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Le Mal Français : Le diagnostic d'Alain Peyrefitte n'a pas pris une ride

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  • Le Mal Français : Le diagnostic d'Alain Peyrefitte n'a pas pris une ride

    Six ans après sa mort, Alain Peyrefitte est très vivant. Et sa stature ne fait que croître. Il a mené successivement et parfois de front trois carrières différentes : diplomatique, politique, littéraire. La diversité de ses intérêts n'a jamais nui à la rigueur de ses analyses. Ses romans, ses essais, ses pamphlets politiques ne sont pas oubliés. Trois au moins de ses ouvrages sont devenus des classiques : Quand la Chine s'éveillera, les trois volumes de C'était de Gaulle et Le Mal français.

    Publié il y a exactement trente ans, revu et augmenté il y a dix ans, Le Mal français vient d'être réédité avec une préface d'Hélène Carrère d'Encausse. La relecture aujourd'hui de ce gros volume de plus de six cents pages, au genre composite, où se mêlent histoire, lectures, Mémoires, prévisions, psychanalyse sociale, théorie du développement, propositions de réformes, ouvre deux séries de réflexions.

    D'abord la sympathie, l'estime, l'adhésion. Le livre frappe juste. Quel est le mal décrit par Peyrefitte ? C'est un mal qui remonte loin. Et qui a pris des dimensions accablantes. «Les Français, disait, il y a déjà cinquante ans, Malaparte cité par Peyrefitte, se considèrent comme un peuple en décadence, sinon un peuple fini.» On voit que les déclinologues fustigés par Jacques Chirac ne datent pas d'aujourd'hui.

    D'où vient ce pessimisme ? D'un obstacle dans les esprits et dans le fonctionnement des institutions. Pour dire les choses en quelques mots et sans nuances, la France, pour Peyrefitte, s'écroule sous le poids du centralisme politique et administratif. Tout, dans l'histoire de France, va dans le sens du césarisme technocratique. De Louis XIV à la Convention nationale, de Colbert à la toute-puissance des bureaux, la tendance est lourde, permanente, apparemment irréversible. Pour la combattre, pour s'opposer à la fois à Colbert et à Marx, Peyrefitte s'appuie sur Tocqueville et sur Max Weber.

    Il met l'accent sur l'envol des sociétés réformées qui l'emportent peu à peu sur le modèle romain dont la France est l'héritière. Il défend la société de confiance contre la société à irresponsabilité illimitée. Contre les grands ensembles monocentriques, il plaide la cause des petites unités polycentriques. Puisque l'obstacle est dans les esprits, il veut changer les mentalités. Son but est de débloquer la société.

    Trente ans plus tard, le lecteur est encore séduit par l'intelligence de l'auteur. Dans un premier temps, il donne raison à ses analyses et à son diagnostic et, dans un deuxième temps, il s'interroge sur ce qui a changé depuis trente ans. La réponse est cruelle : le mal s'est approfondi. Le mal français est toujours là. On soutiendrait volontiers que le pessimisme des Français, si palpable au moment de la rédaction du Mal français, n'a fait que se développer. C'est que le mal diagnostiqué par Peyrefitte a changé de dimensions : il est passé des esprits et du blocage des institutions à la nature même des choses. Le chômage est devenu une hantise. L'insécurité a crû dans des proportions alarmantes.

    L'immigration pose des problèmes qui ne pouvaient être qu'effleurés il y a trente ans. Et, accablé par une dette publique de plus en plus écrasante, incapable, dans un avenir proche, d'une dizaine ou d'une quinzaine d'années, de faire face à ses obligations, l'État est ruiné. Alain Peyrefitte écrivait son livre au lendemain des Trente Glorieuses auxquelles Jean Fourastié a attaché son nom.

    Entre 1945 et 1975, le niveau de vie en France avait grimpé de façon spectaculaire : le revenu national réel moyen par tête avait été multiplié par près de quatre, passant de 87 à 320 (base 100 en 1938). Il fallait huit heures de travail en 1946 pour acheter un kilo de poulet : quarante-cinq minutes suffisaient en 1975. À l'époque du livre de Peyrefitte, les Français pensaient encore, comme à la fin du XIXe siècle, comme au début du XXe, que leurs enfants vivraient mieux qu'eux.

    Depuis la publication du Mal français, les Français ont continué à s'enrichir. Mais, année après année, dans tous les domaines – puissance économique, influence politique, culture –, le rang de la France dans le monde n'a cessé de baisser. Aux analyses de Peyrefitte sont venues s'ajouter, parmi beaucoup d'autres, celles d'un Nicolas Baverez, d'un Jacques Marseille, d'un Éric Le Boucher. Les Français ont commencé à se demander si, à la différence des enfants chinois ou indiens, leurs propres enfants ne vivraient pas moins bien qu'eux.

    Réclamée par Peyrefitte, la décentralisation a progressé, mais elle tend à reproduire, au niveau régional, le centralisme administratif. L'État s'est affaibli, et la bureaucratie s'est multipliée. Hélène Carrère d'Encausse souligne dans sa préface la lente prise de conscience d'un monde nouveau auquel nulle société moderne ne saurait échapper. C'est un point positif. Mais sans doute le seul.

    La succession de plus en plus rapide des crises auxquelles nous avons assisté depuis quelques années et le rejet de toutes les réformes dans un pays qui les exige à cor et à cri montre à quel point le mal s'est répandu dans le corps social. À bout de souffle, mais aveuglément arc-bouté sur lui-même, notre fameux modèle social nous précipite dans des désastres annoncés. En relisant Le Mal français, le lecteur se convainc de la nécessité de réformes qui apparaissaient déjà ardues, mais encore possibles, il y a trente ans.

    Réclamées, proclamées, abandonnées, les réformes n'ont pas été faites. Elles apparaissent aujourd'hui beaucoup plus difficiles à mettre en oeuvre qu'il y a trente ans. Et plus nécessaires que jamais. Les temps s'approchent où les décisions qui ne seront pas prises volontairement et par l'accord des esprits s'imposeront brutalement par la force des choses.

    Par Jean d'Ormesson, de l'Académie française
    Le Figaro
    Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin
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