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Les grives

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    C'est l'hiver, les oiseaux migrateurs sont au rendez-vous. Dans ces rudes montagnes où rien n'est évident, on n'attend pas l'arrivée des oiseaux pour admirer leur beau plumage ou écouter leurs chants magiques dans la nature au petit matin. Il est des luxes qu'on ne se permet pas, on n’y a d'ailleurs jamais songé, au point de trouver ridicules les émerveillements et les yeux écarquillés de bonheur de ceux qui regardent autrement les oiseaux. Ici, on ne surfe pas sur la neige, on la redoute.

    Pour le froid et quelquefois pour la faim et l'isolement. Personne n'a jamais regardé autrement une grive qu'en soulevant son plumage pour voir si elle a pris un peu de graisse depuis qu'elle est arrivée. Ici, on sait seulement que les grives fuient des hivers autrement plus rigoureux pour venir chercher des températures plus clémentes et une nourriture moins problématique parce que plus visible. Les grives, c'est un régal à portée de piège ou de glu, voilà pour résumer et rester terre à terre. Il paraît que ceux qui y ont touché ne peuvent pas en oublier le goût.

    Et ils pensent à l'orée de chaque hiver. C'est le cas du vieux Chérif, récemment rentré au pays après une longue et laborieuse vie d'immigré. La grive, ça fait longtemps, très longtemps, qu'il n'en a pas goûté. Plus de cinquante ans durant, il n'a pas eu à savourer ça. Ses vacances au pays, ça a toujours été en juillet ou en août. Ce n'est que depuis son grand retour qu'il se demande pourquoi d'ailleurs et il n'a jamais pu répondre à la question.

    Il sait seulement qu'à Lille, quand on est immigré et qu'on travaille en usine, on ne mange pas de gibier. D'abord parce que dans sa tête le gibier ne s'achète pas en boucherie mais se chasse dans les champs, ensuite parce que ça doit être trop cher pour lui, et enfin parce qu'on lui avait dit que «là-bas, ça n'a pas de goût». Quand il est revenu dans ses montagnes, Chérif n'était pas vraiment riche, mais grâce à sa retraite en devises, il pouvait vivre confortablement. Son aisance matérielle est toute relative mais il pouvait se payer quelques plaisirs simples qui, dans sa tête d'ouvrier en usine, relevaient toujours du fantasme.

    Oh, pas de grand faste. Juste une petite maison confortable, une voiture pour se faire conduire où il veut par le petit dernier qui vit encore chez lui et quelques petits caprices que personne ne se refuse quand les moyens le permettent. Quand il est revenu de son long exil où il voyait rarement la vie en rose, Chérif a commencé à retrouver petit à petit le bonheur d'être parmi les siens. Et surtout le bonheur de partager avec eux ce dont ils étaient privés pendant longtemps. Mais s'il aime tout partager, Chérif a ses petits caprices personnels qui ne sont pas forcément ceux de sa petite famille.

    Les grives, ah, les grives ! Mais les grives, pensait-il, ne s'achetaient pas, il ne sait toujours pas pourquoi, mais de son temps, personne n'en vendait. Dans ces montagnes, l'équation était simple : qui veut manger des grives pose ses pièges ou ses baguettes à glu. Et le vieux Chérif ne se voyait pas, à son âge, faire l'un ou l'autre. Jusqu'à ce qu'un jour, un jeune du village qui vivait de bric et de broc est venu le voir pour lui proposer les grives qu'il chassait. Depuis, le «contrat» hivernal n'a jamais été rompu.

    Mais l'hiver passé, Chérif s'est posé cette question alors que son «fournisseur» venait de le quitter après lui avoir remis sa dernière livraison : est-ce que ce jeune homme, lui, aime les grives et est-ce qu'il en mange ? Quand il lui a posé la question, voilà la réponse du jeune homme : «Da Chérif, de votre temps, vous pouviez vous permettre des grives alors que vous n'aviez pas le pain. Aujourd'hui, on est beaucoup plus réaliste». Depuis, Chérif insistait pour partager la livraison de grives avec son partenaire, en la payant entièrement. Ça fait même partie de ces bonheurs simples auxquels il ne compte pas renoncer de sitôt.


    par laouari sliman
    le temps dz
    Dernière modification par katiaret, 13 janvier 2015, 22h17.
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