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L’Artiste et les «Autres»

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  • L’Artiste et les «Autres»

    Il est là, tout contre le mur. Il occupe un si grand espace que s’il prenait la fantaisie à quelqu’un de l’enlever, la chambre donnerait l’impression d’avoir doublé de volume. Pourtant, comme son nom l’indique, on peut le regarder sans le voir vraiment, tellement il est naturel qu’il soit là. Oui, c’est bien de lui qu’il s’agit : l’moublis (de l’espagnol muebles = meubles) alias l’mariou (armoire).
    La fierté de l’mariou c’est son bois massif dont les rares nœuds (ma3zate = chèvres) sont dissimulées sous un fin placage verni.
    Par les chaudes nuits d’été, il manifeste son âge vénérable par des craquements que les gens de la maison reçoivent avec insouciance ou un peu comme de bienvenus signes de connivence et les invités comme de sinistres plaintes qui les empêchent de goûter un paisible sommeil.

    Sur sa porte centrale, il exhibe un beau et grand miroir.
    Ce miroir a réfléchi une multitude de visages et de corps d’enfants, de jeunes et de moins jeunes personnes des deux sexes. Il les a restitués fidèlement inversés, et s’il y avait mensonge et tromperie, il n’y est pou rien; ils étaient dans les regards narcissiques ou de dépit de ceux qui venaient le consulter.

    Que d’enfants se sont plantés devant lui avec le désir d’y entrer pour explorer ce monde parallèle où ils soupçonnaient l’existence de la lévitation, de la légèreté, de la douceur et l’absence de contrainte, enfin tout ce qu’ils ont vu et vécu dans leurs rêves fantastiques et tout ce que leur juvénile imagination a brodé de fantasmagorique pour les préparer au dur métier d’adulte. Malgré leurs longues stations debout face à lui pour scruter minutieusement ce qu’il leur renvoyait et pour espérer qu’il finira bien par leur ouvrir en lui une miraculeuse porte, n’ayant pas le mystérieux Sésame d’une certaine Alice, ils ne sont jamais arrivés à accéder à ce pays des merveilles et n’y ont voyagé que par de nébuleuses pensées.
    La preuve pour les fervents adeptes de ya hasrah 3la zmane (ah le bon vieux temps) que jadis (bekri) les choses étaient bien agencées dans ce monde (même s’il fallait continuellement des toilettages, des redressements, de terribles malheurs et d’assommantes migraines pour essayer de remettre sans véritable succès les choses en place) c’est que le miroir n’a pas été doté de mémoire ni de parole ni d’une propension au commérage.
    (un défaut que ne possèdent pas des «miroirs de dernière génération» qui vous observent sans que vous puissiez vous regarder dedans, complexes produits banalisés à la fois de la technologie moderne et surtout du souci majeur des puissants de divers niveaux de nous surveiller, contrôler, ficher et de nous voir trimer, chômer, consommer en paix, nous comporter correctement, les engraisser et s’il le faut souffrir et mourir allègrement pour que triomphent les valeurs imprécises qu’ils nous ont édictées.)
    Derrière ses portes grinçantes et enserrées dans leur cadre par le léger affaissement de son haut, l’mariou ou l’moubliss conserve de très précieuses choses sur ses étagères. Pour certaines d’entre elles, sûrement que la dellala ne daignera même pas d’envisager de les proposer à d’éventuels acheteurs parce qu’au marché elles ne rapporteront pas un ‘’sou rouge’’ (soldé hmar), mais elles ont une inestimable valeur affective : photos noir et blanc jaunies de famille, surtout celles des enfants quand ils étaient tout petits, le foulard que le patriarche de la maisonnée a ramené de La Mecque posé sur quelque objet parfumé, une carte postale envoyée d’Allemagne par un parent, il y a de cela des années et des années, une jupe plissée dans laquelle sa propriétaire ne peut plus entrer et qui rappelle l’époque où l’on se déhanchait aux sons de «Twist, twist, twist again»...

    -x-x-x-
    Une très vieille tante à moi possédait une telle armoire. Elle n’avait pas d’enfants et elle me manifestait beaucoup d’affection (comme par de désagréables bisous mouillés quand je n’avais pas encore appris à les esquiver).

    Un jour, elle m’a pris par la main et m’a mené vers son mariou. Elle arborait un sourire qui la rendait presque belle et rayonnante malgré le poids des ans. Elle a ouvert une porte de l’armoire et soulevé délicatement des jaltita (sortes de combinaisons que portaient les femmes sous les robes) et des blayèze (robes traditionnelles, pluriel de blouza). Absorbé par la contemplation des habits et autres affaires rangés sur les étagères, je ne l’avais pas vue sortir une petite pochette. Elle referma l’armoire et se tourna vers moi toujours souriante mais les yeux un peu dans le vague.

    Elle brandit la pochette. Je la reconnus comme contenant un disque 45 tours. Elle m’a alors dit: «Tu vois ce disque. C’est un cadeau souvenir de ton oncle, mon mari, sur lui la clémence d’Allah. Il me l’a ramené de Constantine l’année d’après l’indépendance… Ah en ces temps là, la vie était joyeuse et belle... Il y a longtemps que je le cache. Aujourd’hui, j’ai eu envie de te l’offrir comme souvenir. Tiens. Prends-le et prends-en bien soin.»
    ريك تشوف هاد الطبسي. هذا سوفونير تاع عمّك، راجلي اللـه يرحمو. جابو لي من أسَنطينة عام مور لستِألال. إيه على داك الوأت. ليَام كانت زاهيا و مليحة... هادي شْحال وانا مْخَبْياتو. لْيوم جاتني ف راسي نْمَدولك تفكيرة من عندي. خو. عـبّيـه و تهالاّ فيه

    Une légère grimace, me sembla-t-il, pour retenir des larmes et elle m’a fourré le disque dans la main et poussé vers la porte : «Maintenant, va-t-en vite chez ta mère».
    دَروَأ، طير علِيَا عنْد ماك

    Ce que je me suis empressé de faire, mon présent caché sous mon pull et jalousement calé sous l’aisselle.

    Si la pochette était abîmée, le disque, par contre, était flambant neuf. C’est ce disque qui m’a appris à apprécier les chants de Aïssa Djarmouni, à tel point que des années plus tard, je me suis promis de chercher à en savoir un peu sur ce maître de la chanson chaouie.

    _______
    A suivre...
    "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger", Terence

  • #2
    L’Artiste et les «Autres» - suite et fin -

    Mais faire de la recherche n’est pas une mince affaire pour moi. C’est une aventure dont je me suis toujours passé parce que, avec moi comme acteur principal, son issue est incontestablement incertaine.
    Digression si vous permettez:
    Je confesse que je suis un piètre chercheur et un excellent non-trouveur. Tous les matins ouvrables que Dieu fait, abstraction faite des congés annuels et des certificats médicaux, je passe un temps fou à chercher mes affaires et invariablement, je n'arrive à les trouver que sur indications idoines de ma femme.

    Un exemple de dialogue matinal :
    Moi: «Dis-moi ! Tu ne sais pas où est mon pantalon ? »

    Ma [hum… enfin…] douce moitié [douce quand elle ne s’est pas levée du mauvais pied et qu’elle a déjà ingurgité sa dose de caféine]: «Tu n’es quand même pas rentré sans, hier soir ?»

    Moi [me grattant le sommet du crâne pour stimuler ma mémoire]: «Euh... Non… Je n’ai pas souvenance de l’avoir enlevé au bureau ou dans le bus.»

    Mon [un peu agaçante] épouse: «Alors, c’est qu’il est là sous tes yeux, plié sur la chaise.»

    Moi [franchement étonné]: «Ah oui ! Il est bien là. Tu parles de celui-ci, le jaune avec de gros carreaux marron et bleu. Tu veux bien, mon ange, me sortir du mariou le blanc avec de larges rayures horizontales rouges et vertes… à moins que ça ne soit vert avec des rayures blanches et rouges ou… Bizarre, je pense bien que même la couleur de fond est en rayures…?»

    Ma [commence à être sérieusement irritante] conjointe: «Non. Celui-là je te le garde pour les grandes occasions comme quand il te faut aller retirer un papier de la mairie ou pour quand tu as le plaisir d’aller présenter tes hommages à maman… Ah. Tiens donc. A propos de maman, il faudra que tu…»

    Là. Rideau ! Tout le reste des paroles de ma très chère femme plonge dans une dimension qui m’est [mal]heureusement inaccessible. Ma mémoire est venu à ma rescousse pour me rappeler que je dois chercher et si possible trouver mon téléphone portable, mes chaussettes, ma veste et, quand j’en aurai le temps, l’envie et les moyens, des informations sur Aïssa Djarmouni.
    Un jour que je me trouvais dans la campagne de Fkirina du coté de Aïn Beïda dans la wilaya d’Oum El Bouaghi, un ami originaire du coin me montre d'un geste ample la plaine environnante: «C’est par là le pays des Harakta. Toi qui prétends, et j’ai des difficultés à te croire, aimer la musique populaire, tu dois bien avoir entendu parler de Aïssa Djarmouni, un chanteur dont la voix a résonné sur ces plaines et montagnes avant d’atteindre l’Olympia de Paris en passant par Annaba, les mariages, circoncisions, moussems et cafés maures de tout les patelins de l’Est algérien.»

    Bingo ! Je l’encourage à m’en dire plus: «L’Olympia… L’Olympia de Paris? Là où le passage des grands noms de la musique de partout dans le monde représente pour eux une immense consécration? Tu me raconterais pas des blagues là par chauvinisme?»
    — Pas du tout, mon vieux. Plus que ça. Il a été le premier chanteur indigène, arabe, africain, berbère ou de toute autre contrée colonisée à s’y produire. C’était en 1936. Même la grande Oum Kalthoum a dû attendre 1967 pour y accéder, trente-et-un ans après notre grand Aïssa Djarmouni. On dit que sa voix était tellement puissante et portait si loin qu’il a chanté sans hauts parleurs… Il y est passé grâce à son talent et aidé en cela par son imprésario, Hawzi Haroun, un juif algérien.

    Il embrasse d’un regard circulaire la plaine et les collines environnantes, puis continue :
    — Tu vois, vieille btana qui ne vaut même pas un faux billet de cent vingt-trois dinars, je me dis que le passage de Djarmouni à l’Olympia est à lui tout seul un moment fort du dialogue des religions révélées. Voyons cela: un musulman, même pas tout à fait sujet français qui cartonne au pays des roumis aidé pour cela de manière décisive par un juif ex indigène et citoyen français de plein droit au moment des faits. Tu saisis l’importance de l’événement, vieux crocodile à sac à main… Attends un peu. Efface tout ça, clique vite sur «undo». T’as bien compris que je blaguais, que j’extrapolais fort. Dialogue des religions, gallek… Ne le répète pas, sinon je vais me faire étriper, traiter de tous les noms. Certains se sont fait descendre pour moins que ça.

    Courte pause pour reprendre le souffle et le fil de la pensée.
    — Notre chanteur a lui aussi été traité par quelques uns de tous les noms. Si l’immense majorité des amourth étaient fiers du succès et de la reconnaissance du talent du fils du pays par des roumis et des juifs et du fait que grâce à cela, il a pu enregistrer des disques que certains privilégiés avaient les moyens d’acquérir et d’écouter sur leurs gramophones, d’autres, une poignée, disait que Aïssa s’était vendu au koufar pour se remplir les poches et qu’ainsi, il était devenu complice de ceux qui faisaient subir une inqualifiable hogra à ses compatriotes de peu, qu’il foulait au pied la misère de bni ‘ammou pour monter et gagner les faveurs des gawri. Tu te rends compte ya la tchitchi we trolley m3a l’ghachi, si Aïssa Djarmouni n’était ni passé à l’Olympia, avait évité tout ce qui était gawri pour ne pas se faire traiter de quasi-traitre et d’agent des colonisateurs, qu’est-ce que ta tante aurait pu t’offrir en lieu et place du 45 tours dont tu as parlé? Un saroual tekka de feu ton oncle et avec quoi tu serais venu te pavaner chez les chaouis en entonnant ton couplet sur ya tlamsane ya jawhara?
    "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger", Terence

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    • #3
      Attention Benam ! Les Hammadache sont aux aguets !
      A la fin, tu flirtes avec le harko-sioniso-athéo-islamphobo-arabophobo-etc...

      Aissa Djermouni à l'Olympia, c'est sérieux ?

      Le passage entre le narrateur et son épouse est délicieux.

      Bonne année, l'ami.

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      • #4
        benam bonsoir et bonne année
        c'est un bel hommage et gracieux que tu rends à ce grand chanteur, que les nouvelles générations ne connaissent pas.
        Dernière modification par Makhlouka, 01 janvier 2015, 19h33.

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        • #5
          Bachi bonsoir
          j'en profite pour te souhaiter une bonne année.

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          • #6
            A toi de même, Makhlouka...
            Tout ce qu'il y a de mieux en cette année, inchallah, à toi et aux tiens.

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            • #7
              benam, tu as des talents cachés de raconteur... tu fais un bon anecdotiste ou folkloriste.

              Ton mariou (el khezna chez moi) m'a rappelé l'odeur du kafour...

              Bonne nouvelle année à toi, ainsi qu'à tes lecteurs Bachi et Makhlouqa.
              ¬((P(A)1)¬A)

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              • #8
                Envoyé par Bachi
                Aissa Djermouni à l'Olympia, c'est sérieux ?
                C'est un fait authentique. Il est bien passé à l'Olympia.
                Attention Benam ! Les Hammadache sont aux aguets !
                A la fin, tu flirtes avec le harko-sioniso-athéo-islamphobo-arabophobo-etc...
                C'est pas pire qu'un contrôle d'identité dans un café maure.
                "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger", Terence

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                • #9
                  Sidi Noun bonsoir
                  merci, bonne et heureuse année à toi.

                  il y en a qui utilisent encore el kafour?

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                  • #10
                    Salut Bachi,
                    Bonne et heureuse année.

                    Salut Sidi Noun
                    Envoyé par Sidi Noun
                    Ton mariou (el khezna chez moi) m'a rappelé l'odeur du kafour...
                    Il y avait aussi les savonnettes très parfumées qu'on mettait entre les habits.
                    Merci pour tes appréciations.
                    Comme disait ma grand-mère: netmenalek el bounani.

                    Bonsoir 3lik a lalla Makhlouka,
                    Envoyé par Makhlouka
                    il y en a qui utilisent encore el kafour?
                    Je pense bien.
                    Bonne année avec mes souhaits de bonheur.
                    "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger", Terence

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                    • #11
                      Sahitou et bonne année.

                      Merci Benam. Ta khzana et sa mraya font voyager tout en faisant rappeler des oeuvres d'art telles la madeleinde de Proust ou encore lemri de Cherif Kheddam.

                      bachi,
                      comme mentionné dans le texte, Aissa El Djarmouni etait le premier nord africain à faire l'Olympia.

                      Sidi Noun et Makhlouka, bounani a3likoum.
                      "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
                      Socrate.

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                      • #12
                        Sidi Noun,
                        Très bonne année, mon ami d'Amérique.

                        Makhlouka
                        oui, moi j'utilise le kafour ( boules à mites) ...
                        Pour préserver les manteaux quand je les range, à la fin de l'hiver, dans les placards.
                        J'en mets aussi sur les bords de fenêtre pour éloigner les gros insectes.

                        Benam,

                        Il a raison, Sidi, tu as des talents de conteur...
                        Tu devrais t'essayer dans les nouvelles, au moins.

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                        • #13
                          El Familia
                          Très bonne année

                          Je ne le savais pas, moi, qui me considère fan...

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                          • #14
                            elfamilia bonsoir
                            boun anni 3lik aussi.

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                            • #15
                              Bachi
                              l'odeur du kafour ne te gêne pas?

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