Il est là, tout contre le mur. Il occupe un si grand espace que s’il prenait la fantaisie à quelqu’un de l’enlever, la chambre donnerait l’impression d’avoir doublé de volume. Pourtant, comme son nom l’indique, on peut le regarder sans le voir vraiment, tellement il est naturel qu’il soit là. Oui, c’est bien de lui qu’il s’agit : l’moublis (de l’espagnol muebles = meubles) alias l’mariou (armoire).
La fierté de l’mariou c’est son bois massif dont les rares nœuds (ma3zate = chèvres) sont dissimulées sous un fin placage verni.
Par les chaudes nuits d’été, il manifeste son âge vénérable par des craquements que les gens de la maison reçoivent avec insouciance ou un peu comme de bienvenus signes de connivence et les invités comme de sinistres plaintes qui les empêchent de goûter un paisible sommeil.
Sur sa porte centrale, il exhibe un beau et grand miroir.
Ce miroir a réfléchi une multitude de visages et de corps d’enfants, de jeunes et de moins jeunes personnes des deux sexes. Il les a restitués fidèlement inversés, et s’il y avait mensonge et tromperie, il n’y est pou rien; ils étaient dans les regards narcissiques ou de dépit de ceux qui venaient le consulter.
Que d’enfants se sont plantés devant lui avec le désir d’y entrer pour explorer ce monde parallèle où ils soupçonnaient l’existence de la lévitation, de la légèreté, de la douceur et l’absence de contrainte, enfin tout ce qu’ils ont vu et vécu dans leurs rêves fantastiques et tout ce que leur juvénile imagination a brodé de fantasmagorique pour les préparer au dur métier d’adulte. Malgré leurs longues stations debout face à lui pour scruter minutieusement ce qu’il leur renvoyait et pour espérer qu’il finira bien par leur ouvrir en lui une miraculeuse porte, n’ayant pas le mystérieux Sésame d’une certaine Alice, ils ne sont jamais arrivés à accéder à ce pays des merveilles et n’y ont voyagé que par de nébuleuses pensées.
Un jour, elle m’a pris par la main et m’a mené vers son mariou. Elle arborait un sourire qui la rendait presque belle et rayonnante malgré le poids des ans. Elle a ouvert une porte de l’armoire et soulevé délicatement des jaltita (sortes de combinaisons que portaient les femmes sous les robes) et des blayèze (robes traditionnelles, pluriel de blouza). Absorbé par la contemplation des habits et autres affaires rangés sur les étagères, je ne l’avais pas vue sortir une petite pochette. Elle referma l’armoire et se tourna vers moi toujours souriante mais les yeux un peu dans le vague.
Elle brandit la pochette. Je la reconnus comme contenant un disque 45 tours. Elle m’a alors dit: «Tu vois ce disque. C’est un cadeau souvenir de ton oncle, mon mari, sur lui la clémence d’Allah. Il me l’a ramené de Constantine l’année d’après l’indépendance… Ah en ces temps là, la vie était joyeuse et belle... Il y a longtemps que je le cache. Aujourd’hui, j’ai eu envie de te l’offrir comme souvenir. Tiens. Prends-le et prends-en bien soin.»
ريك تشوف هاد الطبسي. هذا سوفونير تاع عمّك، راجلي اللـه يرحمو. جابو لي من أسَنطينة عام مور لستِألال. إيه على داك الوأت. ليَام كانت زاهيا و مليحة... هادي شْحال وانا مْخَبْياتو. لْيوم جاتني ف راسي نْمَدولك تفكيرة من عندي. خو. عـبّيـه و تهالاّ فيه
Une légère grimace, me sembla-t-il, pour retenir des larmes et elle m’a fourré le disque dans la main et poussé vers la porte : «Maintenant, va-t-en vite chez ta mère».
دَروَأ، طير علِيَا عنْد ماك
Ce que je me suis empressé de faire, mon présent caché sous mon pull et jalousement calé sous l’aisselle.
Si la pochette était abîmée, le disque, par contre, était flambant neuf. C’est ce disque qui m’a appris à apprécier les chants de Aïssa Djarmouni, à tel point que des années plus tard, je me suis promis de chercher à en savoir un peu sur ce maître de la chanson chaouie.
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A suivre...
La fierté de l’mariou c’est son bois massif dont les rares nœuds (ma3zate = chèvres) sont dissimulées sous un fin placage verni.
Par les chaudes nuits d’été, il manifeste son âge vénérable par des craquements que les gens de la maison reçoivent avec insouciance ou un peu comme de bienvenus signes de connivence et les invités comme de sinistres plaintes qui les empêchent de goûter un paisible sommeil.
Sur sa porte centrale, il exhibe un beau et grand miroir.
Ce miroir a réfléchi une multitude de visages et de corps d’enfants, de jeunes et de moins jeunes personnes des deux sexes. Il les a restitués fidèlement inversés, et s’il y avait mensonge et tromperie, il n’y est pou rien; ils étaient dans les regards narcissiques ou de dépit de ceux qui venaient le consulter.
Que d’enfants se sont plantés devant lui avec le désir d’y entrer pour explorer ce monde parallèle où ils soupçonnaient l’existence de la lévitation, de la légèreté, de la douceur et l’absence de contrainte, enfin tout ce qu’ils ont vu et vécu dans leurs rêves fantastiques et tout ce que leur juvénile imagination a brodé de fantasmagorique pour les préparer au dur métier d’adulte. Malgré leurs longues stations debout face à lui pour scruter minutieusement ce qu’il leur renvoyait et pour espérer qu’il finira bien par leur ouvrir en lui une miraculeuse porte, n’ayant pas le mystérieux Sésame d’une certaine Alice, ils ne sont jamais arrivés à accéder à ce pays des merveilles et n’y ont voyagé que par de nébuleuses pensées.
La preuve pour les fervents adeptes de ya hasrah 3la zmane (ah le bon vieux temps) que jadis (bekri) les choses étaient bien agencées dans ce monde (même s’il fallait continuellement des toilettages, des redressements, de terribles malheurs et d’assommantes migraines pour essayer de remettre sans véritable succès les choses en place) c’est que le miroir n’a pas été doté de mémoire ni de parole ni d’une propension au commérage.
Derrière ses portes grinçantes et enserrées dans leur cadre par le léger affaissement de son haut, l’mariou ou l’moubliss conserve de très précieuses choses sur ses étagères. Pour certaines d’entre elles, sûrement que la dellala ne daignera même pas d’envisager de les proposer à d’éventuels acheteurs parce qu’au marché elles ne rapporteront pas un ‘’sou rouge’’ (soldé hmar), mais elles ont une inestimable valeur affective : photos noir et blanc jaunies de famille, surtout celles des enfants quand ils étaient tout petits, le foulard que le patriarche de la maisonnée a ramené de La Mecque posé sur quelque objet parfumé, une carte postale envoyée d’Allemagne par un parent, il y a de cela des années et des années, une jupe plissée dans laquelle sa propriétaire ne peut plus entrer et qui rappelle l’époque où l’on se déhanchait aux sons de «Twist, twist, twist again»...(un défaut que ne possèdent pas des «miroirs de dernière génération» qui vous observent sans que vous puissiez vous regarder dedans, complexes produits banalisés à la fois de la technologie moderne et surtout du souci majeur des puissants de divers niveaux de nous surveiller, contrôler, ficher et de nous voir trimer, chômer, consommer en paix, nous comporter correctement, les engraisser et s’il le faut souffrir et mourir allègrement pour que triomphent les valeurs imprécises qu’ils nous ont édictées.)
-x-x-x-
Une très vieille tante à moi possédait une telle armoire. Elle n’avait pas d’enfants et elle me manifestait beaucoup d’affection (comme par de désagréables bisous mouillés quand je n’avais pas encore appris à les esquiver).Un jour, elle m’a pris par la main et m’a mené vers son mariou. Elle arborait un sourire qui la rendait presque belle et rayonnante malgré le poids des ans. Elle a ouvert une porte de l’armoire et soulevé délicatement des jaltita (sortes de combinaisons que portaient les femmes sous les robes) et des blayèze (robes traditionnelles, pluriel de blouza). Absorbé par la contemplation des habits et autres affaires rangés sur les étagères, je ne l’avais pas vue sortir une petite pochette. Elle referma l’armoire et se tourna vers moi toujours souriante mais les yeux un peu dans le vague.
Elle brandit la pochette. Je la reconnus comme contenant un disque 45 tours. Elle m’a alors dit: «Tu vois ce disque. C’est un cadeau souvenir de ton oncle, mon mari, sur lui la clémence d’Allah. Il me l’a ramené de Constantine l’année d’après l’indépendance… Ah en ces temps là, la vie était joyeuse et belle... Il y a longtemps que je le cache. Aujourd’hui, j’ai eu envie de te l’offrir comme souvenir. Tiens. Prends-le et prends-en bien soin.»
ريك تشوف هاد الطبسي. هذا سوفونير تاع عمّك، راجلي اللـه يرحمو. جابو لي من أسَنطينة عام مور لستِألال. إيه على داك الوأت. ليَام كانت زاهيا و مليحة... هادي شْحال وانا مْخَبْياتو. لْيوم جاتني ف راسي نْمَدولك تفكيرة من عندي. خو. عـبّيـه و تهالاّ فيه
Une légère grimace, me sembla-t-il, pour retenir des larmes et elle m’a fourré le disque dans la main et poussé vers la porte : «Maintenant, va-t-en vite chez ta mère».
دَروَأ، طير علِيَا عنْد ماك
Ce que je me suis empressé de faire, mon présent caché sous mon pull et jalousement calé sous l’aisselle.
Si la pochette était abîmée, le disque, par contre, était flambant neuf. C’est ce disque qui m’a appris à apprécier les chants de Aïssa Djarmouni, à tel point que des années plus tard, je me suis promis de chercher à en savoir un peu sur ce maître de la chanson chaouie.
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A suivre...
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