En économie, la confiance se décline au pluriel. En avoir dans l’avenir, dans les autres individus, mais aussi dans les institutions comme la monnaie, conditionne la bonne marche des économies de marché.
En période de crise économique, le mot « confiance » surgit régulièrement dans les conversations et les commentaires. Les ménages et les entreprises en ont-ils suffisamment dans l’économie pour continuer à consommer et à investir ? Les déposants risquent-ils de vider leurs comptes en banque s’ils n’en ont plus dans la solvabilité de leur établissement ? Les investisseurs en ont-ils dans la capacité de l’État grec à payer sa dette ? Tout se passe comme si la confiance était un ressort crucial du fonctionnement des économies de marché. Un ressort qui, lorsqu’il se grippe, aurait la faculté de bloquer la machine tout entière.
La foi dans l’avenir
Mais qu’entend-on par confiance exactement ? Une première acception, sans doute la plus répandue, est celle de confiance dans l’avenir. Il revient à John Maynard Keynes d’avoir introduit cette terminologie, alors que, sous son impulsion, la théorie économique découvrait l’impact décisif des anticipations (1). Qu’est-ce qui détermine les décisions de produire et d’investir d’un entrepreneur, si ce n’est la représentation qu’il se fait de l’état de l’économie au jour le jour (parviendra-t-il à écouler la production qu’il envisage de lancer sur le marché ?), mais surtout dans les années à venir (un investissement effectué aujourd’hui sera-t-il rentable demain ?). Les ménages se livrent eux aussi à un tel examen à l’heure de décider quelle fraction de leur revenu ils épargneront pour se couvrir contre d’éventuels revers de fortune. Enfin, les agents économiques, quels qu’ils soient, se demandent régulièrement quelle proportion de leur richesse il est préférable de détenir sous une forme « liquide », autrement dit disponible immédiatement en cas de pépin. Toutes ces décisions dépendent en définitive de ce que J.M. Keynes appelle l’« état de la confiance ». Dans le langage de l’Insee, qui s’emploie de longue date à scruter régulièrement ces perceptions, il s’agit du « moral » des ménages et des entreprises. On comprend alors aisément que, définie de cette manière, la confiance a une influence décisive sur l’activité économique. Qu’elle soit bonne, et l’économie aura toutes les chances d’entrer dans un cercle vertueux, où un niveau de dépense soutenu accroît les revenus des uns et les profits des autres, renforçant l’optimisme initial. Qu’elle se détériore, et le spectre de la récession se profile, cet enchaînement cumulatif de contraction des dépenses et d’affaissement des revenus.
Le lubrifiant des échanges
Cependant, lorsqu’ils parlent du rôle de la confiance dans l’économie, les chercheurs en sciences sociales ont aujourd’hui en ligne de mire un aspect plus fondamental encore. Une économie de marché, ce sont des milliards de transactions qui s’opèrent quotidiennement entre des individus qui, le plus souvent, ne se connaissent ni d’Ève ni d’Adam et qui pourtant doivent entretenir une confiance réciproque pour échanger. Dans un passage célèbre de Richesse des nations (1776), Adam Smith considérait que le ressort de la propension des hommes « à troquer et à échanger » tenait non dans la bienveillance que le boucher et le boulanger ont l’un pour l’autre, mais dans « le soin qu’ils apportent à leurs (propres) intérêts ». Comme l’observe Éloi Laurent (2), les lecteurs d’A. Smith ont souvent déduit de ce passage que l’intérêt individuel suffisait à assurer le déroulement d’échanges mutuellement avantageux. Or une lecture plus attentive du texte d’A. Smith suggère autre chose : c’est parce que nous sommes confiants dans le fait que notre boucher prend soin de ses intérêts que nous estimons pouvoir compter sur lui dans l’échange. Nous pensons qu’il n’est pas dans son intérêt de nous vendre de la viande avariée ou à un prix démesuré par rapport à la qualité offerte, de même que lui-même pense que ses clients ne partiront pas en courant au moment où il leur tendra les produits.
Le rôle de la confiance demeurait implicite dans les travaux d’A. Smith. Les économistes contemporains ont pris le problème à bras-le-corps. La théorie des jeux offre ainsi de nombreux exemples illustrant les conséquences d’une confiance défaillante. Considérons par exemple l’exemple classique du dilemme du prisonnier. Deux individus ont le choix entre deux stratégies : coopérer avec l’autre ou bien faire défection. Le jeu est conçu de telle manière que faire défection seul rapporte toujours plus (gain de 4 euros pour l’un, de 0 pour l’autre) que coopérer avec lui (gain de 3 euros pour chacun). Il est donc rationnel pour chacun de faire défection. Or, si chaque joueur opte pour cette stratégie hostile, les deux gagnent finalement beaucoup moins que s’ils avaient coopéré (gain de 1 euro pour chacun). Le problème pour chaque individu est cependant : comment être assuré que l’autre choisira de coopérer si l’on opte soi-même pour la coopération ? La difficulté peut fort bien demeurer insurmontable. Dans ce cas, le déficit de confiance conduit les joueurs à engranger des gains modestes, alors qu’ils obtiendraient beaucoup plus en coopérant.
Mais un défaut de confiance engendre aussi ce que les économistes appellent, à la suite de Ronald Coase et Douglas North, des « coûts de transaction ». Plus les partenaires commerciaux doutent les uns des autres, plus ils intègrent à leur calcul la possibilité que leur partenaire dans l’échange n’honore pas ses engagements. « En l’absence de confiance, écrit ainsi le prix Nobel 1974 Kenneth Arrow, il deviendrait extrêmement coûteux de mettre en place des sanctions et des garanties alternatives et de nombreuses opportunités de coopération mutuellement avantageuses seraient perdues (3). »
Un facteur de prospérité
Les théoriciens contemporains se sont appuyés sur cette analyse pour prolonger l’enquête smithienne sur « la nature et les causes de la richesse des nations ». K. Arrow a été l’un des premiers à emboîter le pas au penseur écossais en écrivant que « toute transaction commerciale contient virtuellement un élément de confiance – dans le cas des transactions conclues pour une période de temps, c’est une nécessité. On peut alors avancer qu’une bonne part du retard économique existant dans le monde s’explique par une carence de confiance mutuelle (4) ». Une telle observation a trouvé de nombreux échos. Là où Alain Pierrefite défendait l’idée de gains économiques tirés de la confiance, Francis Fukuyama a tenté d’établir une corrélation entre le niveau de confiance et les performances macroéconomiques, affirmant ainsi que « le bien-être d’une nation, de même que sa capacité à être compétitive, tient à un seul trait culturel général : le niveau de confiance inhérent à la société ».
Une telle vision s’inscrit dans une perspective plus générale, consistant à mettre en évidence le rôle du « capital social » dans le développement, autrement dit « les traits de la vie sociale – réseaux, normes et confiance – qui facilitent la coordination pour un bénéfice mutuel », selon la définition de Robert Putnam. Dans une étude désormais classique, consacrée à l’Italie du Sud, ce politologue américain a d’ailleurs avancé que les mauvaises performances de cette région, par rapport notamment à l’Italie du Nord, pouvaient être attribuées au fait que la confiance interpersonnelle faisait défaut dès lors que l’on franchissait les frontières du clan familial (5).
Toute une lignée de travaux économiques s’est employée à mesurer l’impact du niveau de confiance sur les performances économiques d’un grand nombre de pays. L’étude de Paul Zak et Stephen Knack, l’une des références en la matière, s’appuie sur les résultats d’une enquête qui posait la même question aux quatre coins de la planète : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’il faut être très prudent dans ses rapports à autrui ? » Ils ont ensuite confronté les résultats de cette enquête à la performance économique des pays concernés. La conclusion semble sans appel : les pays pour lesquels le niveau de confiance est élevé (les pays scandinaves, anglo-saxons ou du Nord de l’Europe) sont aussi ceux qui connaissent un taux de croissance du PNB par habitant parmi les plus élevés au monde. À l’autre extrême, les Philippines et le Pérou partagent un bas niveau de croissance et un faible taux de croissance par habitant (6).
De telles études se heurtent cependant à de nombreuses critiques (7). La corrélation observée implique-t-elle une causalité entre confiance et croissance ? Rien ne permet de l’assurer. Par ailleurs, ces études mesurent-elles véritablement l’impact de la confiance interpersonnelle sur le développement ? Pour Sjoerd Beugelsdijk, elles illustrent plutôt une autre dimension de la confiance, celle que l’on prête aux institutions, à toutes ces lois, ces règles implicites, ces conventions qui ont effectivement pour effet d’encadrer les transactions et la bonne exécution des contrats (8). Mais du coup la problématique se déplace.
En période de crise économique, le mot « confiance » surgit régulièrement dans les conversations et les commentaires. Les ménages et les entreprises en ont-ils suffisamment dans l’économie pour continuer à consommer et à investir ? Les déposants risquent-ils de vider leurs comptes en banque s’ils n’en ont plus dans la solvabilité de leur établissement ? Les investisseurs en ont-ils dans la capacité de l’État grec à payer sa dette ? Tout se passe comme si la confiance était un ressort crucial du fonctionnement des économies de marché. Un ressort qui, lorsqu’il se grippe, aurait la faculté de bloquer la machine tout entière.
La foi dans l’avenir
Mais qu’entend-on par confiance exactement ? Une première acception, sans doute la plus répandue, est celle de confiance dans l’avenir. Il revient à John Maynard Keynes d’avoir introduit cette terminologie, alors que, sous son impulsion, la théorie économique découvrait l’impact décisif des anticipations (1). Qu’est-ce qui détermine les décisions de produire et d’investir d’un entrepreneur, si ce n’est la représentation qu’il se fait de l’état de l’économie au jour le jour (parviendra-t-il à écouler la production qu’il envisage de lancer sur le marché ?), mais surtout dans les années à venir (un investissement effectué aujourd’hui sera-t-il rentable demain ?). Les ménages se livrent eux aussi à un tel examen à l’heure de décider quelle fraction de leur revenu ils épargneront pour se couvrir contre d’éventuels revers de fortune. Enfin, les agents économiques, quels qu’ils soient, se demandent régulièrement quelle proportion de leur richesse il est préférable de détenir sous une forme « liquide », autrement dit disponible immédiatement en cas de pépin. Toutes ces décisions dépendent en définitive de ce que J.M. Keynes appelle l’« état de la confiance ». Dans le langage de l’Insee, qui s’emploie de longue date à scruter régulièrement ces perceptions, il s’agit du « moral » des ménages et des entreprises. On comprend alors aisément que, définie de cette manière, la confiance a une influence décisive sur l’activité économique. Qu’elle soit bonne, et l’économie aura toutes les chances d’entrer dans un cercle vertueux, où un niveau de dépense soutenu accroît les revenus des uns et les profits des autres, renforçant l’optimisme initial. Qu’elle se détériore, et le spectre de la récession se profile, cet enchaînement cumulatif de contraction des dépenses et d’affaissement des revenus.
Le lubrifiant des échanges
Cependant, lorsqu’ils parlent du rôle de la confiance dans l’économie, les chercheurs en sciences sociales ont aujourd’hui en ligne de mire un aspect plus fondamental encore. Une économie de marché, ce sont des milliards de transactions qui s’opèrent quotidiennement entre des individus qui, le plus souvent, ne se connaissent ni d’Ève ni d’Adam et qui pourtant doivent entretenir une confiance réciproque pour échanger. Dans un passage célèbre de Richesse des nations (1776), Adam Smith considérait que le ressort de la propension des hommes « à troquer et à échanger » tenait non dans la bienveillance que le boucher et le boulanger ont l’un pour l’autre, mais dans « le soin qu’ils apportent à leurs (propres) intérêts ». Comme l’observe Éloi Laurent (2), les lecteurs d’A. Smith ont souvent déduit de ce passage que l’intérêt individuel suffisait à assurer le déroulement d’échanges mutuellement avantageux. Or une lecture plus attentive du texte d’A. Smith suggère autre chose : c’est parce que nous sommes confiants dans le fait que notre boucher prend soin de ses intérêts que nous estimons pouvoir compter sur lui dans l’échange. Nous pensons qu’il n’est pas dans son intérêt de nous vendre de la viande avariée ou à un prix démesuré par rapport à la qualité offerte, de même que lui-même pense que ses clients ne partiront pas en courant au moment où il leur tendra les produits.
Le rôle de la confiance demeurait implicite dans les travaux d’A. Smith. Les économistes contemporains ont pris le problème à bras-le-corps. La théorie des jeux offre ainsi de nombreux exemples illustrant les conséquences d’une confiance défaillante. Considérons par exemple l’exemple classique du dilemme du prisonnier. Deux individus ont le choix entre deux stratégies : coopérer avec l’autre ou bien faire défection. Le jeu est conçu de telle manière que faire défection seul rapporte toujours plus (gain de 4 euros pour l’un, de 0 pour l’autre) que coopérer avec lui (gain de 3 euros pour chacun). Il est donc rationnel pour chacun de faire défection. Or, si chaque joueur opte pour cette stratégie hostile, les deux gagnent finalement beaucoup moins que s’ils avaient coopéré (gain de 1 euro pour chacun). Le problème pour chaque individu est cependant : comment être assuré que l’autre choisira de coopérer si l’on opte soi-même pour la coopération ? La difficulté peut fort bien demeurer insurmontable. Dans ce cas, le déficit de confiance conduit les joueurs à engranger des gains modestes, alors qu’ils obtiendraient beaucoup plus en coopérant.
Mais un défaut de confiance engendre aussi ce que les économistes appellent, à la suite de Ronald Coase et Douglas North, des « coûts de transaction ». Plus les partenaires commerciaux doutent les uns des autres, plus ils intègrent à leur calcul la possibilité que leur partenaire dans l’échange n’honore pas ses engagements. « En l’absence de confiance, écrit ainsi le prix Nobel 1974 Kenneth Arrow, il deviendrait extrêmement coûteux de mettre en place des sanctions et des garanties alternatives et de nombreuses opportunités de coopération mutuellement avantageuses seraient perdues (3). »
Un facteur de prospérité
Les théoriciens contemporains se sont appuyés sur cette analyse pour prolonger l’enquête smithienne sur « la nature et les causes de la richesse des nations ». K. Arrow a été l’un des premiers à emboîter le pas au penseur écossais en écrivant que « toute transaction commerciale contient virtuellement un élément de confiance – dans le cas des transactions conclues pour une période de temps, c’est une nécessité. On peut alors avancer qu’une bonne part du retard économique existant dans le monde s’explique par une carence de confiance mutuelle (4) ». Une telle observation a trouvé de nombreux échos. Là où Alain Pierrefite défendait l’idée de gains économiques tirés de la confiance, Francis Fukuyama a tenté d’établir une corrélation entre le niveau de confiance et les performances macroéconomiques, affirmant ainsi que « le bien-être d’une nation, de même que sa capacité à être compétitive, tient à un seul trait culturel général : le niveau de confiance inhérent à la société ».
Une telle vision s’inscrit dans une perspective plus générale, consistant à mettre en évidence le rôle du « capital social » dans le développement, autrement dit « les traits de la vie sociale – réseaux, normes et confiance – qui facilitent la coordination pour un bénéfice mutuel », selon la définition de Robert Putnam. Dans une étude désormais classique, consacrée à l’Italie du Sud, ce politologue américain a d’ailleurs avancé que les mauvaises performances de cette région, par rapport notamment à l’Italie du Nord, pouvaient être attribuées au fait que la confiance interpersonnelle faisait défaut dès lors que l’on franchissait les frontières du clan familial (5).
Toute une lignée de travaux économiques s’est employée à mesurer l’impact du niveau de confiance sur les performances économiques d’un grand nombre de pays. L’étude de Paul Zak et Stephen Knack, l’une des références en la matière, s’appuie sur les résultats d’une enquête qui posait la même question aux quatre coins de la planète : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’il faut être très prudent dans ses rapports à autrui ? » Ils ont ensuite confronté les résultats de cette enquête à la performance économique des pays concernés. La conclusion semble sans appel : les pays pour lesquels le niveau de confiance est élevé (les pays scandinaves, anglo-saxons ou du Nord de l’Europe) sont aussi ceux qui connaissent un taux de croissance du PNB par habitant parmi les plus élevés au monde. À l’autre extrême, les Philippines et le Pérou partagent un bas niveau de croissance et un faible taux de croissance par habitant (6).
De telles études se heurtent cependant à de nombreuses critiques (7). La corrélation observée implique-t-elle une causalité entre confiance et croissance ? Rien ne permet de l’assurer. Par ailleurs, ces études mesurent-elles véritablement l’impact de la confiance interpersonnelle sur le développement ? Pour Sjoerd Beugelsdijk, elles illustrent plutôt une autre dimension de la confiance, celle que l’on prête aux institutions, à toutes ces lois, ces règles implicites, ces conventions qui ont effectivement pour effet d’encadrer les transactions et la bonne exécution des contrats (8). Mais du coup la problématique se déplace.
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