux cultures et à l’histoire de la Méditerranée. Il me fallait donc chercher un point de décentrement pour poser de nouvelles questions : en quoi la mer Méditerranée est-elle si différente des autres surfaces maritimes de la planète ? Est-elle si originale qu’on le pense ? Par de telles interrogations soumises à la discussion et au débat d’historiens, de géographes, de géopoliticiens et de chercheurs de divers horizons, de journalistes aussi, on découvre qu’elle supporte la comparaison et que, au fond, elle est vraiment singulière. Qu’elle porte en sa surface comme dans ses profondeurs des héritages, des traces, des identités, passées et présentes, qui lui sont propres et qu’on ne voit pas nulle part ailleurs…

    En cherchant à comparer la Méditerranée à la mer des Caraïbes et la Mer méridionale de Chine surtout, vous faites volontiers croire que les organisateurs des débats des Rencontres d’Averroès, vous en l’occurrence, ont succombé au tropisme chinois et à la fascination qu’on a en Europe et en Occident pour la Chine actuelle, un sujet très à la mode en fait…

    Non, ce n’est pas cette fascination ni ce tropisme dont vous parlez qui a guidé directement nos choix. Certes, la Chine ne laisse personne indifférent. Ni en France, ni en Occident, ni dans le monde. Mais ce n’est pas cela qui a servi, pour moi en tout cas, de levier direct. Ce qui a guidé mon choix et de ceux qui ont travaillé avec moi, c’était de se décentrer ou de s’excentrer de la Méditerranée pour mieux la regarder, y revenir et interroger son actualité par le biais de l’histoire, la géographie et la politique. Mon idée était que ce n’est pas parce qu’on est à Marseille qu’on est contraint de ne penser la Méditerranée qu’à partir d’elle uniquement. La motivation de départ, c’était de faire autour de nos tables rondes un aller-retour, de la comparer à d’autres ères géopolitiques, pour lui rendre le meilleur hommage possible et, évidemment, s’inquiéter des pressions énormes qu’elle subit et des conflits, des tensions et des blocages qui la caractérisent, alors que d’autres régions, celles auxquelles on la compare, connaissent des dynamiques et des échanges accélérés….

    Depuis le début des années 1980, vous le dites dans la présentation de vos tables rondes, de nombreux chercheurs s’emploient, comme l’ont fait les géographes Yves Lacoste ou Denys Lombard, à parler de Méditerranée asiatique et de Mer méridionale de Chine comme un carrefour de civilisations…

    Denys Lombard, cela a été dit dans l’une des tables rondes, a parlé de « carrefour javanais », qui est aussi sa grande thèse sur l’île indonésienne de Java et le monde d’alentour fait d’échanges et de croisements. A l’École des hautes études en sciences sociales, ce grand géographe, aujourd’hui disparu, avait une chaire qui s’intitulait «Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique »… En fait oui, on a tenu compte des travaux de ces chercheurs qui parlent dans des contributions universitaires importantes de l’existence d’une Méditerranée asiatique et d’une Méditerranée américaine pour désigner la Mer des Caraïbes. Leur production intellectuelle a été, pour moi, quelque part, une source d’inspiration et d’incitation à la réflexion pour le choix des thèmes des trois tables rondes qui ont été au programme. Au-delà de la recherche de similarités entre des espaces maritimes différents, de débattre avec des experts de la Chine, du Japon, de l’Asie et de l’espace caribéen, le but, aussi, était de montrer qu’il y a dans ces régions éloignées de la Méditerranée des mers qui sont des lieux de passage, de migration, de commerce, de brassage, de métissage et de croisements multiples, sans que cela conduise forcément à des conflits, même s’ils existent, comme ceux qui obstruent durablement l’horizon méditerranéen aujourd’hui et qu’on voudrait plus largement ouvert. Le pas de côté dont je parlais, c’est aussi cela : porter sur la Méditerranée un regard critique, de comparaison, de débattre entre autres, en ces temps de crispation et de refus d’autrui, de l’espoir et des possibilités de cultiver des identités multiples ou des ouvertures si vous préférez et de penser que c’est peut-être une solution que de ne pas être assigné comme le dit le cinéaste libanais, Khalil Joreige, qu’on a invité cette année, à une seule identité dans un monde de plus en plus ouvert et de plus en plus mondialisé.

    Dans l’édition 2014 des Rencontres d’Averroès, les questions d’histoire ont semblé dominer les thèmes retenus pour les tables rondes. Est-ce pour marquer votre succession à Thierry Fabre ou est-ce parce que vous avez vous-mêmes une formation en Histoire et que vous animez sur France culture «La fabrique de l’histoire» ?

    C’est Thierry Fabre avec lequel j’ai travaillé pendant une quinzaine d’années pour le compte de France culture qui m’a fait confiance et demandé que je lui succède. Pour ma part, il n’y a donc pas une recherche de rupture, mais de continuité d’un partenariat fructueux et de longue date. Il est possible que pour cette première édition des Rencontres, j’ai eu, pour me rassurer, le réflexe professionnel de solliciter des historiens plus que d’autres, mais je ne suis pas sûr qu’ils fussent plus nombreux cette année que les précédentes. Pour comprendre la Méditerranée, ici comme ailleurs, l’histoire est fondamentale. On ne peut pas non plus faire une lecture ou une analyse des espaces asiatiques et caribéens, des transformations et des enjeux qui les concernent sans passer par l’histoire ; c’est indispensable pour saisir par exemple l’évolution et la diversité extrême de lieux comme l’archipel des Moluques, Sumatra, les Antilles… Sans l’histoire, on ne pouvait pas savoir que l’Empire chinois, un thème devenu à la mode, n’était pas, jusqu’au Xe siècle, dominateur comme on a tendance à le croire actuellement, alors que la Chine moderne inquiète beaucoup d’acteurs dans le monde. Que c’était davantage une puissance continentale que maritime comme cela a été montré lors de la table ronde «Une Méditerranée en Mer de Chine» avec des spécialistes comme Marie-Claire Bergère, Pierre-Yves Manguin, Philippe Pelletier et Danielle Tan. Il fallait attendre le XVe siècle et les voyages de ce grand navigateur chinois Zheng He, musulman, vers les côtes africaines, le golfe Persique et le golfe d’Aden pour assister à de brèves expéditions exploratrices et commerciales…

    Qu’implique votre arrivée et celle de France culture dans la production et l’organisation des Rencontres d’Averroès ?

    Je ne veux pas préjuger de ce que je vais faire à l’avenir. Il y aura pour les éditions suivantes, et c’est ce qui fait depuis toujours le succès des Rencontres, une part pour l’histoire et une autre pour la géopolitique, la politique, l’économie, les cultures, l’actualité en somme. L’essentiel est que je tiens à garder cette spécificité d’échange avec le grand public, lui donner la parole pour que les grandes questions posées par la Méditerranée et le monde dans lequel nous vivons ne se limitent pas uniquement à des discussions entre spécialistes comme dans les autres où j’anime des débats. C’est avec France culture, par ailleurs, que je suis coproducteur avec Espace Culture de Marseille des Rencontres d’Averroès. Auparavant, France culture était un partenaire parmi d’autres de l’évènement. Là, la chaîne est au cœur du dispositif. Elle est impliquée pour développer de grands débats et c’est a priori un engagement pour plusieurs années. Est-ce que ce sera moi qui serais aux commandes ? Je n’en sais rien. L’essentiel est de continuer le parcours des Rencontres et préserver leur esprit, celui de l’universalité, d’Averroès et de Braudel…

    Par le passé, les Rencontres ont eu pour habitude d’être délocalisées de temps à autre pour porter le débat ailleurs, au Maghreb et à Cordoue par exemple. Allez-vous continuer dans ce sillage ? Et, pour finir, une ultime question : qu’est-ce qui, dans la Méditerranée, vous passionne et vous agace ?
    Je pense que c’est une question à poser aux responsables d’Espace Culture de Marseille, qui ont la charge des questions d’organisation et de programmation. Il y avait dans la salle durant les tables rondes un représentant maltais qui, d’après ce qu’il m’a dit, est intéressé par l’organisation d’une édition des Rencontres à Malte. Je pense que cela devrait se faire, mais, encore une fois, ces questions sont du ressort d’Espace Culture Marseille. Qu’est-ce qui me passionne dans la Méditerranée ? J’ai connu la Grèce très jeune… C’est de faire mon tour égotique et personnel de la Méditerranée. Ce qui m’agace est le fait d’avoir, dans les Rencontres, le pouvoir de la parole, mais pas celui des actes. Nous plaidons depuis vingt ans le rapprochement entre les peuples et les cultures sans que cela pousse à l’amélioration des situations que nous connaissons tous. On est toujours très heureux d’avoir ces discussions, mais ça ne change pas beaucoup le cours du monde. On pense avoir des solutions, mais ça reste lettre morte. Cela dit, il faut continuer de croire et de rêver…


    Auteur: Nordine Azzouz
    REPORTERS.DZ
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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