RÉCIT. Lorsque, le 13 novembre 2005, William Browder se voit refuser l'entrée en Russie par la police des frontières à l'aéroport Cheremetievo de Moscou, il pense qu'il s'agit d'une erreur. Installé dans la capitale russe depuis 1996, le financier britannique est alors à la tête de Hermitage Capital, le plus gros fonds d'investissement étranger présent dans le pays (3 milliards d'euros). Sans explications, le voilà renvoyé à Londres par le premier avion, il n'en revient pas. Ses affaires sont en règle, son visa aussi, alors pourquoi est-il chassé comme un malpropre ?
Lettres à l'administration russe, interventions au plus haut niveau, rien n'y fait. Bientôt l'explication tombe : M. Browder est une menace pour "la capacité de défense du pays, la sécurité de l'Etat, l'ordre public, la santé de la population", indique le ministère des affaires étrangères russe. Les diplomates ne sont pour rien dans cette décision, tout vient du FSB, les services de sécurité russes redevenus tout-puissants depuis que le pays est dirigé par Vladimir Poutine, un ancien de la "Corporation" KGB (police politique et services secrets soviétiques).
Visiblement, William Browder dérange. Il a dû marcher sur les doigts de pied de quelqu'un de très haut placé. Est-ce parce qu'il dénonce à voix haute la mauvaise gouvernance au sein de Gazprom, le géant gazier cher au Kremlin ? Est-ce parce que son fonds, enregistré off shore, revend les actions minoritaires des grandes sociétés publiques (Gazprom, RAO EES, Rosneft) et privées (Sidanko, Surgutneftegaz) ?
Jusqu'ici, le financier avait toujours soutenu la politique de Vladimir Poutine. En 2003, il salua l'arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, le golden boy du pétrole russe, riche patron de la major Ioukos condamné ensuite pour fraude fiscale.
En janvier 2005, son discours dithyrambique sur l'économie russe à Davos plut tellement au Kremlin qu'il fut aussitôt édité et cité en exemple par les représentations commerciales de la Russie à l'étranger. Dix mois plus tard, William Browder est déclaré persona non grata.
Qu'à cela ne tienne, Hermitage Capital se retire du marché russe. Mais son patron ne baisse pas les bras. Le petit-fils d'Earl Browder – fondateur du Parti communiste américain –, diplômé de la Stanford Business School, est convaincu que le nouvel eldorado se trouve à l'Est. Le 26 janvier 2007, à Davos, William Browder demande à Dmitri Medvedev, alors vice-premier ministre, d'intervenir en sa faveur. Il veut un nouveau visa. C'est le début des ennuis.
Un mois plus tard, les représentants d'Hermitage à Moscou reçoivent l'appel téléphonique d'un certain lieutenant-colonel Artiom Kouznetsov, un enquêteur du ministère de l'intérieur (MVD). Celui-ci fait miroiter un possible arrangement pour le visa. L'homme évoque une rencontre informelle en des termes sibyllins : "La réponse dépendra de votre attitude et de ce que vous fournirez. " Hermitage ne donne pas suite.
Le fonds britannique possède encore trois entités juridiques en Russie. Inactives, elles sont vouées à la liquidation. Le 7 juin 2007, vingt-cinq policiers, conduits par le lieutenant-colonel Kouznetsov, perquisitionnent les bureaux de ces trois sociétés à Moscou. Ils remplissent deux minibus d'ordinateurs, de cartons, de dossiers, de documents. Parmi ces papiers figurent les titres de propriété des trois sociétés, leurs sceaux, leurs enregistrements fiscaux.
Sur le coup, ni William Browder, ni ses juristes ne comprennent de quoi il retourne. Quelques mois plus tard, ils découvrent que les trois sociétés ne sont plus la propriété d'Hermitage. Elles sont passées aux mains du prête-nom Viktor Marguelov, une petite frappe du milieu criminel, qui vient de faire un séjour en prison pour homicide.
En Russie, ce genre de machination n'est pas rare, surtout pour les petites sociétés. On appelle cela le rederstvo (du mot anglais raid) : vous croyez être propriétaire d'une entreprise florissante et, un beau matin, vous découvrez qu'elle ne vous appartient plus ; vous courez au registre du commerce, aux impôts, et là, surprise, votre nom a été remplacé par celui d'un d'autre. En général, l'employé aux écritures qui a supervisé le tour de passe-passe est parti en retraite ou a démissionné, bref il est introuvable.
Dans le cas d'Hermitage, les faux ont forcément été réalisés à partir des sceaux et des titres de propriété confisqués lors de la perquisition. Qui, sinon la police, a pu remettre ces documents au nouveau propriétaire ?
LE REMBOURSEMENT LE PLUS RAPIDE DE L'HISTOIRE DU FISC RUSSE
L'affaire va prendre un tour surréaliste. En décembre 2007, les nouveaux propriétaires réclament au fisc russe le remboursement d'un trop-perçu de 150 millions d'euros sur la TVA. La demande est présentée le 21 décembre au bureau des impôts n° 28 à Moscou. Le 24, les autorités fiscales donnent leur feu vert. Le 26, l'argent est versé en roubles sur deux comptes (à la banque russe USB et à la Intercommerz Bank), puis changé en dollars et transféré aux Etats-Unis. C'est le remboursement le plus rapide de toute l'histoire du fisc russe.
Hermitage se croit victime d'un gang criminel. Des lettres sont envoyées partout, au parquet, au ministère de l'intérieur, au gouvernement, au président, au comité de lutte contre la corruption, à la Cour des comptes, en vain. Le résultat est plutôt surprenant. En riposte, le parquet lance des poursuites contre les avocats russes du fonds. William Browder leur propose d'émigrer provisoirement à Londres, à ses frais, avec leur famille. Six des sept avocats acceptent. Le septième, Sergueï Magnitski, 36 ans à l'époque, décide de rester.
Fiscaliste apprécié, père de deux jeunes enfants, propriétaire de son appartement moscovite, Sergueï est représentatif de cette classe moyenne en plein essor dans la Russie poutinienne gonflée aux pétrodollars. Londres n'est pas pour lui, car il a confiance en la justice de son pays. Il en est sûr, la captation des sociétés, le remboursement indu, tout ceci est le résultat d'une machination ourdie par la pègre avec la complicité de policiers ripoux. Il dépose donc plainte contre l'inspecteur Artiom Kouznetsov.
Le 14 octobre 2008, Sergueï Magnitski vient témoigner au Comité d'enquête, une structure directement subordonnée au Kremlin. Pendant qu'il dépose, un homme entre dans la pièce : Artiom Kouznetsov. L'officier a été convié à assister au récit du plaignant qui l'accuse. Le résultat ne se fait pas attendre. Un mois plus tard, le 24 novembre 2008, le lieutenant-colonel Kouznetsov envoie ses subordonnés arrêter Sergueï Magnitski à son domicile.
"Fraude fiscale", dit le mandat d'arrêt. Placé en détention préventive, donc théoriquement innocent, le juriste est pressé par les enquêteurs de témoigner à charge contre William Browder. Qu'il retire sa plainte et il sera libéré. Comme il refuse, les juges, les enquêteurs, le personnel pénitentiaire, les médecins décident de lui mener la vie dure.
Ballotté de cellule en cellule, il ne reçoit pas ses colis, encore moins ses médicaments et ne peut avoir de contacts avec sa famille. La petite bouilloire électrique qu'il avait conservée lui est confisquée. L'homme est procédurier, il écrit, se plaint. Plus il se plaint, plus on l'affecte à des cellules immondes, inondées, sans WC, glaciales, sans eau. En un an passé en prison, Sergeï Magnitski perd vingt kilos et commence à souffrir de douleurs à l'estomac. A la prison de Matrosskaïa Tichina, dotée d'un dispensaire, le médecin diagnostique des calculs dans la vésicule biliaire. C'est promis, Sergueï sera opéré le 1er août 2009.
A quelques jours de l'opération, ordre est donné de le transférer à la Boutyrka, une prison dépourvue d'infrastructures médicales. L'enquêteur qui suit son dossier, Oleg Siltchenko, lui impose de signer une déposition prérédigée, le prisonnier refuse. "Maintien en détention", préconise Dmitri Komnov, le directeur de la prison Boutyrka. "Echographie du bas-ventre refusée", confirme l'enquêteur Oleg Siltchenko dans le dossier. "Le tribunal estime que les plaintes de Magnitski ne justifient pas la tenue d'un examen médical", conclut la juge Elena Stachina.
La Suite............................................. ..............
Lettres à l'administration russe, interventions au plus haut niveau, rien n'y fait. Bientôt l'explication tombe : M. Browder est une menace pour "la capacité de défense du pays, la sécurité de l'Etat, l'ordre public, la santé de la population", indique le ministère des affaires étrangères russe. Les diplomates ne sont pour rien dans cette décision, tout vient du FSB, les services de sécurité russes redevenus tout-puissants depuis que le pays est dirigé par Vladimir Poutine, un ancien de la "Corporation" KGB (police politique et services secrets soviétiques).
Visiblement, William Browder dérange. Il a dû marcher sur les doigts de pied de quelqu'un de très haut placé. Est-ce parce qu'il dénonce à voix haute la mauvaise gouvernance au sein de Gazprom, le géant gazier cher au Kremlin ? Est-ce parce que son fonds, enregistré off shore, revend les actions minoritaires des grandes sociétés publiques (Gazprom, RAO EES, Rosneft) et privées (Sidanko, Surgutneftegaz) ?
Jusqu'ici, le financier avait toujours soutenu la politique de Vladimir Poutine. En 2003, il salua l'arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, le golden boy du pétrole russe, riche patron de la major Ioukos condamné ensuite pour fraude fiscale.
En janvier 2005, son discours dithyrambique sur l'économie russe à Davos plut tellement au Kremlin qu'il fut aussitôt édité et cité en exemple par les représentations commerciales de la Russie à l'étranger. Dix mois plus tard, William Browder est déclaré persona non grata.
Qu'à cela ne tienne, Hermitage Capital se retire du marché russe. Mais son patron ne baisse pas les bras. Le petit-fils d'Earl Browder – fondateur du Parti communiste américain –, diplômé de la Stanford Business School, est convaincu que le nouvel eldorado se trouve à l'Est. Le 26 janvier 2007, à Davos, William Browder demande à Dmitri Medvedev, alors vice-premier ministre, d'intervenir en sa faveur. Il veut un nouveau visa. C'est le début des ennuis.
Un mois plus tard, les représentants d'Hermitage à Moscou reçoivent l'appel téléphonique d'un certain lieutenant-colonel Artiom Kouznetsov, un enquêteur du ministère de l'intérieur (MVD). Celui-ci fait miroiter un possible arrangement pour le visa. L'homme évoque une rencontre informelle en des termes sibyllins : "La réponse dépendra de votre attitude et de ce que vous fournirez. " Hermitage ne donne pas suite.
Le fonds britannique possède encore trois entités juridiques en Russie. Inactives, elles sont vouées à la liquidation. Le 7 juin 2007, vingt-cinq policiers, conduits par le lieutenant-colonel Kouznetsov, perquisitionnent les bureaux de ces trois sociétés à Moscou. Ils remplissent deux minibus d'ordinateurs, de cartons, de dossiers, de documents. Parmi ces papiers figurent les titres de propriété des trois sociétés, leurs sceaux, leurs enregistrements fiscaux.
Sur le coup, ni William Browder, ni ses juristes ne comprennent de quoi il retourne. Quelques mois plus tard, ils découvrent que les trois sociétés ne sont plus la propriété d'Hermitage. Elles sont passées aux mains du prête-nom Viktor Marguelov, une petite frappe du milieu criminel, qui vient de faire un séjour en prison pour homicide.
En Russie, ce genre de machination n'est pas rare, surtout pour les petites sociétés. On appelle cela le rederstvo (du mot anglais raid) : vous croyez être propriétaire d'une entreprise florissante et, un beau matin, vous découvrez qu'elle ne vous appartient plus ; vous courez au registre du commerce, aux impôts, et là, surprise, votre nom a été remplacé par celui d'un d'autre. En général, l'employé aux écritures qui a supervisé le tour de passe-passe est parti en retraite ou a démissionné, bref il est introuvable.
Dans le cas d'Hermitage, les faux ont forcément été réalisés à partir des sceaux et des titres de propriété confisqués lors de la perquisition. Qui, sinon la police, a pu remettre ces documents au nouveau propriétaire ?
LE REMBOURSEMENT LE PLUS RAPIDE DE L'HISTOIRE DU FISC RUSSE
L'affaire va prendre un tour surréaliste. En décembre 2007, les nouveaux propriétaires réclament au fisc russe le remboursement d'un trop-perçu de 150 millions d'euros sur la TVA. La demande est présentée le 21 décembre au bureau des impôts n° 28 à Moscou. Le 24, les autorités fiscales donnent leur feu vert. Le 26, l'argent est versé en roubles sur deux comptes (à la banque russe USB et à la Intercommerz Bank), puis changé en dollars et transféré aux Etats-Unis. C'est le remboursement le plus rapide de toute l'histoire du fisc russe.
Hermitage se croit victime d'un gang criminel. Des lettres sont envoyées partout, au parquet, au ministère de l'intérieur, au gouvernement, au président, au comité de lutte contre la corruption, à la Cour des comptes, en vain. Le résultat est plutôt surprenant. En riposte, le parquet lance des poursuites contre les avocats russes du fonds. William Browder leur propose d'émigrer provisoirement à Londres, à ses frais, avec leur famille. Six des sept avocats acceptent. Le septième, Sergueï Magnitski, 36 ans à l'époque, décide de rester.
Fiscaliste apprécié, père de deux jeunes enfants, propriétaire de son appartement moscovite, Sergueï est représentatif de cette classe moyenne en plein essor dans la Russie poutinienne gonflée aux pétrodollars. Londres n'est pas pour lui, car il a confiance en la justice de son pays. Il en est sûr, la captation des sociétés, le remboursement indu, tout ceci est le résultat d'une machination ourdie par la pègre avec la complicité de policiers ripoux. Il dépose donc plainte contre l'inspecteur Artiom Kouznetsov.
Le 14 octobre 2008, Sergueï Magnitski vient témoigner au Comité d'enquête, une structure directement subordonnée au Kremlin. Pendant qu'il dépose, un homme entre dans la pièce : Artiom Kouznetsov. L'officier a été convié à assister au récit du plaignant qui l'accuse. Le résultat ne se fait pas attendre. Un mois plus tard, le 24 novembre 2008, le lieutenant-colonel Kouznetsov envoie ses subordonnés arrêter Sergueï Magnitski à son domicile.
"Fraude fiscale", dit le mandat d'arrêt. Placé en détention préventive, donc théoriquement innocent, le juriste est pressé par les enquêteurs de témoigner à charge contre William Browder. Qu'il retire sa plainte et il sera libéré. Comme il refuse, les juges, les enquêteurs, le personnel pénitentiaire, les médecins décident de lui mener la vie dure.
Ballotté de cellule en cellule, il ne reçoit pas ses colis, encore moins ses médicaments et ne peut avoir de contacts avec sa famille. La petite bouilloire électrique qu'il avait conservée lui est confisquée. L'homme est procédurier, il écrit, se plaint. Plus il se plaint, plus on l'affecte à des cellules immondes, inondées, sans WC, glaciales, sans eau. En un an passé en prison, Sergeï Magnitski perd vingt kilos et commence à souffrir de douleurs à l'estomac. A la prison de Matrosskaïa Tichina, dotée d'un dispensaire, le médecin diagnostique des calculs dans la vésicule biliaire. C'est promis, Sergueï sera opéré le 1er août 2009.
A quelques jours de l'opération, ordre est donné de le transférer à la Boutyrka, une prison dépourvue d'infrastructures médicales. L'enquêteur qui suit son dossier, Oleg Siltchenko, lui impose de signer une déposition prérédigée, le prisonnier refuse. "Maintien en détention", préconise Dmitri Komnov, le directeur de la prison Boutyrka. "Echographie du bas-ventre refusée", confirme l'enquêteur Oleg Siltchenko dans le dossier. "Le tribunal estime que les plaintes de Magnitski ne justifient pas la tenue d'un examen médical", conclut la juge Elena Stachina.
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