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La cécité des économistes

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  • La cécité des économistes

    L'économie est-elle une "science dure", ou une science sociale mobilisant la politique, la sociologie, l'histoire ? Le débat fait rage entre orthodoxes et hétérodoxes. Ces derniers, traités de quasi "obscurantistes" par Jean Tirole, s'alarment du monopole des "néoclassiques" sur l'enseignement et la recherche. Robert Boyer, polytechnicien et fondateur de l'école de la régulation, livre ses réflexions à "Marianne". Décapant.

    Marianne : Pouvez-vous nous résumer rapidement le conflit qui déchire les économistes universitaires français ?

    Plusieurs centaines d'enseignants et de chercheurs souhaitent l'ouverture d'une nouvelle section en complément de l'actuelle « Sciences économiques ». Cette entité « Institutions, économie, territoires et société » utiliserait les outils de l'histoire, de l'anthropologie et de la sociologie pour comprendre le monde. En face, les économistes orthodoxes font feu de tout bois pour préserver une économie essentiellement mathématique.

    Vous êtes un de ces hétérodoxes qui souhaitent la création de cette section, pouvez-vous la justifier ?

    Pour donner du sens à cet engagement, il faut faire un détour historique. J'ai commencé mes études d'économie à l'époque où cette discipline s'enseignait dans des facultés de droit. Jusqu'à la fin des années 50, les étudiants qui choisissaient cette discipline recevaient une double formation, et puis il y a eu un glissement progressif. Alors que le centre de gravité de cette science est passé de l'Angleterre aux Etats-Unis, l'économie, qui était une branche des sciences sociales, a évolué vers une discipline autonome capable de quantifier, de mathématiser et de formaliser.

    Comment expliquer ce développement ?

    La première raison est assez simple à comprendre. La discipline économique - comme toutes les sciences sociales du reste - a cherché à se donner une légitimité scientifique. Avec les mathématiques et les modèles formalisés, elle a copié les sciences dures. C'est pour cela que les mathématiques sont devenues centrales dans cette discipline, avec la figure totémique des modélisateurs. Le processus s'est développé lentement. La « science économique » est née dans les années 30 avec la Société d'économétrie et la revue Econometrica, puis elle a traversé l'Atlantique dans l'après-guerre. Au début, elle a été très productive. Dans les années 60, les théoriciens de l'équilibre général ont même pensé que l'on pourrait mettre en équations la théorie de la main invisible d'Adam Smith*. Ils ont finalement échoué, mais les économistes qui utilisaient la sociologie et l'histoire ont été submergés et n'ont pu résister.

    L'autre avantage de ces modèles est qu'ils permettent de faire des prévisions et de conseiller le prince - les deux démarches étant liées. Les orthodoxes sont persuadés de pouvoir expliquer les conséquences sur l'emploi de l'augmentation de la concurrence sur le marché des télécoms. Ils prévoient le nombre de chômeurs, les baisses des prix, l'augmentation des communications. Ces chiffres rassurent les politiques, et personne ne se préoccupe trop du réalisme des mécanismes retenus. Or, leurs modèles sont très réducteurs et résument le monde et toutes les interactions entre les individus à une multitude de marchés. Cette simplification propose des solutions idoines. Le réchauffement de la planète ? Les orthodoxes ont immédiatement une solution : organiser un marché du CO2 où les industriels pourront échanger leurs droits à en émettre. Il n'y a pas assez de reins à greffer ! Idem, c'est simple, encore un marché des organes. Il ne reste plus aux politiques qu'à faire les réformes nécessaires pour que ce monde de la théorie advienne et fonctionne. Leurs recettes ne varient jamais. Ils sont comme cette ancienne étudiante qui pensait que avec des stock-options, Einstein se serait converti en un innovateur et entrepreneur développant le marché des cellules photovoltaïques.

    L'économie orthodoxe a des propositions simples. Si vous suivez ces recommandations, il n'y aura plus de problème. Tant pis si la solution est socialement impraticable. C'est une question d'économie politique, dira l'orthodoxe !

    Keynes aurait-il pu trouver une place dans ce champ ?

    Non. Ni Keynes, ni Hayek, du reste. C'est pour cela que s'impose la création de cette nouvelle section, même si la spécialisation extrême rend aujourd'hui problématique l'émergence de telles personnalités.

    Qu'est-ce que vous proposez ?

    L'Association française d'économie politique entend développer une discipline économique qui décrive la société telle qu'elle existe et non pas telle que la rêvent les théoriciens économistes. L'histoire nous a livré un monde imparfait non optimal, il importe d'en faire la théorie, de le comprendre. A la fin des années 70, les tenants de l'école de la régulation ont commencé à en poser les premiers jalons, mais la route est longue, surtout si les moyens manquent. Nous avons déjà bien avancé, mais il nous faut encore du temps. Prenons l'exemple de la monnaie. André Orléan et Michel Aglietta défendent l'idée que la monnaie est une institution essentiellement politique. Elle n'est pas née de la prise de conscience des inconvénients du troc, elle est due à la décision du prince, et cela change tout. L'exemple de la réunification de l'Allemagne est, à ce titre, édifiant. En 1990, après la chute du Mur, l'Allemagne doit se réunifier. Compte tenu des différences de productivité entre l'Ouest et l'Est, les économistes proposent de créer deux monnaies, une plus faible pour les Länder de l'Est et une autre pour l'ex-RFA. Il faudra les réajuster au rythme de l'intégration économique. Helmut Kohl en décide autrement. Le deutsche Mark monnaie unique doit sceller l'unité allemande. Immédiatement, les orthodoxes dénoncent l'erreur économique du chancelier : « Il n'a rien compris, qu'il vienne assister à mes cours d'économie... » Or, la catastrophe prévue par les économistes n'est pas arrivée ; par une volonté politique et grâce à des transferts massifs, Kohl est arrivé à créer l'Allemagne puissante que l'on connaît aujourd'hui.

    Nous voulons donc surmonter la cécité de la théorie contemporaine qui n'a que deux niveaux d'analyse : la microéconomie qui, en simplifiant, s'intéresse aux comportements des individus, et la macroéconomie qui explique les interactions entre les grands agrégats économiques. La première devant être la base de la seconde. Une cécité qui est à l'origine de l'incapacité des macroéconomistes à anticiper la crise ouverte en 2008.

    Que répondez-vous à vos détracteurs quand ils affirment que c'est une querelle franco-française ?

    Je réponds par un sourire. Depuis vingt ans, aux Etats-Unis, la sociologie économique est la discipline qui a le plus le vent en poupe dans les grandes universités. Idem pour l'institutionnalisme et l'histoire économique, tous ces pans que l'orthodoxie mathématique avait oubliés, voire dénigrés. Des théoriciens se replongent dans l'histoire des crises financières ou des inégalités et rencontrent alors le grand public.

    Evidemment, pas la peine de souligner que, depuis 2008, le développement des approches économiques hétérodoxes s'est amplifié outre-Atlantique. N'est-il pas paradoxal que les économistes qui refusent la création de la section « Economie et société » se réfèrent à un modèle académique qui a échoué en 2008 ?

    Mais les orthodoxes ne sont pas si stupides que cela, ils s'aperçoivent bien que leurs modèles ne fonctionnent pas. Y a-t-il donc d'autres explications à leur succès ?

    Vous avez raison, je suis persuadé qu'ils savent que leurs modèles ne sont pas pertinents, certains même l'affirment en petit comité. Ainsi j'ai entendu un économiste reconnu admettre : « Plus je fais de l'économie, moins je comprends le monde. »

    Les étudiants s'en rendent compte aussi. Dans les années 90, une enquête a été menée dans les départements d'économie des plus prestigieuses universités américaines, Harvard, Yale, Berkeley. On demandait aux étudiants de justifier leur choix de cette matière. Plus de 70 % d'entre eux répondaient : pour le prestige du diplôme. La mathématisation n'est pas cotée pour ses vertus heuristiques (l'art d'inventer, de faire des découvertes) et scientifiques, mais pour sa vertu de sélection des talents, et parce que c'est un critère objectif. L'université française fait la même chose. Dans les premières années, en fac d'économie, on fait des mathématiques, et c'est ce qui conditionne la poursuite du cursus, malheureusement.


    La théorie de la main invisible : dans le domaine socio-économique, la « main invisible » est une expression (due à Adam Smith) évoquant l'idée que des actions guidées uniquement par l'intérêt personnel de chacun peuvent contribuer à la richesse et au bien-être de la collectivité.



    Marianne
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