Avec un esprit visionnaire, Maamar Benguerba a prévenu, depuis plusieurs années déjà, contre les convulsions qui agitent le sud du pays. Il y a dix ans, les solutions étaient plus aisées à trouver ; elles le sont moins aujourd’hui, prophétise-t-il. «Le plus urgent, c’est d’abord de rendre audible la parole de l’Etat», insiste M. Benguerba qui plaide pour un moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste.
- Ces dernières années, vous n’avez eu de cesse, dans vos interventions dans la presse, d’attirer l’attention sur la situation dans le sud du pays, que vous qualifiez de bombe à retardement. L’instabilité qui caractérise aujourd’hui cette partie du territoire et qui s’étend comme une traînée de poudre à toute la région, à la suite de la polémique soulevée par l’inauguration à In Salah du puits expérimental de gaz de schiste, vous donne raison. Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?
Vous comprenez fort bien que je ne peux être exhaustif dans le cadre de cet entretien. Il faut noter que ces écrits ont été publiés il y a plus de dix ans. Les lecteurs intéressés pourront trouver sur la Toile, dans mes différentes interventions, plus d’explications sur les causes du malaise du Sud. Mais disons, en gros, qu’il y a des raisons historiques lointaines et des erreurs commises ces dernières années dans la prise en charge par les pouvoirs publics des problèmes spécifiques au Sud.
Et ceci, malgré de multiples émeutes et pertes humaines et matérielles. Les dernières réactions des populations d’In Salah, région toujours meurtrie par les essais nucléaires, sont cependant très particulières par rapport aux situations vécues antérieurement. Elles témoignent d’une profonde prise de conscience des dangers auxquels elles seraient collectivement exposées et des conséquences pour l’environnement. Les nappes souterraines, phréatique et albienne, seront, quelles que soient les mesures prises, menacées par l’exploitation des gisements de gaz de schiste, d’autant que souvent, les dégâts sont irréversibles.
Les exemples d’erreurs commises par des opérateurs expérimentés aux Etats-Unis – puisque c’est l’exemple toujours cité – sont multiples et donnent lieu à des amendes souvent substantielles. Mais il faut surtout garder à l’esprit que l’eau potable se raréfiera et sera sûrement, plus que le pétrole, un enjeu majeur des convoitises au niveau mondial dans les décennies à venir. Les explications et les garanties fournies par les représentants de l’opérateur industriel sont simplement non convaincantes.
Surtout que certains hauts cadres du secteur, qui ne connaissent pas le terrain, mais sont chargés de la promotion du projet, se prévalent d’une expertise avant même l’achèvement d’un premier puits d’exploration. Faut-il rappeler que beaucoup de cadres expérimentés ont été éjectés pour s’être opposés à des tentatives de détournement de la vocation patriotique de l’entreprise par une politique de clans ou ont quitté volontairement Sonatrach, souvent la mort dans l’âme ? La crainte des populations est légitime et fondée ; elle doit être comprise et entendue.
- La sous-représentation politique dans les institutions et la marginalisation des élites et des cadres locaux ont fait que la stratégie de développement du Sud a toujours été pensée, élaborée à Alger et exécutée sous la direction d’équipes venues du Nord, déconnectées des réalités de la région. C’est le message que semblent envoyer les mouvements de protestation du Sud contre l’exploitation du gaz de schiste. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas s’il y a une sous-représentation et une marginalisation des élites dans un système qui fonctionne depuis fort longtemps sur une base clanique. Beaucoup de régions du pays se sentent insuffisamment représentées. Mais il est vrai que le Sud n’a jamais profité de l’«alternance» régionaliste.
Quant à la stratégie qui serait pensée pour le Sud par les gens du Nord, elle n’existe tout simplement pas. Une telle hypothèse suppose qu’il existerait une stratégie pour le Nord. Il n’y a eu aucune stratégie – que l’on soit d’accord avec ou pas – depuis la période de planification des années 1970.
Ce qui fait office de stratégie se limite à un empilement de projets sans liaisons. C’est une liste de dépenses à réaliser et parfois une affectation rentière dans la mesure où le projet n’a aucune utilité économique ou sociale. Le message envoyé par les mouvements de protestation du Sud est un cri de détresse au regard de l’inconsistance de la gouvernance du pays. Il interpelle l’ensemble de la nation.
- Pour éteindre les foyers qui embrasent le Sud et se propagent à grande vitesse, favorisés par les vents forts de la contestation autour de l’option du gaz de schiste, il faudrait un véritable plan Marshall pour mettre à niveau ces régions avec le reste du pays. Pensez-vous que la volonté politique et les moyens existent, aujourd’hui, pour une autre politique de développement du Sud ?
Il convient, à mon avis, de déconnecter la question d’un programme de développement du Sud de celle de l’exploitation du gaz de schiste. Cette dernière pose la question de savoir quel est l’intérêt du pays à se lancer immédiatement dans une activité dont les principaux paramètres techniques et économiques ne sont pas maîtrisés.
Par exemple, quelles sont les réserves physiques réelles ? Les chiffres qui circulent sur leur niveau sont contradictoires et varient du simple au double. Que représentent-elles en matière de revenu pour le pays ? Autrement dit, combien faut-il produire de mètres cubes de gaz de schiste pour obtenir le revenu obtenu par le truchement d’un mètre cube de gaz conventionnel ? Si l’on utilise ce ratio, quel serait le niveau des réserves ainsi évaluées dont on fait miroiter, aux yeux des populations, l’importance ?
D’ailleurs, il n’est même pas sûr que cette activité ait un minimum de rentabilité compte tenu des conditions techniques de production, des évolutions et des caractéristiques du marché de l’énergie. Ce qui est annoncé actuellement, ce sont les niveaux d’investissement à réaliser et le nombre de puits à forer. En contrepartie, il est cité pêle-mêle des chiffres d’emploi directs et indirects qui seraient créés et la nécessité de garantir à long terme une sécurité énergétique au pays.
Pour l’emploi, le ministre de l’Energie a annoncé, il y a quelques années déjà, la création, dans les énergies nouvelles, de 100 000 emplois. Que sont-ils devenus ? Pour la sécurité énergétique n’est-il pas préférable, en profitant des requêtes des partenaires pour la révision des contrats à long terme qui les lient à Sonatrach, de réduire les exportations de gaz naturel conventionnel dès aujourd’hui ? Naturellement, l’impact sur les ressources financières du pays sera important, mais parfaitement gérable.
- Est-ce tellement urgent de se lancer dans cette activité ? Y a-t-il un deal quelque part, avec des partenaires étrangers, qui oblige le pouvoir à le faire ? D’autres pays préfèrent patienter et attendre que les évolutions technologiques soient plus rassurantes et plus rentables…
Maintenant, parler de volonté et d’une autre politique pour le développement du Sud suppose une vision de développement national dans laquelle le Sud serait articulé. Or, il n’en existe pas de valide. On ne peut imaginer, dans le contexte actuel de gouvernance, un autre scénario que celui du pragmatisme avec ses erreurs et ses insuffisances. Des promesses de prise en charge de la jeunesse des régions sahariennes ont été proclamées l’année dernière, que sont-elles devenues ?
- Certains parlent de manipulation et de complot ourdi par des mains étrangères, qui œuvrent à la déstabilisation du pays sur fond de projet sécessionniste… Cette crainte est-elle justifiée ?
Tous les pays du monde, dont le nôtre, disposent de services chargés de déjouer d’éventuels complots et manipulations en provenance de l’étranger. Que les services en charge de cette question les révèlent à l’opinion publique, si c’est une réalité. Ceci dit, il est vrai qu’il existe de plus en plus de crispation dans le Sud vis-à-vis du pouvoir central. Il convient d’en mesurer l’intensité – et son évolution – pour éviter les effets indésirables, par la promotion d’un mode de gouvernance plus approprié.
Ce qui est à craindre, c’est plus l’émiettement que la sécession. Cette dernière – mieux perceptible par l’opinion publique nationale comme hypothèse – me semble une vue de l’esprit et est agitée par certains pour pérenniser le système de pouvoir et diaboliser toute parole opposée au discours officiel. Par contre, l’émiettement de la région, qui se dessine et est encouragé par la bêtise et l’incompétence, sera un désastre encore plus grand ; il mettra en péril tout l’équilibre de la région maghrébine, voire plus loin. Il suscitera, à n’en pas douter, une intervention étrangère. L’exemple libyen est fort édifiant.
- Le débat sur le gaz de schiste est accaparé par la rue, par les populations du Sud engagées dans un bras de fer avec les autorités sur l’exploitation de ce gaz non conventionnel. En tant qu’ancien cadre du secteur de l’énergie ayant à son actif une longue et riche expérience dans le domaine, que pensez-vous des termes du débat tel qu’il est engagé ?
- Ces dernières années, vous n’avez eu de cesse, dans vos interventions dans la presse, d’attirer l’attention sur la situation dans le sud du pays, que vous qualifiez de bombe à retardement. L’instabilité qui caractérise aujourd’hui cette partie du territoire et qui s’étend comme une traînée de poudre à toute la région, à la suite de la polémique soulevée par l’inauguration à In Salah du puits expérimental de gaz de schiste, vous donne raison. Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?
Vous comprenez fort bien que je ne peux être exhaustif dans le cadre de cet entretien. Il faut noter que ces écrits ont été publiés il y a plus de dix ans. Les lecteurs intéressés pourront trouver sur la Toile, dans mes différentes interventions, plus d’explications sur les causes du malaise du Sud. Mais disons, en gros, qu’il y a des raisons historiques lointaines et des erreurs commises ces dernières années dans la prise en charge par les pouvoirs publics des problèmes spécifiques au Sud.
Et ceci, malgré de multiples émeutes et pertes humaines et matérielles. Les dernières réactions des populations d’In Salah, région toujours meurtrie par les essais nucléaires, sont cependant très particulières par rapport aux situations vécues antérieurement. Elles témoignent d’une profonde prise de conscience des dangers auxquels elles seraient collectivement exposées et des conséquences pour l’environnement. Les nappes souterraines, phréatique et albienne, seront, quelles que soient les mesures prises, menacées par l’exploitation des gisements de gaz de schiste, d’autant que souvent, les dégâts sont irréversibles.
Les exemples d’erreurs commises par des opérateurs expérimentés aux Etats-Unis – puisque c’est l’exemple toujours cité – sont multiples et donnent lieu à des amendes souvent substantielles. Mais il faut surtout garder à l’esprit que l’eau potable se raréfiera et sera sûrement, plus que le pétrole, un enjeu majeur des convoitises au niveau mondial dans les décennies à venir. Les explications et les garanties fournies par les représentants de l’opérateur industriel sont simplement non convaincantes.
Surtout que certains hauts cadres du secteur, qui ne connaissent pas le terrain, mais sont chargés de la promotion du projet, se prévalent d’une expertise avant même l’achèvement d’un premier puits d’exploration. Faut-il rappeler que beaucoup de cadres expérimentés ont été éjectés pour s’être opposés à des tentatives de détournement de la vocation patriotique de l’entreprise par une politique de clans ou ont quitté volontairement Sonatrach, souvent la mort dans l’âme ? La crainte des populations est légitime et fondée ; elle doit être comprise et entendue.
- La sous-représentation politique dans les institutions et la marginalisation des élites et des cadres locaux ont fait que la stratégie de développement du Sud a toujours été pensée, élaborée à Alger et exécutée sous la direction d’équipes venues du Nord, déconnectées des réalités de la région. C’est le message que semblent envoyer les mouvements de protestation du Sud contre l’exploitation du gaz de schiste. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas s’il y a une sous-représentation et une marginalisation des élites dans un système qui fonctionne depuis fort longtemps sur une base clanique. Beaucoup de régions du pays se sentent insuffisamment représentées. Mais il est vrai que le Sud n’a jamais profité de l’«alternance» régionaliste.
Quant à la stratégie qui serait pensée pour le Sud par les gens du Nord, elle n’existe tout simplement pas. Une telle hypothèse suppose qu’il existerait une stratégie pour le Nord. Il n’y a eu aucune stratégie – que l’on soit d’accord avec ou pas – depuis la période de planification des années 1970.
Ce qui fait office de stratégie se limite à un empilement de projets sans liaisons. C’est une liste de dépenses à réaliser et parfois une affectation rentière dans la mesure où le projet n’a aucune utilité économique ou sociale. Le message envoyé par les mouvements de protestation du Sud est un cri de détresse au regard de l’inconsistance de la gouvernance du pays. Il interpelle l’ensemble de la nation.
- Pour éteindre les foyers qui embrasent le Sud et se propagent à grande vitesse, favorisés par les vents forts de la contestation autour de l’option du gaz de schiste, il faudrait un véritable plan Marshall pour mettre à niveau ces régions avec le reste du pays. Pensez-vous que la volonté politique et les moyens existent, aujourd’hui, pour une autre politique de développement du Sud ?
Il convient, à mon avis, de déconnecter la question d’un programme de développement du Sud de celle de l’exploitation du gaz de schiste. Cette dernière pose la question de savoir quel est l’intérêt du pays à se lancer immédiatement dans une activité dont les principaux paramètres techniques et économiques ne sont pas maîtrisés.
Par exemple, quelles sont les réserves physiques réelles ? Les chiffres qui circulent sur leur niveau sont contradictoires et varient du simple au double. Que représentent-elles en matière de revenu pour le pays ? Autrement dit, combien faut-il produire de mètres cubes de gaz de schiste pour obtenir le revenu obtenu par le truchement d’un mètre cube de gaz conventionnel ? Si l’on utilise ce ratio, quel serait le niveau des réserves ainsi évaluées dont on fait miroiter, aux yeux des populations, l’importance ?
D’ailleurs, il n’est même pas sûr que cette activité ait un minimum de rentabilité compte tenu des conditions techniques de production, des évolutions et des caractéristiques du marché de l’énergie. Ce qui est annoncé actuellement, ce sont les niveaux d’investissement à réaliser et le nombre de puits à forer. En contrepartie, il est cité pêle-mêle des chiffres d’emploi directs et indirects qui seraient créés et la nécessité de garantir à long terme une sécurité énergétique au pays.
Pour l’emploi, le ministre de l’Energie a annoncé, il y a quelques années déjà, la création, dans les énergies nouvelles, de 100 000 emplois. Que sont-ils devenus ? Pour la sécurité énergétique n’est-il pas préférable, en profitant des requêtes des partenaires pour la révision des contrats à long terme qui les lient à Sonatrach, de réduire les exportations de gaz naturel conventionnel dès aujourd’hui ? Naturellement, l’impact sur les ressources financières du pays sera important, mais parfaitement gérable.
- Est-ce tellement urgent de se lancer dans cette activité ? Y a-t-il un deal quelque part, avec des partenaires étrangers, qui oblige le pouvoir à le faire ? D’autres pays préfèrent patienter et attendre que les évolutions technologiques soient plus rassurantes et plus rentables…
Maintenant, parler de volonté et d’une autre politique pour le développement du Sud suppose une vision de développement national dans laquelle le Sud serait articulé. Or, il n’en existe pas de valide. On ne peut imaginer, dans le contexte actuel de gouvernance, un autre scénario que celui du pragmatisme avec ses erreurs et ses insuffisances. Des promesses de prise en charge de la jeunesse des régions sahariennes ont été proclamées l’année dernière, que sont-elles devenues ?
- Certains parlent de manipulation et de complot ourdi par des mains étrangères, qui œuvrent à la déstabilisation du pays sur fond de projet sécessionniste… Cette crainte est-elle justifiée ?
Tous les pays du monde, dont le nôtre, disposent de services chargés de déjouer d’éventuels complots et manipulations en provenance de l’étranger. Que les services en charge de cette question les révèlent à l’opinion publique, si c’est une réalité. Ceci dit, il est vrai qu’il existe de plus en plus de crispation dans le Sud vis-à-vis du pouvoir central. Il convient d’en mesurer l’intensité – et son évolution – pour éviter les effets indésirables, par la promotion d’un mode de gouvernance plus approprié.
Ce qui est à craindre, c’est plus l’émiettement que la sécession. Cette dernière – mieux perceptible par l’opinion publique nationale comme hypothèse – me semble une vue de l’esprit et est agitée par certains pour pérenniser le système de pouvoir et diaboliser toute parole opposée au discours officiel. Par contre, l’émiettement de la région, qui se dessine et est encouragé par la bêtise et l’incompétence, sera un désastre encore plus grand ; il mettra en péril tout l’équilibre de la région maghrébine, voire plus loin. Il suscitera, à n’en pas douter, une intervention étrangère. L’exemple libyen est fort édifiant.
- Le débat sur le gaz de schiste est accaparé par la rue, par les populations du Sud engagées dans un bras de fer avec les autorités sur l’exploitation de ce gaz non conventionnel. En tant qu’ancien cadre du secteur de l’énergie ayant à son actif une longue et riche expérience dans le domaine, que pensez-vous des termes du débat tel qu’il est engagé ?
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