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Regards croisés de "La "Charia : qu'est-ce à dire ?" :

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  • Regards croisés de "La "Charia : qu'est-ce à dire ?" :

    Ce sujet trouverait sa place naturellement dans la rubrique "Islam et Humanité" mais si les modérateurs le permette et au vu de l'actualité, je me permet de le poster dans cette rubrique.

    Désolé de vous infliger tant de lecture mais c'est indispensable à la bonne compréhension des différents questionnements.

    Dernière précision : N'étant pas qualifié à débattre sur un tel sujet, je suis particulièrement intéressé par les contributions de tout un chacun. Merci d'avance à ceux qui tenteront de nous éclairer.

  • #2
    Premier regard

    La Charia en dix points… et quelques raccourcis

    Intervention de Baudouin Dupret, directeur du centre Jacques Berque (Rabat), directeur de recherche au CNRS, au séminaire "La Charia : qu'est-ce à dire ?" du 15 avril 2013


    Je vais tenter, en dix points succincts – et beaucoup de raccourcis – de vous présenter une esquisse de ce que peut être, à mes yeux, la charia, qui, un peu comme la savonnette dans le bain, nous échappe chaque fois que nous croyons la saisir. C’est un concept de ce type-là, qu’on a bien du mal à définir, probablement parce qu’on n’a pas de définition stricte à lui donner.

    Partons du fait que la charia est la Loi islamique. Comme toutes les religions révélées, l’islam comporte une dimension normative, c’est-à-dire une série de prescrits et d’interdits, une Loi avec un L majuscule, parce qu’elle est d’essence divine. Une fois que ceci est affirmé, on n’en est cependant pas bien plus avancé. Il faut en effet savoir quelles sont les sources desquelles dérivent la Loi, quelle est leur hiérarchie, quelles en sont les interprétations, comment les savants et les croyants s’en sont emparés et, surtout, quelle forme cela peut prendre aujourd’hui. Deux perspectives s’offrent à l’observateur qui n’est pas engagé dans une démarche dogmatique : soit il rend compte des différentes acceptions du terme à travers l’histoire ; soit il s’attache à en parler pour ce qu’il signifie au présent. En dix points succincts, tentons ce double exercice !

    1. La charia est d’abord un mot, un mot d’arabe. Il n’est pas doté d’un sens propre, clair, manifeste, universel. De ce fait, seuls les usages qui en sont faits à travers le temps et l’espace nous disent ce qu’il est. Autrement dit, il n’est pas de signification intrinsèque qui soit accessible à l’entendement, humain à tout le moins. Pour savoir ce qu’est la charia, il convient impérativement de parler en contexte : s’agit-il de la pespective de l’école chaféite naissante, au IXème siècle, à Bagdad, du soufisme de Jalal al-Din Roumi, à Konya, au XIIIème siècle, de l’empire ottoman des Tanzimat, au XIXème siècle, ou encore des Frères musulmans égyptiens, au XXème siècle ? Parle-t-on de production doctrinale, de pratique judiciaire, de revendication politique ? Le terme « charia » n’a de sens que dans ses usages. Ce que l’on dit et entend dire de la charia aujourd’hui ne peut être donc compris qu’au présent, et non dans une apesanteur interstellaire.

    2. Dès lors que l’on s’intéresse à la charia en tant que vocable, il faut en parler comme d’un jeu de langage. Et l’on se rend compte, alors, que le terme n’est pas toujours utilisé pour dénoter, mais qu’il est aussi régulièrement utilisé pour connoter. Autrement dit, utiliser le mot « charia » ne renvoie pas systématiquement à une signification technique, à une définition donnée a priori par un spécialiste, à un sens « scientifique ». Quand on réinsère le terme dans ses jeux de langage, on remarque qu’il peut parfois prendre un sens juridique – comme quand il est question de « droit musulman » –, parfois un sens politique – comme quand on revendique dans une campagne électorale « l’application de la charia » sans jamais dire ce qu’il y a lieu de comprendre derrière cette formule. La mise en perspective des jeux de langage permet aussi de voir à quel point le terme peut servir de point de ralliement identitaire, positivement ou négativement. Dans un cas, il servira à valoriser un patrimoine normatif spécifique ; dans l’autre, comme souvent c’est le cas en France, il fera office de repoussoir.

    3. Classiquement, on considère que le Coran et la Tradition du Prophète sont les deux piliers de la Loi islamique. Il convient de remarquer que le texte coranique, tel que fixé dans les cinquante ans suivant le décès de Muhammad, et le corpus de la Sunna, tel qu’il s’est accumulé sur plus de deux siècles à partir du début de l’ère musulmane, l’Hégire, ne sont que marginalement concernés par la prescription et la proscription. Le Livre sacré et la Tradition sont avant tout composés d’inspirations mystiques, de morales et d’histoires à valeur exemplative. Ils renvoient au contexte de la Révélation, à savoir l’Arabie des VIème et VIIème siècles, à la vie du Prophète qui, de prédicateur, s’est transformé en chef d’une communauté naissante. En outre, ces deux sources majeures de la charia, dans le cours de leur constitution aussi bien qu’après avoir été fixées, ont toujours dépendu de la lecture que leurs spécialistes proposaient. On pense tout particulièrement aux grands courants de l’islam que sont le chiisme et le sunnisme ou, au sein de ce dernier, aux quatre grandes écoles : malikite, hanafite, chafiite, hanbalite.

    4. La référence à la charia n’est pas fréquente dans le Coran. À vrai dire, les savants musulmans ne parlaient pas de charia et ne prétendaient pas la connaître, jusqu’au XIXème siècle , voire au XXème siècle, parce que cette prétention fût revenue à s’équivaloir à Dieu, à commettre donc le péché capital d’associationnisme (chirk). Il existe toutefois une littérature normative inspirée de la charia. La littérature sur la Loi islamique s’est fixée, à partir du IXème siècle, dans un genre particulier qu’on appelle le fiqh. La meilleure traduction que l’on puisse donner à ce terme n’est pas celle de « droit musulman », comme on l’entend souvent, mais celle de « doctrine ». Des traités furent produits, dans chacune des grandes écoles du sunnisme comme dans la famille chiite, puis des commentaires et abrégés de ces traités. En parallèle, la technique particulière de la consultation (fatwa) connut un essor considérable et fit souvent l’objet de recueils et compilations. On ne saurait trop insister, par ailleurs, sur l’effet qu’exerça l’émergence d’empires, et principalement l’empire ottoman, sur la Loi islamique, quand une des écoles accéda au statut de doctrine officielle de l’État. Enfin, sous l’effet de la colonialisation ou sous la pression des puissances européennes, de nombreux pays s’engagèrent dans une politique de réformes qui aboutit le plus souvent à transformer la Loi islamique en droit musulman. J’insiste sur ce phénomène : il est faux de penser la charia et le fiqh en termes de droit, c’est-à-dire en termes de droit positif tel que nous entendons ce mot aujourd’hui. Cette pensée est le fruit du XIXème siècle, le fruit des réformes concomitantes de l’émergence d’États nationaux centralisés, le modèle jacobin ayant largement servi dans différents pays du monde musulman.

    5. La connaissance de la Loi islamique (fiqh) est une des principales disciplines de l’islam savant. Une science des fondements de la connaissance de cette Loi (‘ilm usul al-fiqh) fut développée afin d’en articuler les sources et d’en rationaliser la méthodologie. Selon des modalités variables d’une école à l’autre, cette science reconnaît quatre fondements : le Livre sacré (Qur’an), la Tradition prophétique (Sunna), le consensus des musulmans ou de leurs savants (ijma‘), le raisonnement analogique ou déductif (qiyas, istihsan, istinbat, etc.) Le grand savant Muhammad al-Shafi‘i est la figure de proue de la science des fondements. Entre autres choses, il permit d’organiser les relations entre les deux sources premières que sont le texte coranique et les traditions prophétiques. Je n’explorerai pas cette voie pourtant extrêmement intéressante parce que l’on voit à quel point les jurisconsultes, les savants doctrinaires musulmans, se sont engagés dans un processus qui visait à constituer une normativité qui n’était pas tant dépendante de la source première qu’était le Coran qu’elle ne s’en est en réalité progressivement affranchie pour devenir un mécanisme de réflexion normatif tourné sur lui-même, se développant de manière autonome.

    6. Les traités de fiqh portent toujours, en premier lieu, sur les obligations rituelles propres à la dévotion du musulman. Voilà une première raison pour laquelle il est inutile d’en parler comme d’un droit. Les principes rituels qui vous disent comment accomplir la prière ne relèvent pas d’un droit au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui. Pourtant, ces principes rituels sont toujours le premier chapitre d’un traité de doctrine, d’un traité de fiqh . Ces obligations rituelles sont les cinq piliers de l’islam : la profession de foi (shahada), la prière rituelle (salat), l’aumône (zakat), le jeûne (sawm), le pèlerinage (hajj). À cela s’ajoutent souvent des exigences de pureté rituelle et des interdits d’ordre alimentaire. Où l’on retrouve l’anecdote rapportée tout à l’heure par Monsieur le Président concernant sa conversation avec son homologue algérien à propos du jeûne. Le respect du jeûne constitue une obligation rituelle mais en aucun cas une obligation juridique. Et si condamnation il pouvait y avoir dans un pays comme l’Algérie aujourd’hui, ce serait une condamnation pour faits d’outrage à l’ordre public et aux bonnes mœurs et jamais pour infraction à la charia. Dans un deuxième temps, ces traités s’intéressent surtout aux relations familiales. Ce domaine est celui où se concentre la normativité islamique : mariage, divorce, filiation, sucessions. C’est ici que se nichent nombre de prescriptions et proscriptions faisant débat aujourd’hui, telles que la tutelle de la femme, la dotation de l’épouse par son mari, l’autorité du mari, le droit unilatéral du mari à dissoudre le mariage (répudiation), les devoirs conjugaux asymétriques, les droits successoraux inégaux en fonction du genre. Il faut noter que l’exercice de la justice, dans le contexte des sociétés musulmanes médiévales et modernes, était généralement séparé de l’activité de production doctrinale. Le juge disposait, sur la base de sa connaissance du fiqh, d’un grand pouvoir discrétionnaire. Souvent, il appuyait sa décision sur la consultation d’un expert, le mufti.

    7. Ce qu’on appelle le « droit musulman » ne correspond pas à une réalité aussi ancienne que l’islam lui-même. L’idée de transformer la normativité islamique en droit et, particulièrement, en droit codifié est le résultat d’une invention qui plonge ses racines dans l’irruption européenne sur la scène musulmane. Ce sont les savants orientalistes et les administrateurs coloniaux, d’une part, et les gouvernants musulmans et les nouvelles élites modernisantes, de l’autre, qui ont cherché dans le fiqh ce qui était susceptible d’être coulé dans le moule d’un droit positif de facture napoléonienne. Le fait est que cette greffe a fait souche et qu’aujourd’hui, la notion de droit musulman fait partie de l’horizon ordinaire et normal de la pensée politique et juridique dans les sociétés à majorité musulmane, mais aussi là où une forte minorité musulmane s’est affirmée.


    .../... à suivre
    Dernière modification par jawzia, 23 décembre 2014, 14h41.

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    • #3
      .../... suite et fin


      8. La Loi islamique s’est donc trouvée pour partie codifiée. Les relations familiales, parce que c’était le lieu où le fiqh intervenait le plus, ont été particulièrement visées. C’est ce qu’on appelle le droit du statut personnel. La plupart des pays à majorité musulmane ont un code de la famille spécifique et, généralement, celui-ci s’inspire, dans une mesure très variable, des préceptes de la Loi islamique. Il est un autre domaine où le fiqh continue à exercer une influence : les fondations pieuses (waqf ou habus). On retrouve une inspiration religieuse dans d’autres domaines, comme la finance. Le plus souvent, il s’agit de développements contemporains sur des sujets qui n’ont été que faiblement labourés par le fiqh, mais qui trouvent dans le Texte sacré une disposition justifiant de les réglementer comme, par exemple, l’interdiction coranique de l’usure (riba). Et je dis bien « usure » et non « intérêts » et c’est bien sûr dans ces mots, parce qu’on est dans des affaires conceptuelles, que se niche l’essentiel des débats qui agitent, aujourd’hui encore, l’espace musulman. Un phénomène relativement récent est observable au niveau des constitutions des États à majorité musulmane, enfin. C’est celui d’un référencement à la charia en tant que source de la législation. Il ne s’agit plus ici de codifier la Loi islamique, mais de renvoyer les législateurs contemporains à cette Loi pour qu’elle inspire leurs travaux. Je souligne l’importance de ce phénomène : nous ne sommes plus dans le fiqh adapté aux temps modernes, nous sommes dans un système constitutionnel d’États formés, à la mode jacobine, de manière centralisée, avec un texte fondamental les gouvernant. Et, dans ce texte fondamental, injonction est faite au législateur de s’inspirer d’un terme (la charia) et de la normativité qui l’accompagne, sans dire, évidemment, ce que recouvre ce terme. Ce sont en général des cours constitutionnelles composées de juges formés à la faculté de Droit (et non pas des savants musulmans) qui sont amenées à dire ce qu’il y a lieu d’entendre par le terme « charia ». Vous imaginez le déplacement qui s’est opéré en un siècle sur ce sujet.

      9. Aujourd’hui, la charia est souvent devenue un slogan politique. Il ne s’agit pas tant de la voir convertie en droit musulman que de s’en revendiquer contre des régimes dont la légitimité, entre autre religieuse, est contestée. Le plus souvent, les formations politiques qui demandent l’application de la charia n’ont pas de programme détaillant le contenu de celle-ci et, partant, ce qu’il y aurait lieu d’abroger et de remplacer dans les systèmes juridiques en place. Appliquer la charia, c’est une revendication d’éthique politique, avant tout, la mise en avant d’un référentiel plutôt que l’exécution d’un programme précis.

      10. La présence musulmane dans des pays qui ne le sont pas majoritairement a fait émerger de nombreuses questions. Certaines sont d’ordre juridique et portent sur la reconnaissance de droits inspirés par la Loi islamique dans des États largement séculiers. D’autres touchent à l’exercice de la religion et à la possibilité de vivre sa foi dans des sociétés où prédomine la référence aux droits humains et le principe de neutralité religieuse de l’État. Pour l’essentiel, la question de la normativité islamique n’est pas d’ordre juridique, mais de nature éthique et déontologique, c’est-à-dire morale. Il s’agit de savoir comment vivre en conformité avec ses convictions dans des situations où l’on ne partage pas nécessairement ces dernières avec la majorité de la population.

      S’il y a une idée que je voudrais laisser en conclusion de mon intervention, c’est que l’erreur principale est de penser la charia et le fiqh comme un droit, au sens où nous entendons le mot « droit » aujourd’hui dans une assemblée comme la nôtre, et non pas comme une normativité, pouvant avoir, bien sûr, une dimension juridique mais ayant surtout une dimension déontologique, éthique, morale, et celle-là est fondamentalement plus importante.

      Intervention de Baudouin Dupret
      Dernière modification par jawzia, 23 décembre 2014, 14h44.

      Commentaire


      • #4
        Second regard

        De la nature de la Sharia: Loi de Dieu ou loi des Hommes ?

        Intervention de Naïla Silini, islamologue et professeur de civilisation islamique, Université de Sousse (Tunisie), au séminaire "La Charia : qu'est-ce à dire ?" du 15 avril 2013


        Qu'est-ce que la «Sharia » ? Est-ce vraiment l'expression de la loi divine ? Peut-on parler d'une «Sharia » telle qu'elle est écrite dans le Coran? N'est-elle pas, en fait, qu'un produit de ce que les anciens exégètes et jurisconsultes ont perçu du Coran? à travers les époques, les savants ont fini par croire qu'ils sont les messagers de Dieu, rapporteurs de sa parole divine, et les seuls gardiens du livre Saint.

        Pour répondre à ces questions, il est indispensable, d'approcher le corpus coranique comme un texte ouvert à toutes les interprétations, qui ne sont, en fait, que des hypothèses de travail proposées par les anciens exégètes influencés par les multiples doctrines, malikite, hanafite, shaféites, hanbalites, chiites…

        Il est indispensable de se comporter avec les fragments coraniques, qui ne sont d'ailleurs toujours pas homogènes, comme face à un texte qui a évolué dans un système historique, produit par des phénomènes qui se construisent et évoluent ; ces phénomènes contrôlent les actes sociaux qui se manifestent quotidiennement dans les relations entre les individus et les formes d'organisations culturelles et sociales.

        Cette approche fait surgir la question du Relativisme au sens philosophique du mot. Un sens qui aboutit à adopter l'Historicité de l'interprétation, une interprétation qui se produit sous l'effet du relativisme culturel et du relativisme cognitif.

        Cette approche nous permettra de disséquer le terme Sharia devenu, depuis, synonyme de "Loi Divine".
        Parlons de codes coraniques plutôt que de lois.

        Trois remarques préliminaires pour caractériser le Coran:
        - Notons que le Coran, comme tous les livres anciens, tel que l'Ancien Testament, se distingue par un certain nombre de caractéristiques relatives à la période au cours de laquelle il a été transcrit.
        - Notons aussi que les manuscrits coraniques, même les plus récents (XIIème siècle de l'hégire/ XVIIIème après J.C.) préservent une « vérité textuelle » qui peut devenir une hypothèse de travail : en effet, pourquoi les anciens coranistes n’accordaient-ils pas d’importance aux versets, et présentaient-ils les sourates comme une entité textuelle? Peut-on dater cette tendance très marquée à diviser les sourates en versets à partir du XXème siècle ? Cette pratique nouvelle nous a révélé une autre « vérité textuelle », qui ne peut être nommée ni allitération ni pléonasme : elle n’est ni plus ni moins qu’une répétition d'un verset quatre ou cinq fois : « c’est Dieu qui a créé les Cieux et la Terre en six jours et s’est ensuite établi sur Son Trône » (Murailles 7/ 54, Jonas 10/ 3, Hud 11/ 7, Discernement 25/ 59, Prosternation 32/ 4, Qàf 50/38, Fer 57/4).
        - Il est donc indispensable d'attirer l'attention sur ce phénomène qui n'est que le produit de la transition de l'oralité à la transcription qu'a subie le Coran.

        Comment décrire Le Coran?

        Le Coran comporte 114 sourates ; l'ensemble des versets contenus dans ces sourates représente 6236 versets qui parlent de croyance (de la foi), qui font les récits des générations antérieures à la révélation du Coran, ainsi que des codes qu'on peut comparer au « Code de Hammou-Rapi », et davantage à « La Halakha » judaïque rabbinique. Les livres des exégètes et des « fuqahas » utilisent le concept de « Ahkam », qui n'est qu'un ensemble de règles de conduites que doit suivre le croyant. Ces règles prescrivent les relations personnelles, notamment les lois sur les mariages, les divorces, le veuvage, les successions…, un ensemble d’obligations auxquelles les musulmans doivent se soumettre dans leur vie quotidienne et dans leurs relations avec les non-musulmans.

        Parler de 442 versets organisant la vie des musulmans ne signifie nullement qu’il y a 442 recommandations, car n'oublions pas les répétitions multiples que contient le Coran. Aussi, localiser « le noyau dur des commandements » dans le Coran nécessite-il un travail de groupe très fouillé.

        Cependant, tout cela ne nous empêche pas de délimiter les commandements, piliers sur lesquels les règles de conduites avaient été édifiées, et qui sont les suivants :

        Les non-musulmans
        133V
        Les musulmans
        116V
        Les rites
        94V
        Mariages
        53V
        Alimentation
        23V
        Héritage
        9V
        Châtiments
        6V
        Économie
        4V
        Fortunes de guerre
        4V

        Il est à noter que les versets ne constituent guère des unités textuelles homogènes. Grâce à la particularité du style coranique, ils acquièrent un fil conducteur et une vision globale qui deviennent clairs à partir du moment où l’on se démarque de toutes les lignes rouges que traçaient les anciens pour instaurer un « hijab » entre ces versets et le lecteur. Ce hijab est tissé d’outils qui permettent d’appréhender le Coran : les anciens exégètes les ont appelés sciences du Coran. Ce « hijab » remplit une mission primordiale : il dresse un mur entre le Coran et le lecteur "dévoué". Ainsi, toute interprétation "juste" ne doit, en aucun cas, produire un sens différent de celui des sciences de l'abrogation, des variantes de la lecture du Coran « Qira'at » approuvées par les anciens coranistes.

        Ainsi, pour instaurer une nouvelle lecture du Coran et précisément de ces 442 versets, il faut avoir le courage de les libérer de ce «hijab » tissé par des récits qui, fabriqués à travers le temps, ont été considérés comme sacrés, parce que, selon les anciens exégètes, « c’est ce que Dieu a voulu dire ». Cette nouvelle approche nous permettra de lire le Coran « tel qu'il est écrit dans le « Mushaf », d'étudier la parole coranique qui n'est vivante que dans son contexte général ; elle nous permettra de dire si ces règles de conduites sont des règles générales destinées aux musulmans de tous temps, ou si elles ne s’adressaient qu’aux adeptes du Prophète au temps de la révélation.

        Le discours coranique fonctionne dans un système sémiotiquement dynamique ; il contient des variantes qui peuvent parfois apparaître inaccomplies et contradictoires : ce système a la force de réunir dans un seul verset ce qui est licite et ce qui est prohibé, ce qui est péché et ce qui ne l’est pas: « Beaucoup de détenteurs des Écritures, après s’être rendu compte de la justesse de votre cause, brûlent d’envie, par pure jalousie, de vous faire abjurer votre foi et de vous ramener à l’impiété. Pardonnez-leur et soyez indulgents à leur égard jusqu’à ce que la volonté de Dieu s’accomplisse » ("La Vache" Al-Baqara"2/109); « Combattez-les sans répit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de subversion et que le culte soit rendu uniquement à Dieu » ("la Vache", «Al- Baqara" 2/193).

        Le jurisconsulte se trouve souvent très embarrassé, car ce genre de versets renferme d'irréductibles contradictions, surtout lorsqu'il faut procéder à l'élaboration du droit et dégager les dogmes essentiels de l'islam.

        Ainsi, dans la sourate « Déconvenue » (Attaghabun 64/ 12), le verset rassemble deux passages confus selon les jurisconsultes, car ils contiennent des répliques contre la véracité de la religion islamique: « Obéissez à Dieu, obéissez au Prophète ! Mais si vous vous en détournez, sachez que le Prophète n’a pour mission que de vous transmettre le Message en toute clarté.. »
        Et c'est dans ce contexte coranique, qu'on évoque la relation entre les musulmans et les non-musulmans, qualifiés de gens du livre, « Ahl al-kitab ».

        Ces remarques nous permettent de tracer quelques axes pour une nouvelle définition du Coran : reconnaître le dynamisme du système coranique, admettre que le Coran est un texte vivant, ouvert aux interprétations nouvelles, le discours coranique est une réponse aux interrogations des fidèles. Cependant il a souvent été mal interprété par les savants, surtout par les savants musulmans de notre époque. Les lois qu’ils ont produites et l’interprétation qu’ils en ont faite consacrent une rupture, peut-être même une fracture, entre l'institution religieuse et la société.

        Redéfinir le Coran permettra de lire le texte « comme il est écrit », d'admettre que les règles de conduite qu’il énonce et qui étaient pratiquées des siècles durant ont été dépassées par le temps. Les sociétés ne reconnurent plus ces règles : elles les remplacèrent par d'autres au gré des circonstances. Elles les approuvèrent et s’y adaptèrent.

        Ainsi, le Coran, comme la Bible, a parlé de châtiments corporels et d'esclavage ; mais la nouvelle lecture du Coran permettra de le définir en tant que texte sacré qui était aussi à la recherche d'une approbation par les adeptes au temps de la révélation, et cette approbation n'est acquise que lorsqu'il s'infiltre dans leurs coutumes et se les approprie .

        La Sharia est un bon exemple qui démontre le hiatus entre le texte coranique et les lois qu’il a générées. Nous allons essayer d’en faire la démonstration


        .../... à suivre

        Dernière modification par jawzia, 23 décembre 2014, 14h42.

        Commentaire


        • #5
          .../... suite



          Qu'est-ce que la Sharia selon les exégètes anciens?


          Ces exégètes anciens étaient-ils conscients qu'ils participaient au modelage d'un concept qui, au départ, n’était qu’un simple mot et qui n'avait de valeur que dans un champ linguistique bien déterminé, formant, avec d'autres champs, une sémiotique qui s'articulait dans le système coranique?

          Le Coran n'a employé le mot Sharia qu'une seule fois : « Nous t’avons ensuite placé sur la Voie légale qui procède de Notre Ordre. Applique-toi à la suivre ! Ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas », (l' Agenouillée 45/18). Ce verset a été une occasion pour les exégètes de nous donner quatre sens différents du mot Sharia :

          1. Tabbari + 310 h, l’a expliqué par « le droit chemin »
          2. tandis que Razi + 604 h, s'est référé au verset 48/17 pour dire que la Sharia n'est autre que « les signes de la prophétie ».
          3. Pour El Qortobi +671 h, la Sharia signifie le droit chemin et la religion.
          4. Quant à Tahanawi + 1158 h, il nous donne une définition bien particulière par rapport aux approches de ses prédécesseurs : pour lui « ‘la Sharia est la reconnaissance du croyant de son statut d’esclave » : soumission totale à Dieu et au souverain.

          D'après les trois premières définitions, on constate que le terme Sharia n'a pas évolué au cours des siècles : il est défini par loi islamique régissant la piété, la croyance et la dévotion. Cependant, Tahanawi par son approche particulière de la Sharia, nous incite à remettre en question la dimension juridique, car quel rapport y a-t-il entre la Sharia et l'esclavage sinon l'obéissance, la soumission et l'obédience? (ou allégeance ?)

          Il semble que la définition fournie par Tahanawi n'était que le commencement d’une remise en cause de la définition des ancêtres du terme Sharia. Et depuis, les savants ont cherché à en faire un ensemble de règles morales et de sanctions pénales régissant la vie des musulmans.

          Et la Sharia devint alors l’obligation d'appliquer les sanctions édictées dans le Coran, par la tradition du Prophète (Sunna), et par le consensus des oulamas. À partir de là, le Coran fut recouvert de tissus textuels, qui ne sont en réalité que production humaine, influencée par des facteurs multiples d’ordres politique, économique, coutumier… Pour ces savants, personne ne peut prétendre que la Sharia est un ensemble de phénomènes complexes, produit de la conscience collective pour sauvegarder l'équilibre social. Pour ces mêmes savants, la Sharia est devenue, comme par miracle, synonyme d’un ensemble d'interdits liés à la Femme, et rien que la Femme, des interdits qui emprisonnent ses actes et ses pensées, ses envies et ses désirs. En résumé, la Sharia a fait de la femme, bien malgré elle, la « protectrice » des valeurs de l'islam et le bouc émissaire pour sauvegarder la omma des musulmans.

          Grâce à la Sharia, l'institution religieuse a pu conserver la répartition pyramidale de la société et la division horizontale des classes sociales, basée sur une ségrégation entre mâle et femelle, libre et esclave, riche et pauvre…Dans ce contexte, je voudrais citer la définition de la ségrégation donnée par Simone de Beauvoir : « L'idée de ségrégation... s'appuie sur le slogan « égaux mais différents ». On sait que l'idée d'égalité dans la différence en fait, manifeste toujours un refus de l'égalité. La ségrégation a souvent produit la discrimination ». C'est dans ce champ sémantique que nos islamistes agissent et argumentent. Et pour comprendre cette hypothèse, il faut s'arrêter sur un exemple significatif qui, selon nous, est au cœur de l'émancipation de la femme, de son égalité avec l'homme, et de sa citoyenneté pleine et entière.
          C'est ce que nous examinerons dans la deuxième partie.

          Pour une reconsidération du mode de partage de l’héritage

          Commençons par dire que nous refusons les spéculations qui sont toujours dans la bouche de ceux qui parlent d’héritage et qui se contentent d’énumérer les cas de figures citées par le Coran dans les Versets 11 et 12 de La Sourate des Femmes car, en ne citant que ces seuls cas, on en écarte d’autres qui pourraient donner lieu à des interprétations plus humaines.

          En effet, le Coran concerne aussi bien le domaine de la vie privée que celui de la vie publique. Partant de là, si nous admettons le postulat qui stipule qu’il est ouvert sur toutes les époques, nous devons admettre aussi, qu’il est porteur d’autant d’idées et de significations susceptibles d’apporter des réponses aux préoccupations des gens, quelle que soit leur époque. Ainsi, nous pourrons nous appuyer sur ce genre de Versets, susceptibles de constituer une source de législation, pour répondre aux besoins des sociétés contemporaines.

          Nous ne nions cependant pas que les jurisconsultes et les exégètes se soient appuyés sur ces Versets pour soutenir l’idée que les prescriptions qui régissent la jurisprudence relative aux successions et qui figurent dans les Versets 11 et 12 de La Sourate des Femmes 4, constituent, dans ce domaine, la règle divine originelle rejetant, ainsi, catégoriquement, toute possibilité d’en faire un objet de discussion sous prétexte que ces Versets et leurs significations sont établis une fois pour toutes. [1]

          Nous nous contenterons, à ce propos, de citer les Versets 7 et 8 de La Sourate des Femmes : « 7. Aux héritiers mâles est assignée une portion déterminée de ce qu’ont laissé leurs parents et proches, et aux femmes de même est réservée une part de la succession de leurs parents et proches, quelle qu’en soit la quantité. 8. Au cas où des proches non héritiers, des orphelins et des pauvres assisteraient au partage de la succession, on leur en donnera quelque chose, et l’on usera de bons procédés à leur égard. »

          Nous citerons aussi la séquence coranique qui figure dans les Versets 11 et 12 de La Sourate des Femmes 4 et qui s’apparente à une recommandation adressée à l’ensemble des musulmans « après que les legs et les dettes du défunt auront été acquittés » : «11. En ce qui concerne vos enfants, Dieu vous prescrit d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles. S’il n’y a que des filles, et qu’elles soient au moins deux, il leur sera attribué les deux tiers de ce que laisse le défunt ; mais s’il n’y en a qu’une seule, elle en prendra la moitié. Si le défunt laisse un enfant, les ascendants, père et mère, auront chacun un sixième de l’héritage. Mais s’il ne laisse pas d’enfant, et que ses père et mère soient ses seuls héritiers, la mère aura droit au tiers. S’il laisse des frères et des sœurs, sa mère aura le sixième, après que les legs et les dettes du défunt auront été acquittés. De vos ascendants ou de vos descendants, vous ne savez pas lesquels vous sont les plus dévoués. C’est là une obligation divine à observer. Dieu est Omniscient et sage.

          12. La moitié de ce que laissent vos épouses vous revient, si elles n’ont pas d’enfants ; mais si elles en laissent, vous n’aurez droit qu’au quart de ce qu’elles laissent, après que les legs et les dettes grevant la succession auront été acquittés. Vos épouses ont droit au quart de ce que vous laissez, si vous n’avez pas d’enfants ; mais si vous en avez, elles n’auront droit qu’au huitième de ce que vous laissez, déduction faite de tout legs ou dette grevant la succession. Quand un homme ou une femme meurt sans laisser d’ascendants ou de descendants, à la survivance d’un demi-frère ou d’une demi-sœur d’une même mère, chacun de ces derniers aura droit à un sixième ; mais s’ils sont plus nombreux, ils se répartiront le tiers de l’héritage, déduction faite de tout legs ou dette non préjudiciable aux héritiers. C’est ce que Dieu vous recommande, car Il est Omniscient et Plein de mansuétude ».

          Les exégètes et les jurisconsultes, les Anciens comme les nouveaux, auraient-ils été insensibles à ces constantes du Coran ? Certainement pas, mais ils continuent de s’efforcer de chercher des solutions leur permettant d’éviter de regarder la réalité en face.

          - Certains, parmi eux, considèrent en effet, que Dieu a prescrit le legs bien avant le partage de l'héritage [2]. C’est comme si la parole divine nous était parvenue par bribes sorties de leur contexte et qu’il fallait, ensuite, que les exégètes interviennent pour remettre dans leur contexte les mots mêmes qui composent le Verset. Les deux Versets 11 et 12 de la sourate les femmes 4 se caractérisent, en effet, par un style assertif dont la signification est claire : Dieu aurait, ainsi, ordonné clairement le recours au legs.


          - D’autres soumettent le Texte divin à la réflexion et agissent sur la structure même du Verset 8 de La Sourate des Femmes : « 8. Au cas où des proches non héritiers, des orphelins et des pauvres assisteraient au partage de la succession, on leur en donnera quelque chose, et l’on usera de bons procédés à leur égard. » Et ils ajoutent une anecdote qui, relative à la jurisprudence, est lourde de conséquence, puisqu’elle change complètement le sens du Texte coranique en posant la condition suivante : « si la fortune est abondante » [3]. Nous sommes donc en droit de conclure que si Dieu avait voulu poser cette condition, il l’aurait tout simplement fait.

          - D’autres encore se sont rendu compte du caractère dangereux d’un tel dérapage : ils se sont permis de considérer le legs comme une prescription définitive et de reconnaître que l'homme/ la femme est libre de léguer sa fortune à qui il veut, homme ou femme, parent, pauvre ou même quelqu'un de passage. Et il semble que la meilleure interprétation est celle que les exégètes ont retenue d’Ibn Joubeir et d’El Hassen. Ibn Joubeir dit en effet : « Les gens n’ont pas profité de l’opportunité que pouvait leur offrir ce Verset ». Et El Hassen de répondre : « Mais les gens deviennent avares !? », et dans une autre version : « Certains prétendent que ce verset est un faux, il n’en est rien, j’en suis sûr, mais il fait partie de tant d’autres qui ont été occultés. » [4]

          Dernière modification par jawzia, 23 décembre 2014, 14h42.

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          • #6
            .../... suite et fin


            - D’autres, enfin, s’efforcent de jouer aux conciliateurs. Ils adoptent, pour ainsi dire, l’attitude communément partagée par les différentes tendances des jurisconsultes : ils reconnaissent la légitimité du legs mais en le faisant dépendre d’une condition fondamentale puisée dans un propos attribué au Prophète : « Point de legs aux héritiers » auquel ils ajoutent l’expression suivante : « Il n’est de legs que dans les limites du tiers de la succession. » Il n’est nullement question, dans cet article, d’étudier l’originalité de ce propos attribué au prophète. Aussi, nous nous contenterons de renvoyer à nos travaux assez approfondis sur la question [5]. Le fait est que les musulmans se sont détournés de leur Texte Sacré et qu’ils se sont contentés d’appliquer ce propos au lieu d’examiner de près ce que Dieu leur a prescrit.


            Néanmoins, ce propos devint dans l'approche des jurisconsultes un postulat lié quasi nécessaire pour le partage des parts de succession entre homme et femme. L'Imam Malek disait, comme si c'était une prescription divine, que la femme ne dispose que du tiers de son héritage ; et d'ajouter que seul le tuteur de la femme (père ou mari ou fils) est juge pour lui céder le tiers qui n'est qu'une opportunité limitée par une condition « s'il s'avère qu'elle (la femme) est brave » [6].


            Qu’y a-t-il de sacré dans tout ce que nous avons exposé ?

            Les institutions religieuses excellent dans l’art d’adopter les positions des Anciens et de les légitimer. Elles se sont érigées en représentantes de la parole de Dieu auquel elles attribuent tout ce qui correspond à leur propre conception du Texte Sacré, enchaînant ainsi les esprits et traitant d’impies tous ceux qui cherchent à connaître le sort dévolu à certaines dispositions qu’on ne voit plus dans le texte coranique. Nous nous contenterons de citer, comme exemple, l’héritage du grand père. Tout chercheur ayant abordé ce sujet afin d’en comprendre les origines historiques a été considéré comme un fauteur de troubles. Et tous ceux qui se sont interrogés sur les conditions dans lesquelles les Versets comportant des prescriptions ont été révélés, ont été accusés de vouloir générer des dissensions entre les musulmans, bien que les Anciens eux-mêmes se soient interrogés là-dessus, donnant lieu à une polémique interminable et sans issue. [7]

            Par ailleurs, le Coran n’a pas fait état de tous les cas de figure relatifs à l’héritage. C’est pourquoi les jurisconsultes ont eu besoin, à travers l’histoire, de concevoir toute la jurisprudence traitant des successions et dont les dispositions furent assez complexes à l’image de la complexité structurelle de la société. Puis, ces dispositions se sont transmises de génération en génération, sans que l’on tienne compte des situations des sociétés et de leur dynamique interne. Cette « science » est ainsi devenue obsolète et anachronique car la structure de notre société d’aujourd’hui ne peut plus supporter, dans le domaine des successions, des questions du genre « La mère des veuves » qui relèvent d’autres dispositions liées à la polygamie : le mari qui meurt laissant trois veuves, deux grands-mères, huit demi-sœurs d’un même père et quatre demi-sœurs d’une même mère. Et Al Karafi de faire le commentaire suivant : « Dix-sept femmes ont hérité dix-sept dinars qu’elles ont dû partager en raison d’un dinar par personne » [8]. Cela n’est pas sans rappeler non plus l’histoire d’ « El Minbariya » qui a poussé Ali Ibn Abi Taleb à monter sur la tribune et à crier en parlant d’une femme dont le mari vient de décéder: « Neuf « dinars », c’est ce que vaut chaque femme maintenant ! » [9].



            Ce qu’il y a, pourtant, de positif dans ces cas juridiques sur lesquels les juristes fouqaha s'étaient penchés, c’est que ces textes n'ont cessé de nous démontrer que l'approche des Anciens n'est qu'un produit culturel, et n’ont, en effet, rien à voir avec le Texte Saint ; que ces cas juridiques cherchaient leur légitimité en se basant sur les coutumes comme source du droit musulman.

            C’est pourquoi nous pensons qu’il est légitime d’envisager la reconsidération du mode de partage des successions. Nous tenons à préciser, cependant, que l’institution du legs comme une pratique fondamentale est loin d'être considérée comme une perspective idéologique. Notre souci majeur, c’est de pouvoir contribuer à restituer à l’individu sa liberté à disposer de ses biens et à juger par lui-même qui mérite d’en hériter, abstraction faite de toute considération phallocrate ou tribale. Cela est loin d’être une hérésie, c’est une prescription qui nous est imposée par Dieu.

            La succession est, comme toutes les autres lois, fruit de « l'ijtihad des fouqahas », l'histoire nous fournit la preuve que les fouqahas ne pouvaient pas, et ne pourront pas d'ailleurs, penser en dehors du système jurisprudentiel. Celui-ci détient les commandes que le consensus de l'institution religieuse approuve ; ce système jurisprudentiel impose les conditions de l'interprétation du juriste, le Faqih
            .
            En outre, si l'on se fie aux sources de fiqh, nous constatons un fait troublant : l'absence d'une quelconque organisation sociale ; car, durant les dix premiers siècles de l'hégire, les sociétés ne se sentaient guère obligées d'appliquer ces lois, fruits de l'ijtihad ; d'ailleurs l'exemple de l'héritage a bien démontré que les sous-lois, si l'on peut dire, que les Anciens nommaient ruses juridiques, frayent des voies de sortie qui évitent les confrontations avec un ijtihad difficile à appliquer. Ce phénomène social ne peut être interprété que par le dynamisme social, réputé pour sa tendance à dépasser les lois qui réglementent la vie quotidienne et empêchent de réaliser l'équilibre social.

            Toutefois, à partir du XXème siècle, les sociétés arabo-musulmanes furent confrontées à des défis nouveaux, avec une forte coloration idéologique, tendant à réaliser le projet conçu par Hassen El banna, chef des frères musulmans depuis les années 40. C'est le projet islamiste.

            Un tel projet est difficile à réaliser, surtout en plein XXème siècle; il a fallu que les frères musulmans s’arment de patience et d’audace, vivent dans la clandestinité dans l’attente du moment propice pour réaliser ne fut-ce qu’une partie de leur projet en espérant des jours meilleurs.

            Le premier tournant historique de ce projet fut La constitution. Comment injecter les principes fondamentaux du projet islamiste dans les constitutions des pays arabes ? Y a-t-il un concept, autre que la Sharia, ayant une signification aussi large, qui tende vers la sacralité ? Ce concept serait certainement appelé à investir la vie quotidienne des gens, notamment leur vie intime. Grâce à ce concept, le projet des Frères musulmans, ikhwan, serait réalisable dans de courts délais ; ainsi, les fidèles de Banna concrétisent le rêve de leur chef.
            La Sharia référence des Constitutions arabes

            Nous présentons dans le tableau suivant la position des constitutions arabes envers la Sharia :

            Pays
            Sharia
            Djibouti
            X
            Somalie

            Iraq
            X
            Oman
            X
            Palestine
            X
            Qatar
            X
            Koweit
            X
            Liban

            Libye
            X
            Tunisie

            Egypte
            X
            Jordanie
            X
            Emirates
            X
            Bahrain
            X
            Algérie

            Yemen
            X
            Syrie
            X
            Maroc

            Mauritanie

            Arabie
            X
            Sudan
            X

            Légende:
            le "X" indique que la Sharia existe dans la constitution
            Le blanc indique que la constitution ne se base pas sur la Sharia


            Pour commenter ce tableau nous nous contenterons d'attirer l'attention sur les points suivants :
            • La constitution tunisienne a été instaurée en 1959, bien après le CSP.

            • La constitution égyptienne instaurée au temps du président Abd Nasser ne comprenait pas le mot Sharia.

            • C'est à Sadate que revient le mérite d’avoir introduit le mot Sharia en 1971, Il entretenait une sorte de « flirt politique avec les Frères musulmans » : il en paya le prix en tombant sous leurs balles un certain 6 octobre 1981.

            • Depuis, le mot Sharia est devenu un élément fondamental dans la constitution égyptienne.

            • La Libye utilise le Coran à la place de Sharia.

            • De son côté, l'Arabie Saoudite utilise Coran et sunna pour désigner Sharia. « Deux revers pour une seule médaille ».

            • La Syrie emploie le terme Fiqh pour parler de la Sharia.

            • L'Iraq emploie Islam pour qualifier la Sharia.

            • Il y a divergence entre les pays du Maghreb et l'Orient.

            • La constitution égyptienne est le modèle d'acte juridique des pays de l'Orient.

            • Seulement, ne pas introduire Sharia dans la constitution ne signifie pas que la constitution ne s'inspire pas de l'esprit général des principes fondamentaux de l'Islam : le code du statut personnel algérien, par exemple, se base encore sur les principes de la Sharia. Et même la nouvelle constitution marocaine, qu'on considère comme un des modèles à suivre, n'a pas le courage de se libérer de la Sharia et de décréter l'abolition de la polygamie ; quant au CSP tunisien, il contient encore des dispositions très proches de la Sharia qui sont « ‘les droits de partage ».

            • Tout comme introduire la Sharia dans la constitution ne veut pas dire s'engager à l'application de toutes les lois prescrites par les anciens savants : Beaucoup des pays cités évitent, du moins en apparence, d'appliquer les châtiments corporels préconisés par ces savants et les remplacent par des lois positives.



            Intervention de Naïla Silini
            Dernière modification par jawzia, 23 décembre 2014, 14h44.

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            • #7
              Tour de table final au séminaire "La Charia : qu'est-ce à dire ?" du 15 avril 2013


              Jean-Pierre Chevènement
              Je vous remercie.
              Je vais donner la parole aux intervenants qui souhaitent réagir aux exposés que nous venons d’entendre. Ensuite, je la donnerai aux personnes présentes dans la salle et me réserverai, peut-être, quelques mots en conclusion.
              Je donne la parole à M. Baudouin Dupret.


              Baudouin Dupret
              Mes points sont un peu techniques. Ils concernent l’ijtihad. L’autorité judiciaire européenne est-elle vraiment habilitée à décider de ce qu’est la charia ?

              Je suis un peu consterné par cette décision de la Cour européenne des droits de l’Homme qui s’arroge le droit de dire ce qu’est la charia. C’est pour le moins surprenant. De plus, ce qu’elle en dit est particulièrement inexact.

              Je me contenterai de répondre au clin d’œil de Franck Frégosi au sujet de Yahya Michot et de ses propos sur l’alcool en rapportant les mots qu’il me dit un jour en aparté, toujours à propos d’alcool : « Je commence à penser au péché quand la boisson est pétillante ».

              Sami Naïr
              J’ai été très intéressé par tous ces exposés.

              Je retiens de l’exposé de Baudouin Dupret un point très important, à savoir qu’il ne faut pas réduire la charia au droit. Mais je pose une question à mon tour : si on ne réduit pas la charia au droit, cela signifie-t-il que la charia l’englobe, le dépasse ou est, dans son statut, inférieure au droit ? Le droit est-il une spécification de la charia ou la charia est-elle une chose très générale et indéfinissable ? C’est une vraie question.

              J’ai été très content d’entendre Mme Naïla Silini parce que, depuis des années, je rêve qu’un courant spinoziste se lève dans le monde arabo-musulman. La grande réforme dont l’islam a besoin est une réforme spinoziste. L’islam a besoin d’un Spinoza.

              Vous nous dites, si je vous ai bien comprise, que la charia est construite à partir d’une interprétation humaine du Coran. Ma question est donc la suivante : le Coran est-il, oui ou non, un livre révélé ? Le premier interprète de la révélation, Mahomet lui-même, n’est-il pas déjà dans une interprétation particulière ? Vous connaissez aussi bien que moi « La Grande Discorde » [1], livre tout à fait remarquable où Hichem Djaït montre comment le Coran a été construit sur soixante-dix ans et raconte qu’un certain nombre de versets se trouvaient déjà sur les boucliers des guerriers. Cette logique nous fait rentrer dans un contexte herméneutique tout à fait différent, très intéressant, qui nous met dans la position de Spinoza [2] : le traité des autorités religieuses, la Bible, les grands textes, le Talmud relèvent de l’interprétation humaine, ils sont œuvre humaine et, conclut Spinoza, il n’y a pas de révélation, il n’y a que de l’immanence. Si c’est votre position, comme j’ai cru le comprendre, je m’en féliciterai parce que je crois que c’est comme ça que commencent les grandes réformes.

              Je poserai une question très rapide à notre ami Franck Frégosi : il y a beaucoup de jeu dans les interprétations de la charia par des acteurs islamiques animés par des compétitions, des concurrences. Il faudrait en faire une lecture quasi bourdieusienne, « bourdivine » [3], pour déterminer comment les uns et les autres se positionnent dans un champ symbolique à partir duquel ils tirent des avantages et des ressources politiques. Sur le fond lui-même, je suis frappé par un invariant, une constante, c’est que, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, pour autant qu’on puisse en parler en ces termes, tous sont dans la référence, considérant qu’il faut se rapporter à un texte et se définir par rapport à ce texte, fût-ce en sortant. Ils ne sont pas dans la « séparation ».

              Au risque de paraître trop relativiste aux yeux des laïcs, je dirai que je ne suis pas choqué par l’économie financière islamique. Dès lors qu’il s’agit de faire des affaires, qu’on traite avec un musulman qui s’inspire de son êthos religieux, avec un protestant américain ou un orthodoxe russe, quelle est la différence ? Le problème se pose lorsque l’on veut introduire des règles religieuses dans l’affaire, mais on sait très bien que ça ne marche pas comme ça. Donc ça ne me choque pas. Mais je ne suis pas un défenseur de l’impérialisme financier !

              Naïla Silini
              En tant que chercheuse, je vous répondrai que le texte du Coran a été écrit après une période bien déterminée. Une période bien déterminée, historique, séparait Mohamed de la transcription. C’est donc une œuvre humaine. Cette approche a été confortée par la découverte des manuscrits qu’on appelle rouqouq au Yémen. J’ai séjourné moi-même au Yémen pendant six mois, je m’y suis rendue deux fois avant de terminer ma thèse d’État. Et j’ai pu voir ces premiers rouqouq datés du IIème siècle de l’Hégire. D’aucuns prétendaient même qu’il s’agissait de la copie de Ali B Abi Talib. Une chose ne peut pas passer inaperçue : l’observation de ces microfilms, de ces manuscrits, que j’ai feuilletés et lus, révèle que des passages sont « lavés » et remplacés par une autre lecture différente du « Mushaf » dont nous disposons aujourd’hui [4]. C’est un point très important.

              Vous avez posé l’importante question de la première transcription. Selon la vulgate, les premiers versets furent écrits sur des os d’animaux et de grandes feuilles et le premier « Mushaf » fut transporté à dos de chameau par Ali B Abi Talib. Je fais souvent remarquer à mes étudiants que ce transport à dos de chameau montre d’une part qu’il n’était pas bien assemblé, d’autre part qu’il était lourd. Il est donc absurde de rassembler les versets et les attribuer à telle ou telle sourate.

              Autre chose : Certains récits, tel celui de l’adultère (rajm), ne se trouvent pas dans le Coran (et pourtant la charia se base sur la lapidation de la femme adultère !). Selon les récits, alors que le prophète était malade, un bouc est rentré et a mangé la feuille sur laquelle les versets étaient écrits. Il faut étudier tous ces récits et les remettre en question.

              Ces versets sont maintenant numérotés. J’ai acheté au Yémen un « Mushaf » manuscrit qui date du XIIème siècle : on n’y trouve pas la numérotation des versets. De la première sourate jusqu’à la fin, on ne trouve rien que de la parole divine, rien n’est séparé. D’où une variation de lecture très importante qui peut avoir des implications juridiques différentes de ce que nous connaissons aujourd’hui.

              Comment procéder pour démontrer à la société que le texte « sacré » est largement une œuvre humaine ? Nous sommes dans une « guerre » qui exige que nous affrontions les islamistes sans choquer la population tunisienne, qui est musulmane. Mais dans le cadre des études universitaires et académiques, nous avons réalisé des études très avancées. Ma thèse a d’ailleurs été censurée en 2000 par Mohamed Talbi [5] lui-même qui, dans son rapport, a dénoncé « une étude désacralisante du Coran ». Depuis, ma thèse n’a plus revu le jour.

              Mohamed Talbi se présente comme avant-gardiste mais, en fait, il n’est pas si éloigné des islamistes. Il affirme qu’on ne peut pas condamner quelqu’un pour crime d’apostasie, mais il n’hésite pas à nous condamner, Abdelmajid Charfi [6] et moi-même, pour des insilakh-islamis (métaphore par laquelle Talbi exprime que nous nous détachons de l'islam comme on se débarrasse de sa peau), prenant le risque, dans la période que nous vivons, de nous exposer aux attaques des salafistes.

              Sami Naïr
              Vous confirmez donc, vous ne considérez pas que le texte ressortit à la révélation.

              Naïla Silini
              Oui, bien sûr ! D’ailleurs, le Coran n’a jamais été une référence au temps de Mohamed. La prise de conscience du Coran en tant que texte référentiel n’est intervenue qu’après la mort de Mohamed. Avant, on trouvait une approche presque idéologique de l’islam. Mohamed lui-même, l’année de sa mort, affaibli par la maladie, n’imaginait pas que l’islam prendrait une telle envergure. Ce que démontrent d’ailleurs les guerres contre les tribus qui étaient revenues à leur religion d'origine juste après la mort de Mohamed (qu'on appelle « ridda »).

              Sami Naïr
              C’est très intéressant.

              Franck Fregosi
              Je crois qu’il y a parmi les penseurs musulmans contemporains des gens qui sont allés très loin dans la logique d’aggiornamento que vous décrivez. Certains l’ont payé de leur vie. Je pense à Mahmoud Taha [7], au Soudan, vrai républicain qui considérait que toute la première partie de la révélation coranique était le seul véritable message du Coran (ce que disait Baudouin Dupret tout à l’heure), l’essentiel étant la spiritualité et l’élan mystique. La seconde partie, selon lui, était caduque car elle ne comportait que des réponses ponctuelles à des situations ponctuelles, non généralisables. Je pourrais citer aussi Fazlur Rahman et d’autres auteurs qui sont allés très loin dans la relecture des textes. Malheureusement nous avons aujourd’hui une vision très ciblée, nous négligeons les nombreux ouvrages qui mettent en avant la pensée de ces acteurs.


              Dernière modification par jawzia, 23 décembre 2014, 14h45.

              Commentaire


              • #8
                En même temps, reconnaissons qu’il n’est pas évident pour un croyant de base d’admettre que tout ce qu’il a cru sacré pendant des décennies n’est qu’œuvre humaine. Le logiciel du croyant de base ne peut pas coïncider avec celui de l’universitaire. Il faut avoir la lucidité de montrer qu’il y a nécessairement tension entre les deux. C’est l’honneur de l’université de rappeler cette dimension critique de l’analyse mais il appartient à chacun d’en faire ce qu’il veut. On entend dire, ici et là, qu’il faudrait des imams qui prêchent la liberté absolue… Imaginez ce que cela représenterait ! Si des avancées ont lieu du point de vue de la recherche, notamment dans le monde musulman, s’il y a des personnes qui remettent le métier sur l’ouvrage, cela ne signifie pas qu’ils sont forcément entendus. Mais leur objectif n’est pas d’être entendus par le plus grand nombre. Le travail de la recherche fondamentale est essentiel, mais il appartient ensuite à chacun de faire son cheminement.

                Souvenons-nous des réactions que suscita dans le monde catholique le travail d’Alfred Loisy [8] : le modernisme fut cloué au pilori. Teilhard de Chardin lui-même eut maille à partir avec l’institution. Il faut donc relativiser. Il n’y a pas, dans le monde islamique, que des penseurs conservateurs, voire réactionnaires, il y a aussi des auteurs extrêmement audacieux qui vont parfois très loin dans la logique d’aggiornamento, Abdelmajid Charfi est l’un d’entre eux. Mais n’attendons pas du croyant de base qu’il reprenne ces audaces in extenso. Je peux parfaitement concevoir le malaise du croyant de base, à qui, du jour au lendemain, on explique que le livre qu’on lui a dit être la parole de Dieu, n’est finalement qu’une parole humaine. C’est comme si on venait expliquer à celui qui communie régulièrement que la transsubstantiation est une invention du clergé catholique et que ce qu’il a dans la bouche est un simple morceau de pain. J’amuse beaucoup mes étudiants, y compris les étudiants en théologie, quand je leur raconte qu’autrefois, certains prêtres interdisaient que l’on croquât dans l’hostie de peur que le sang du Christ ne se répandît dans la bouche. Il faut mesurer le décalage, ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas continuer à travailler, au contraire.

                Une question a été posée sur la séparation. Sur la question de la référence au champ symbolique, je suis entièrement d’accord. On est sur un champ de positionnement où des acteurs délimitent ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. À l’intérieur de ce champ, des intellectuels, des responsables religieux, tous persuadés détenir le véritable message de l’islam, cherchent à imposer leur point de vue.

                Jean-Pierre Chevènement
                Merci, M. Frégosi.
                Je vais donner la parole à l’un des trois anciens ambassadeurs de France en Égypte présents dans la salle (la plus forte densité jamais atteinte !), Alain Dejammet.

                Alain Dejammet
                Ma question, anecdotique, n’a aucun rapport avec l’Égypte. Vous avez évoqué, Madame, votre voyage au Yémen. Il y a eu cette considérable migration des tribus Béni Hilal vers la Mauritanie. On sait qu’il y a énormément de manuscrits qui existent en Mauritanie et dans le Nord Mali. La lecture de cette librairie extraordinaire permet-elle d’éclairer d’un jour nouveau les questions que nous nous posons ?

                Ma deuxième question s’adresse plutôt à M. Baudouin Dupret. J’aimerais avoir son avis sur l’intéressant ouvrage de Mme Chabbi, « Le Seigneur des tribus » [9], réflexion sur la contextualisation de la révélation ou de la descente.

                Naïla Silini
                Nous sommes un groupe de Tunisiens qui nous sommes penchés sur le Coran depuis 2003. Abdelmajid Charfi, Abdelkader Mhiri, Moncef B Abdeljelil et moi-même avons réalisé une encyclopédie du Coran à laquelle nous avons donné le titre : « Etude critique du Coran », publiée en arabe. Nous avons terminé cet ouvrage, qui comprend environ 3500 pages, à la veille de la révolte tunisienne. Avec la montée de l’islamisme, il n’est plus possible d’éditer cette encyclopédie en Tunisie ni en Orient. Nous sommes donc à la recherche d’un éditeur. Cette semaine nous devons rencontrer un bailleur de fonds, Dar el jemal, pour l’éditer en Allemagne. Nous avions pensé aussi à Dal essaqi, à Londres, qui, après en avoir lu quelques passages, semblait réticent. Si nous réussissons à publier cette encyclopédie, vous y trouverez des photos des manuscrits yéménites et des manuscrits qui se trouvent en Mauritanie. Nous avons pu démontrer que les manuscrits yéménites sont les plus anciens. Un groupe d’Allemands, dirigé par Gerd Puin, a séjourné là-bas environ dix ans. Nous avons travaillé avec lui et nous lui devons quelques documents rares, notamment des microfilms du Coran, auxquels les Yéménites interdisent maintenant l’accès parce que ces manuscrits démontrent clairement des variations dans la lecture du Coran qui permettent des approches innombrables. On peut donc dire qu’il n’y a pas un seul Coran chez les Musulmans des premiers siècles mais des Corans ».

                Baudouin Dupret
                Je n’ai pas lu le livre mais je voudrais saisir l’occasion que vous me donnez de dire que le travail sur les circonstances de la révélation, sur les conditions propres à la compilation coranique, est aussi ancien que la prédication mohamedienne elle-même. Il ne faudrait donc pas, au prétexte de faire une herméneutique des sources islamiques digne de ce nom, « jeter le bébé avec l’eau du bain » et considérer que jamais aucun travail de cette nature n’a été mené depuis le début du temps islamique du monde. Le travail sur les circonstances de la révélation est une tâche majeure des sciences de l’islam. De même les travaux sur la geste du prophète. Bien entendu, dans un monde préscientifique, les méthodes herméneutiques ne sont pas celles dont nous disposons aujourd’hui mais ce travail est fait.

                Il y a des versets coraniques dont on sait qu’ils ont été retranscrits du vivant du prophète. Or on ne retranscrit pas quelque chose qui n’a aucune espèce d’importance. On retranscrit pour soutenir le travail de mémorisation d’un texte qui a une importance particulière ou qui est considéré comme tel au moment où il est énoncé. Ensuite, les savants musulmans le savent très bien, viennent le travail de compilation, l’élaboration d’une vulgate, la définition du tachkil, c’est-à-dire la vocalisation de certains termes sans laquelle des ambiguïtés peuvent survenir. C’est déjà un travail interprétatif, mais la plupart des savants musulmans le savent et connaissent les endroits où des ambiguïtés sont possibles. Ils ont apporté certaines réponses. Aujourd’hui, d’autres savants musulmans reviennent avec les techniques de l’herméneutique contemporaine sur ce texte révélé et découvrent que certaines ambiguïtés ont été tranchées dans un sens mais auraient pu l’être dans un autre sens.

                Gardons-nous, au prétexte de mettre en cause la radicalisation, l’islamo-conservatisme pur et dur qui semble aujourd’hui prévaloir sur la scène politique, de faire fi de l’accumulation extraordinaire des sciences islamiques à travers le temps.

                J’ai entendu ce soir un certain nombre de choses qui me semblent difficiles à accepter. Le fiqh, la doctrine musulmane, n’est pas une oppression aveugle, barbare et ténébreuse sur l’inspiration coranique. Le génie des jurisconsultes musulmans est exceptionnel. C’est Chatibi, un jurisconsulte du XIVème siècle, qui a parlé d’un travail sur les objectifs de la loi révélée. Je pourrais multiplier les exemples. Le fiqh, la doctrine musulmane, a été poussé dans des aboutissements d’un raffinement extraordinaire. Après, se pose la question de savoir ce qu’on en fait aujourd’hui. Quels sont les différents courants qui veulent se la réapproprier ?... quand ils veulent se la réapproprier… La charia, aujourd’hui, est souvent un référentiel derrière lequel il n’y a rien si ce n’est une orientation idéologique assez vague et surtout identitaire : « Nous voulons en revenir à notre authenticité ». Quel que soit l’endroit où on l’utilise, le mot « authenticité » est souvent vide de sens. Il est utilisé pour s’opposer à un pouvoir en place, revendiquer un retour, un ancrage à un certain nombre de valeurs qu’on perçoit comme siennes, davantage que d’autres. Bref, il y a tout un travail idéologique de cette nature-là. Mais quel est le fiqh, quelle est la doctrine, quelles sont les règles, quel est le droit qui sont derrière ? Souvent rien du tout. Pour le musulman ordinaire, la charia n’est qu’un mot. Un mot qui lui indique ce qu’il serait bien de respecter s’il veut être fidèle à sa religion. Mais ne croyez pas qu’une liste bien établie de règles se niche derrière ce mot. Au-delà de cela, des courants politiques, des courants dogmatiques, des courants religieux s’affrontent pour essayer de donner un contenu. Mais ce contenu n’est pas univoque et la grande majorité des gens concernés n’en ont pas une idée précise.

                Naïla Silini
                On parle toujours de Chatibi, d’Averroès, comme d’intellectuels raffinés. Mais ces jurisconsultes d’autrefois ont un double discours. Tant qu’ils s’en tiennent aux fondements théoriques, tout va bien. Mais dès qu’ils abordent les jurisprudences, dès qu’ils parlent en tant que faqih, ils oublient leurs théories. Chatibi le fondamentaliste est une chose et Chatibi le faqih en est une autre. Je vous donnerai l’exemple de ses recommandations concernant la pédophilie – qui est d'ailleurs un concept étranger à la jurisprudence musulmane. Pour Chatibi, l’enfant n’est pas encore un être humain. Selon lui, un attouchement sur un enfant est de même nature qu’un attouchement sur un cadavre et ne relève pas d’un châtiment. On ne peut faire comparaître un « pédophile » devant un juge. D'ailleurs, c'est aussi l’approche des Malikes, Hanafites et des Hanbalites. Il y a un mois, en Tunisie, au moment où le viol d’une fillette de trois ans a été relaté dans la presse [10], j’ai bataillé pour rappeler que les textes anciens, la base de ce qu'ils nomment « Charia », passent sous silence la question du viol des enfants comme ils passent sous silence le viol d’un cadavre. Cela se trouve dans les sources. Comment pourrais-je fermer les yeux ? Il faut informer les gens de la doctrine sur laquelle est basée cette sharia. Qui dit sharia dit en réalité fiqh.

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                • #9
                  Présence de "lislam est la religion d'etat " ou " l'application ne veut rien dire ne veulent rien dire
                  c'est la mise en place des principes de l'islam qui fait que la charia est appliqué

                  Naïla Silini
                  Oui, bien sûr ! D’ailleurs, le Coran n’a jamais été une référence au temps de Mohamed.
                  ça temoigne du niveau .

                  Dans un debat , ils faut confronter les idées et non regrouppés des gens de meme bord

                  Qui représente l'avis contraire ??
                  Dernière modification par mertaw, 23 décembre 2014, 14h38.

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                  • #10
                    Jean-Pierre Chevènement
                    Merci, Madame, de cette précision et de ce retour aux « sources ».

                    Rassurez-vous, je ne vais pas m’avancer sur le terrain glissant de l’herméneutique musulmane.
                    J’aimerais qu’on fasse un peu de politique. Un mot, si vous le permettez, non sur l’islam mais sur l’islam de France.

                    M. Frégosi a rappelé la consultation que j’avais lancée en 1999 pour admettre l’islam avec les autres religions à la table de la République, ce qui est très complexe parce que la République, aux termes de la loi de 1905, ne reconnaît aucun culte. Elle ne les reconnaît pas mais elle les connaît. Il y a un ministre des cultes, le ministre de l’Intérieur, qui reçoit les représentants des religions. Le Président de la République les reçoit également à l’occasion des vœux. L’idée était d’aider les musulmans qui vivent en France à s’organiser. Je veux rappeler que les représentants des différentes sensibilités de l’islam présentes en France ont accepté de signer un texte de principe qui s’intitule : « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman » [11]. Toutes les sensibilités de l’islam ont donc souscrit à des principes comme la séparation de l’Eglise et de l’État, la laïcité de l’État, l’égalité homme/femme et même le droit de changer de religion (qui n’apparaissait que par un renvoi à la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales [12]). Tout cela figure dans ce texte. Je l’ai moi-même signé et paraphé, après tous les représentants des différentes sensibilités islamiques, y compris l’UOIF, les sensibilités du Tabligh … et nous nous sommes séparés, chacun pensant bien que ce texte serait oublié très rapidement, ce qui n’a pas manqué d’arriver.

                    Mais la République repose sur une conception de la laïcité un peu plus tolérante, me semble-t-il, que celle qu’a énoncée de manière extrêmement claire mon ami Sami Naïr. La République, comme je l’indiquais dans ma première intervention, accepte l’idée qu’un citoyen puisse trouver dans une transcendance, quelle qu’elle soit – fût-ce dans une révélation divine – les motivations de son insertion dans la communauté des citoyens. La République présuppose simplement qu’il existe une Raison naturelle commune à tous, qui peut permettre à des citoyens chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes, agnostiques, athées… de s’entendre sur une idée de l’intérêt général.

                    Tout le monde a signé cela. J’ai suggéré à M. Valls de le rappeler quelquefois car c’est quand même le « guideline », l’orientation générale. Évidemment, ce n’est pas dans l’air du temps.
                    Je me permets un petit rappel historique : dans les années 30, deux courants se sont développés côte à côte : le fondamentalisme (Hassan el Banna, Sayyed Qutb, d’autres encore, comme Mawdoudi au Pakistan) et le courant moderniste, libéral ou socialiste qui a donné le nationalisme arabe, dont la défaite historique date quand même de plus de quarante ans (Nasser et la Guerre des six jours en 1967 et plus tard les deux guerres du Golfe contre l’Irak). On voit bien la séquence dans laquelle nous sommes. En même temps, nous avons assisté à la montée du fondamentalisme avec, à l’arrière-plan, il faut le mentionner, l’alliance très étroite des États-Unis et de l’Arabie saoudite. Certes il y eut la Guerre froide, l’alliance entre l’URSS et les nationalismes arabes… mais la situation aurait pu évoluer tout à fait autrement. Si Foster Dulles avait financé le barrage d’Assouan, peut-être les choses se seraient-elles passées différemment.

                    Mais je constate que le courant fondamentaliste s’est développé et semble l’avoir emporté, en Iran en 1979 et, sous une forme très aseptisée, en Turquie par la voie des élections. Ce qu’on a appelé les « révolutions arabes » met aujourd’hui au premier plan la question de l’islamisme. L’Afrique noire n’est pas épargnée, comme en témoigne l’affaire du Mali. Une chaîne de télévision francophone d’Al-Jazeera va être lancée à Dakar très prochainement [13].

                    Nous assistons à des mouvements, des mutations, dont nous ne sommes pas vraiment maîtres et qui nous interpellent. Un ancien directeur général de la sécurité extérieure, M. Brochand [14], nous a livré son interprétation : selon lui, l’islamisme est l’une des formes de réaction des sociétés musulmanes, plus particulièrement porteuses de la tradition. Il y a d’autres traditions, chrétienne, juive, orthodoxe… mais l’islam réagit en tant que porteur de la tradition de sociétés souvent antérieures à l’islam lui-même, tradition patriarcale, tradition de l’hétéronomie totale, reposant sur des interdits sexuels extrêmement forts. Cette réaction se manifeste sous différentes formes : l’islamisation des mœurs, en sourdine, l’islamisme politique qui veut conquérir le pouvoir politique par la voie des élections, les différentes formes de salafisme, piétiste ou violent, et puis le djihadisme armé qui s’en prend naturellement aux intérêts de la France, des États-Unis, d’autres puissances européennes ou occidentales, et même – en priorité – à des régimes considérés comme impies (kufr), comme on l’a vu avec l’attentat de Tiguentourine [15]. L’Algérie a payé un lourd tribut au terrorisme.

                    Il me semble qu’il faut avoir une lecture politique de tout cela et savoir où on fait passer le trait. En effet, l’islam est une puissante réalité : 1 200 millions d’hommes très divers. Il n’y a pas beaucoup de rapports entre l’islam d’Afrique noire et ce qui se passe en Indonésie, en Malaisie, en Asie centrale, dans l’islam turc, l’islam perse et l’islam du monde arabe. Même dans ce monde arabe, cœur du monde musulman, le Maghreb et le Machrek, les pays du Golfe… sont assez différents.

                    La question que je pose est celle de la coexistence pacifique des hommes, au sens générique, bien entendu. C’est une question difficile. Nous avons eu l’idée de ce colloque pour essayer de mieux comprendre ce qui se cache derrière le mot « charia ».

                    Il va falloir faire avec le monde musulman tel qu’il est, avec ses tensions, ses contradictions. J’ai déjà exprimé l’idée que nous ne pouvions pas être indifférents à ce qui s’y passe et à ce que comporte l’islamisme du point de vue politique :

                    Celui-ci crée-t-il politiquement des situations irréversibles ? Ouvre-t-il, ou plutôt ferme-t-il, la possibilité d’alternances politiques ?

                    Le problème du statut personnel et particulièrement du statut de la femme – que vous avez traité tout à l’heure, Madame – est au cœur du débat.

                    Ces questions sont devant nous. Ce sont des problèmes qui sont, hélas, à mon sens, loin d’être résolus.

                    Nathalie Pilhes
                    Ma question concerne les conventions bilatérales qui ont été signées il y a une trentaine d’années [16] entre la France et un certain nombre de pays musulmans, notamment les pays du Maghreb, et qui, en fait, importent sur le sol français une partie du code du statut personnel.

                    Quelle pourrait être notre marge de manœuvre, par rapport à ces conventions bilatérales (marocaine, algérienne, tunisienne), qui interviennent notamment sur le champ du droit international privé, et importent sur le sol français le code du statut personnel ? Ces textes conduisent à traiter différemment, en France même, des personnes, y compris des nationaux français, qui sont mariées à des individus issus de ces pays-là. C’est très douloureusement ressenti, notamment par les femmes, dont les droits sont restreints, par rapport à ce qui est prévu par la loi française sur le sol français.

                    Franck Fregosi
                    Selon ces conventions, un résident étranger, marocain par exemple, peut demander à se voir appliquer la Moudawana marocaine par des tribunaux français dans le cadre de ses relations matrimoniales. C’est le droit international privé qui s’applique mais s’il a aussi la nationalité française, c’est le droit français qui s’applique. Ces textes ont été signés il y a très longtemps.

                    Je crois savoir qu’en Belgique une convention n’a pas été ratifiée in fine car elle entraînait des « conséquences négatives » pour les femmes.

                    Il est donc vrai que les Marocains peuvent demander à se voir appliquer leur code sur le sol français mais, en général, les juges rechignent à appliquer ces conventions.

                    Sami Naïr
                    Je confirme cette interprétation. Avec Patrick Quinqueton, au Conseil d’État, nous avons eu affaire à plusieurs reprises au cas particulier du retrait de nationalité. Le retrait de nationalité a été prononcé dans plusieurs affaires : quand une personne, déjà mariée dans un pays d’Afrique du Nord (Maroc ou Algérie) où la polygamie est légale, vient se marier en France, les autorités refusent l’octroi de la nationalité, considérant que la personne est en situation de polygamie au regard du droit français. Il est donc vrai que si l’application de ces textes est toujours en vigueur, elle est très discutée et le Conseil d’État ne suit pas, en général, ces directives.


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                    • #11
                      Baudouin Dupret
                      Le principe, c’est que le droit international privé s’applique en toutes circonstances. Après, il peut y avoir des conventions qui viennent aménager les relations entre deux États par rapport à la situation propre à leurs ressortissants, en cas de situation mixte (en termes de nationalité).

                      En cas de divorce, en France, entre une Algérienne et un Français, quel est le droit qui s’applique ? Et si leur mariage a eu lieu en Algérie, quel est le droit qui s’applique ?

                      La question est très problématique. Il n’y a de réponse que technique. On va choisir quelle est la loi applicable, entre la loi française ou la loi algérienne, selon le pays où ça se passe, selon les nationalités, selon la nationalité des enfants etc. On prendra en considération tous les paramètres.

                      Mais le droit international privé s’applique à toutes les situations de mixité, de nationalité. C’est particulièrement vrai en matière matrimoniale : mariage, divorce, filiation, succession… On cite les cas extraordinaires d’enfant nés dans un avion volant dans l’espace aérien international ou surplombant un pays où la loi du sol s’applique, lui conférant donc la nationalité du pays surplombé… mais ensuite, quelle loi s’appliquera quand il héritera ? Nous sommes en pleine casuistique !

                      Jean-Pierre Chevènement
                      Pour conclure, en présence de M. Baudouin Dupret (qui dirige le Centre Jacques Berque de Rabat), je voudrais rappeler la pensée de celui-ci : Chaque peuple doit prendre appui sur ses propres motivations pour trouver le chemin des valeurs universelles, dans le respect de ce qu’il est, de son « authenticité ». Dans les rapports qu’un pays comme la France peut entretenir avec des nations majoritairement ou entièrement musulmanes, nous n’avons pas à « exporter » la démocratie, que ce soit sur le mode « bushien » ou sur un autre mode, mais nous devons nous tenir fermes sur les valeurs de la République et nous appuyer sur la capacité des peuples, et notamment du peuple tunisien, je le dis en présence de Madame Silini, professeur à l’université de Sousse. Il faut faire confiance et, naturellement, appuyer de notre sympathie ceux qui se battent pour une société ouverte qui ne rompe pas le fil de sa tradition, car chaque pays a la responsabilité de faire sa propre Histoire.

                      J’ai entendu ce qui s’est dit tout à l’heure sur les différents niveaux de croyance. Il est vrai que demander aux imams d’enseigner un islam totalement déconnecté des textes « sacrés » n’a pas de sens. Moi-même qui suis, bien que vieux laïque, catholique romain « sociologiquement parlant » (comme aurait dit Jacques Berque), je perçois que la foi de mon Haut-Doubs natal n’a pas grand-chose à voir avec la pensée des théologiens.

                      Je reste fidèle à l’idée que, dans les relations internationales, il faut éviter ce qui ressemble à de l’ingérence, il faut respecter la volonté des peuples, ce qui n’empêche pas, au niveau des sociétés civiles, que s’établissent des liens tendant à encourager ceux qui se battent pour les valeurs de liberté et d’égalité.

                      Hassan Fodha
                      Merci, Monsieur le Président, d’avoir organisé cette réunion très intéressante, très utile, très instructive.
                      J’ai beaucoup aimé la qualification de la charia, par M. Dupret, de « slogan politique », ce qu’elle est, en effet. En terre d’islam, si vous demandez à un musulman s’il croit en la charia, il répond que la charia, qui est le fait des hommes, est critiquable. En revanche, il croit en l’islam car, pour lui, le Coran n’est pas critiquable. Cette nuance, en terre d’islam, permet de mettre la charia en seconde position par rapport au Coran. C’est bien un slogan politique, la preuve en est que, dans les pays qui ont subi la révolution (Tunisie, Égypte et Libye), on demande aujourd’hui l’inscription de la charia dans les constitutions, non pas au nom de la religion mais au nom de « l’identité ». Par ce mot, la religion est associée au patriotisme. Aujourd’hui, les médias tunisiens et égyptiens sont pleins de chants patriotiques et d’appels à l’identité nationale pour justifier la demande des partis religieux d’inscrire la référence à la charia dans la constitution. Donc la charia n’a pas de définition, surtout juridique, dans le monde arabe et dans le monde musulman. En tout cas, c’est mon point de vue.

                      L’utilisation de la charia comme slogan politique dans les pays où il y a eu la révolution, est une manière de rejeter les valeurs « occidentales ». Pour la même raison, en Égypte et en Tunisie, on refuse d’inscrire dans la constitution la référence aux valeurs universelles reconnues. En même temps, en Occident, on fait l’amalgame entre charia et Coran, entre charia et islam, pour démontrer que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs républicaines. Deux discours s’opposent : d’un côté on dit que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs républicaines, de l’autre on essaie de faire passer le message qu’en terre d’islam on ne reconnaît pas les valeurs universelles. Si nous n’arrivons pas à sortir de ce malentendu, nous allons vers la guerre des civilisations. C’est très grave.

                      Jean-Pierre Chevènement
                      Je crois que vous avez très bien situé les choses : deux fondamentalismes s’opposeraient. C’est une vision que nous devons combattre.

                      Si ce débat, qui a fait naturellement apparaître des opinions diverses, contribue à nous convaincre de la nécessité d’un vrai dialogue entre les civilisations, les cultures, et les nations, il aura eu son utilité.
                      Je veux remercier les intervenants, en particulier Mme Silini, venue tout exprès de la Tunisie chère au cœur des Français. Merci de votre concours.


                      -------------
                      [1] Hichem Djaït, “La Grande Discorde - religion et politique dans L'islam des origines”, éd. Gallimard, coll. Folio-Histoire, 30/10/2008.
                      [2] Voir Le Traité théologico-politique (Tractatus theologicopoliticus) ou Traité des autorités théologique et politique, Spinoza (1670)
                      [3] L’orateur fait allusion à la théorie développée par le sociologue Pierre Bourdieu à propos de la « violence symbolique » : capacité des agents en position de domination à faire apparaître comme légitimes des productions symboliques afin de pérenniser les rapports sociaux de domination.
                      [4] Parmi tous les manuscrits exhumés à Sanaa, a été découvert un palimpseste, c’est-à-dire un manuscrit avec deux couches d’écriture. Le premier texte a été lavé, effacé, et des scribes ont réécrit par-dessus. Soit le scribe a simplement été négligent et a été obligé de recommencer, soit le texte ne correspondait pas à la forme coranique imposée. D’où l’hypothèse que la première version écrite pourrait être différente du Coran que l’on connaît aujourd’hui. Mais l’impossibilité de restituer le texte de la première couche ne permet pas d’apporter de preuves à cela.
                      [5] Mohamed Talbi, islamologue, doyen de la faculté des lettres de Tunis.
                      [6] Abdelmajid Charfi, après son doctorat ès Lettres de l’université de Tunis (1982), mène parallèlement une carrière d’enseignant de civilisation arabe et de pensée islamique avec l’exercice d’importantes responsabilités, comme doyen de la Faculté de Lettres et Sciences Humaines de Tunis (1983-1986) et dans différentes instances tunisiennes (ministère de l'Enseignement Supérieur, Comité National d'Évaluation, Conseil Economique et Social). Professeur invité dans des universités européennes (Berlin, Paris IV, Lyon II, Rome Genève…), conférencier recherché, son activité s’étend à l’édition. Al-islâm bayn ar-risâla wa-t-târîkh (Beyrouth, 2001) a été traduit en français par André Ferré, sous le titre L'islam entre le message et l'histoire (Paris, Albin Michel coll. « L'islam des lumières », 2004).
                      [7] Mahmoud Mohammed Taha est né au Soudan vers 1910. Ingénieur de formation. Il a combattu à la fois l’occupation anglo-égyptienne et l’élite religieuse islamique. Influencé par le soufisme et la philosophie occidentale, il a milité pour un islam ouvert et s’est opposé à la politique d’islamisation et de discriminations du général Nimeyri à l’égard du Sud du Soudan. Il a fondé un parti qui prendra le nom de « Frères Républicains ». En 1985 il a été jugé par les tribunaux islamiques sous l’autorité de Hassan al-Tourabi, alors ministre de la justice de Nimeyri et fondateur du mouvement des Frères musulmans du Soudan. Condamné à mort pour les crimes d’apostasie et d’atteinte à la sécurité de l’État, il a été pendu à Khartoum. Son oeuvre est interdite au Soudan.

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                      • #12
                        Cela n'inspire donc personne ?

                        Pourtant shari'a et "islam religion d'État" avaient été btandis , contre KD, comme arguments imparables.

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                        • #13
                          Cela n'inspire donc personne ?
                          Trop d'info tue l'info.

                          Quand il ya de long paragraphe , c'est difficile de rester longtemps scotché à l’écran pour lire , et donc difficile à intervenir

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                          • #14
                            Naïla Silini

                            Redéfinir le Coran permettra de lire le texte « comme il est écrit », d'admettre que les règles de conduite qu’il énonce et qui étaient pratiquées des siècles durant ont été dépassées par le temps. Les sociétés ne reconnurent plus ces règles : elles les remplacèrent par d'autres au gré des circonstances. Elles les approuvèrent et s’y adaptèrent.
                            Voilà l'objectif de son intervention
                            Sami Naïr
                            J’ai été très content d’entendre Mme Naïla Silini parce que, depuis des années, je rêve qu’un courant spinoziste se lève dans le monde arabo-musulman. La grande réforme dont l’islam a besoin est une réforme spinoziste. L’islam a besoin d’un Spinoza.
                            Eh ben voilà le resultat de ce colloques
                            Dernière modification par mertaw, 24 décembre 2014, 11h41.

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                            • #15
                              Sami Naïr
                              Vous confirmez donc, vous ne considérez pas que le texte ressortit à la révélation.

                              Naïla Silini
                              Oui, bien sûr ! D’ailleurs, le Coran n’a jamais été une référence au temps de Mohamed. La prise de conscience du Coran en tant que texte référentiel n’est intervenue qu’après la mort de Mohamed. Avant, on trouvait une approche presque idéologique de l’islam. Mohamed lui-même, l’année de sa mort, affaibli par la maladie, n’imaginait pas que l’islam prendrait une telle envergure. Ce que démontrent d’ailleurs les guerres contre les tribus qui étaient revenues à leur religion d'origine juste après la mort de Mohamed (qu'on appelle « ridda »).

                              Sami Naïr
                              C’est très intéressant.
                              faut il rire quand on on lit de telle ineptie sortant d'une soit disante speciliste en islam
                              Dernière modification par mertaw, 24 décembre 2014, 15h32.

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