La science russe, déliquescente dans les années 1990, veut se reconstruire à coups de milliards. Plusieurs initiatives visent à faire rentrer les chercheurs russes exilés et à attirer les cerveaux étrangers. L’instabilité relative du pays, le cadre de vie, des visions à trop court terme et une bureaucratie parfois lourde freinent encore cet élan. Reportage dans divers laboratoires de Moscou, ainsi qu’au Joint Institute for Nuclear Research de Doubna
«Santé! Que l’on se porte tous bien. Je suis content que vous visitiez notre institut, ça signifie qu’il est encore en vie. Ça me fait même bizarre!» Et, dans cette taverne ukrainienne de Moscou, le directeur de l’ Institut Vavilov de génétique générale , en souriant derrière sa moustache en bataille, de lever son verre à l’adresse des 26 jour*nalistes européens invités cet automne à prendre le pouls de la science russe.
Nick Yankovsky ne l’avouera pas, mais il a dû craindre les remous qui agitent son univers professionnel. Et surtout la pluricentenaire Académie des sciences de Russie, dont son institut dépend, et qui se verra dès 2015 gérée par une agence gouvernementale.
Coincé devant les mets typiques (poisson au fromage, graisse animale pure en tranches, etc.) qui couvrent la table, Evgeny Rogaev a sagement écouté son supérieur. Ce spécialiste en génétique des affections mentales fait partie de ces chercheurs qui sont rentrés au pays, attirés par la renaissance promulguée de la recherche russe.
Aujourd’hui, il loue les moyens déployés pour lui redonner son lustre d’antan. Pour autant, prudent, il ne renonce pas (encore) à son autre poste de professeur à l’Université du Massachusetts, aux Etats-Unis, où il est parti au début des années 1990, comme tant de ses collègues.
Après l’éclatement de l’URSS, la science ne figurant pas parmi les priorités de la nouvelle Russie, les financements se sont taris. Dans une inflation galopante, les salaires des savants ont été rognés, ce qui a poussé nombre d’entre eux à trouver un second emploi. «J’ai dû travailler dans des instituts à l’étranger, j’y gagnais en un mois mon salaire annuel russe, admet même Lev Zelenyi, le directeur du prestigieux Institut des études spatiales IKI, où ont été conçus les engins de l’exploration spatiale soviétique, tel le spoutnik.
Beaucoup d’autres – entre 25 000 et 100 000, dit-on – ont préféré s’exiler, vers les Etats-Unis, l’Angleterre, Israël… «De ma volée de 150 collègues en 1989 à l’Université de Moscou, 90% ont émigré», raconte la biologiste Maria Lagarkova. Ceux qui sont restés, comme elle, avaient des raisons familiales.
«Dès l’an 2000, avec l’arrivée de Vladimir Poutine, la situation a commencé à s’améliorer, poursuit Lev Zelenyi. Davantage d’attention a été vouée à la science. Or la vie étant devenue chère à Moscou, les étudiants peinaient à s’y loger, donc à y venir. Un déficit de savants s’est fait sentir. Même les techniciens sur moteurs de fusée, contraints à ouvrir ailleurs un garage à voitures, ne sont pas revenus.»
Aujourd’hui, le ciel est un peu plus clair. Le gouvernement a lancé un vaste programme de «Développement de la science et de la technologie» pour la période 2013-2020, affirmant avoir provisionné 1603 milliards de roubles (48 milliards de francs à l’époque) d’ici à son terme. Cela même si l’objectif affiché de dépenser pour la science et la technologie d’ici à 2020 l’équivalent annuel de 3% du PIB (soit 58 milliards de francs avec les valeurs de 2013) ne sera pas atteint.
Et si l’ambition reste bien de rendre la science russe compétitive, on ne réforme pas en deux coups de cuiller à pot un système de recherche et d’éducation complexe et constitué d’institutions historiques, telle l’Académie des sciences de Russie (RAN), fondée en 1724 par le tsar Pierre le Grand .
Considérée par les milieux officiels comme un groupe archaïque d’éminences grises plus soucieuses de leurs privilèges que de produire une science efficiente, la RAN est la cible du gouvernement depuis des années. En septembre 2013, les Chambres du parlement ont approuvé sa réorganisation par une loi: une Agence fédérale pour les organisations scientifiques (FASO) supervisera directement dès l’an prochain d’une part les 434 instituts du pays affiliés à la RAN ainsi qu’aux Académies des sciences médicales et agricoles, employant une soixantaine de milliers de personnes, d’autre part les locaux dont la RAN est propriétaire (260 000 hectares!).
Les chercheurs concernés, tout en demandant des moyens supplémentaires, ne nient pas la nécessité de moderniser la vénérable institution, mais dénoncent là une action visant à sa dissolution, qui a d’ailleurs provoqué des protestations dans les milieux scientifiques occidentaux. «Le gouvernement veut liquider l’Académie en tant que pourvoyeuse d’opinions indépendantes.
Et veut mettre la main sur son patrimoine immobilier», a écrit en juillet dans Nature Alexey Yablokov, conseiller de la RAN. Et d’annoncer un retour de balancier suite à l’incertitude générée: «Il y a trois ans, les salaires ont un peu augmenté, davantage de cerveaux ont décidé de rester. Mais, au début de 2014, leur fuite s’est à nouveau accentuée.»
Sans se réjouir des déboires de la RAN, certains plébiscitent les changements, comme Alexei Khokhlov. Le vice-recteur de l’Université d’Etat de Moscou (MSU), la meilleure de Russie, a son bureau boisé à mi-hauteur du monumental édifice ressemblant plus à un palais qu’à une haute école accueillant 40 000 étudiants. C’est l’une des Sept Sœurs de Moscou, ces gratte-ciel staliniens construits au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour faire rayonner la capitale.
Le physicien de formation se dit mitigé: s’il souligne l’importance de garantir l’indépendance de la recherche et sa prépondérance sur les aspects managériaux, il l’affirme: «L’argent est là, il devrait simplement être utilisé plus efficacement.» Et d’expliquer qu’il s’agit d’abolir le «système féodal» selon lequel les postes au sein des académies sont garantis à vie, peu importe leur échelon. «Une partie des académiciens se contentent de signer de temps à autre des articles modestes servant à justifier leur statut.»
En 2012, l’index global des publications scientifiques mondiales a en effet relevé que seules 2% avaient été produites par la Russie (dont la moitié par des membres des académies – trop peu selon le gouvernement, en regard du nombre de chercheurs qu’elles abritent), contre plus de 27% pour les Etats-Unis. Suite à la réforme, c’est désormais une nouvelle structure indépendante, le Fonds scientifique russe, qui est chargée de répartir sur concours le gros des sommes naguère accordées aux académies.
Par ailleurs, Alexei Khokhlov souhaite que ces savants d’expérience enseignent davantage – ils n’y sont pas tenus – afin d’augmenter le niveau général des étudiants: «Seuls environ 3000 chercheurs en Russie, soit 5% du total, peuvent prétendre jouer dans la cour mondiale.» Les universités russes n’apparaissent ainsi que dans le ventre des classements internationaux, la MSU occupant la 84e place dans celui dit «de Shanghai», et la 114e dans le QS. «Le niveau académique est crucial pour redonner aux jeunes le goût des sciences et technologies, abonde Lev Zelenyi.
Bien sûr, ils doivent bénéficier après leurs études d’un salaire décent.» Or là aussi, de premiers efforts sont consentis: «Le salaire mensuel moyen à Moscou est de 65 000 rou*bles (1180 francs), dit Alexei Khokhlov. Pour les professeurs, il valait 140% de ce montant en 2014, et pour 2015 ce sera 145%. C’est parfois plus que dans les académies.»
Pour assurer le salaire de ses 19 000 employés, dont 4000 professeurs, «la MSU bénéficie d’un budget de 1 milliard de francs, dit le recteur, Viktor Sadovnichiy. Une moitié est assurée par l’Etat, l’autre par des fonds privés.» Aujourd’hui, si un scientifique peut faire vivre sa famille à Moscou, il n’échappe en effet souvent pas à devoir traquer en sus des bourses et fonds privés ou industriels. «On peut décupler son salaire», assure le vice-recteur, Alexei Khokhlov.
La Suite............................................. ................................................
«Santé! Que l’on se porte tous bien. Je suis content que vous visitiez notre institut, ça signifie qu’il est encore en vie. Ça me fait même bizarre!» Et, dans cette taverne ukrainienne de Moscou, le directeur de l’ Institut Vavilov de génétique générale , en souriant derrière sa moustache en bataille, de lever son verre à l’adresse des 26 jour*nalistes européens invités cet automne à prendre le pouls de la science russe.
Nick Yankovsky ne l’avouera pas, mais il a dû craindre les remous qui agitent son univers professionnel. Et surtout la pluricentenaire Académie des sciences de Russie, dont son institut dépend, et qui se verra dès 2015 gérée par une agence gouvernementale.
Coincé devant les mets typiques (poisson au fromage, graisse animale pure en tranches, etc.) qui couvrent la table, Evgeny Rogaev a sagement écouté son supérieur. Ce spécialiste en génétique des affections mentales fait partie de ces chercheurs qui sont rentrés au pays, attirés par la renaissance promulguée de la recherche russe.
Aujourd’hui, il loue les moyens déployés pour lui redonner son lustre d’antan. Pour autant, prudent, il ne renonce pas (encore) à son autre poste de professeur à l’Université du Massachusetts, aux Etats-Unis, où il est parti au début des années 1990, comme tant de ses collègues.
Après l’éclatement de l’URSS, la science ne figurant pas parmi les priorités de la nouvelle Russie, les financements se sont taris. Dans une inflation galopante, les salaires des savants ont été rognés, ce qui a poussé nombre d’entre eux à trouver un second emploi. «J’ai dû travailler dans des instituts à l’étranger, j’y gagnais en un mois mon salaire annuel russe, admet même Lev Zelenyi, le directeur du prestigieux Institut des études spatiales IKI, où ont été conçus les engins de l’exploration spatiale soviétique, tel le spoutnik.
Beaucoup d’autres – entre 25 000 et 100 000, dit-on – ont préféré s’exiler, vers les Etats-Unis, l’Angleterre, Israël… «De ma volée de 150 collègues en 1989 à l’Université de Moscou, 90% ont émigré», raconte la biologiste Maria Lagarkova. Ceux qui sont restés, comme elle, avaient des raisons familiales.
«Dès l’an 2000, avec l’arrivée de Vladimir Poutine, la situation a commencé à s’améliorer, poursuit Lev Zelenyi. Davantage d’attention a été vouée à la science. Or la vie étant devenue chère à Moscou, les étudiants peinaient à s’y loger, donc à y venir. Un déficit de savants s’est fait sentir. Même les techniciens sur moteurs de fusée, contraints à ouvrir ailleurs un garage à voitures, ne sont pas revenus.»
Aujourd’hui, le ciel est un peu plus clair. Le gouvernement a lancé un vaste programme de «Développement de la science et de la technologie» pour la période 2013-2020, affirmant avoir provisionné 1603 milliards de roubles (48 milliards de francs à l’époque) d’ici à son terme. Cela même si l’objectif affiché de dépenser pour la science et la technologie d’ici à 2020 l’équivalent annuel de 3% du PIB (soit 58 milliards de francs avec les valeurs de 2013) ne sera pas atteint.
Et si l’ambition reste bien de rendre la science russe compétitive, on ne réforme pas en deux coups de cuiller à pot un système de recherche et d’éducation complexe et constitué d’institutions historiques, telle l’Académie des sciences de Russie (RAN), fondée en 1724 par le tsar Pierre le Grand .
Considérée par les milieux officiels comme un groupe archaïque d’éminences grises plus soucieuses de leurs privilèges que de produire une science efficiente, la RAN est la cible du gouvernement depuis des années. En septembre 2013, les Chambres du parlement ont approuvé sa réorganisation par une loi: une Agence fédérale pour les organisations scientifiques (FASO) supervisera directement dès l’an prochain d’une part les 434 instituts du pays affiliés à la RAN ainsi qu’aux Académies des sciences médicales et agricoles, employant une soixantaine de milliers de personnes, d’autre part les locaux dont la RAN est propriétaire (260 000 hectares!).
Les chercheurs concernés, tout en demandant des moyens supplémentaires, ne nient pas la nécessité de moderniser la vénérable institution, mais dénoncent là une action visant à sa dissolution, qui a d’ailleurs provoqué des protestations dans les milieux scientifiques occidentaux. «Le gouvernement veut liquider l’Académie en tant que pourvoyeuse d’opinions indépendantes.
Et veut mettre la main sur son patrimoine immobilier», a écrit en juillet dans Nature Alexey Yablokov, conseiller de la RAN. Et d’annoncer un retour de balancier suite à l’incertitude générée: «Il y a trois ans, les salaires ont un peu augmenté, davantage de cerveaux ont décidé de rester. Mais, au début de 2014, leur fuite s’est à nouveau accentuée.»
Sans se réjouir des déboires de la RAN, certains plébiscitent les changements, comme Alexei Khokhlov. Le vice-recteur de l’Université d’Etat de Moscou (MSU), la meilleure de Russie, a son bureau boisé à mi-hauteur du monumental édifice ressemblant plus à un palais qu’à une haute école accueillant 40 000 étudiants. C’est l’une des Sept Sœurs de Moscou, ces gratte-ciel staliniens construits au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour faire rayonner la capitale.
Le physicien de formation se dit mitigé: s’il souligne l’importance de garantir l’indépendance de la recherche et sa prépondérance sur les aspects managériaux, il l’affirme: «L’argent est là, il devrait simplement être utilisé plus efficacement.» Et d’expliquer qu’il s’agit d’abolir le «système féodal» selon lequel les postes au sein des académies sont garantis à vie, peu importe leur échelon. «Une partie des académiciens se contentent de signer de temps à autre des articles modestes servant à justifier leur statut.»
En 2012, l’index global des publications scientifiques mondiales a en effet relevé que seules 2% avaient été produites par la Russie (dont la moitié par des membres des académies – trop peu selon le gouvernement, en regard du nombre de chercheurs qu’elles abritent), contre plus de 27% pour les Etats-Unis. Suite à la réforme, c’est désormais une nouvelle structure indépendante, le Fonds scientifique russe, qui est chargée de répartir sur concours le gros des sommes naguère accordées aux académies.
Par ailleurs, Alexei Khokhlov souhaite que ces savants d’expérience enseignent davantage – ils n’y sont pas tenus – afin d’augmenter le niveau général des étudiants: «Seuls environ 3000 chercheurs en Russie, soit 5% du total, peuvent prétendre jouer dans la cour mondiale.» Les universités russes n’apparaissent ainsi que dans le ventre des classements internationaux, la MSU occupant la 84e place dans celui dit «de Shanghai», et la 114e dans le QS. «Le niveau académique est crucial pour redonner aux jeunes le goût des sciences et technologies, abonde Lev Zelenyi.
Bien sûr, ils doivent bénéficier après leurs études d’un salaire décent.» Or là aussi, de premiers efforts sont consentis: «Le salaire mensuel moyen à Moscou est de 65 000 rou*bles (1180 francs), dit Alexei Khokhlov. Pour les professeurs, il valait 140% de ce montant en 2014, et pour 2015 ce sera 145%. C’est parfois plus que dans les académies.»
Pour assurer le salaire de ses 19 000 employés, dont 4000 professeurs, «la MSU bénéficie d’un budget de 1 milliard de francs, dit le recteur, Viktor Sadovnichiy. Une moitié est assurée par l’Etat, l’autre par des fonds privés.» Aujourd’hui, si un scientifique peut faire vivre sa famille à Moscou, il n’échappe en effet souvent pas à devoir traquer en sus des bourses et fonds privés ou industriels. «On peut décupler son salaire», assure le vice-recteur, Alexei Khokhlov.
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