Malgré les efforts entrepris par quelques auteurs depuis les années mille neuf cent soixante, la pensée économique de l’Islam demeure encore de nos jours relativement, pour ne pas dire largement, méconnue. Dans son « histoire de l’analyse économique » J.A. Schumpeter écrit : « Pour ce qui concerne notre sujet, nous pouvons sans crainte franchir d’un bond cinq cents ans, jusqu’à l’époque de Saint Thomas D’Aquin (1225-1274) » 1
Par ces quelques mots le grand économiste autrichien effaçait d’un trait de plume cinq siècles, et même plus, de pensée économique en Islam. Forts de la notoriété de Schumpeter, la plupart des historiens de la pensée conomique allait malheureusement lui emboîter le pas.
Quelles raisons ont bien pu pousser tant d’auteurs à laisser dans l’ombre un tel pan d’histoire dela pensée ? Il est difficile d’invoquer un défaut de transmission dans le temps et dans l’espace dusavoir de l’Islam. La transmission de la culture arabo-islamique à l’Occident Chrétien est un fait aujourd’hui bien établi.
Est-ce alors la non scientificité de la pensée économique de l’Islam qui peut justifier cet oubli dont elle est la victime ? Il est vrai que la pensée économique de l’Islam, ne relève pas de la science économique au sens auquel on a l’habitude de l’entendre aujourd’hui, c’est-à-dire d’une science autonome par rapport aux autres sciences et également par rapport aux idéologies, doctrines, systèmes politiques ou philosophiques. La pensée islamique est indissociable de la théologie, de l’histoire et de la philosophie de l’histoire.
Mais la pensée grecque est aussi intimement liée à la philosophie, et la pensée scolastique du Moyen Age est également indissociable de la théologie. Or ces périodes de la pensée économique pré-scientifique figurent en bonne place dans la plupart des manuels d’histoire de la pensée économique, y compris dans l’ouvrage de J.A. Schumpeter. Il n’en est pas de même pour la pensée économique de l’Islam !
L’argument de non scientificité ne pouvant être décemment avancé, il ne reste que le manque d’originalité de la pensée arabo-musulmane pour justifier son absence (ou presque) des manuels. Héritiers des Grecs, les arabes n’auraient donc pas fait fructifier l’héritage. Dès lors pourquoi s’y attarder ?
L’apport de l’Islam à l’économie s’est fait en trois temps : redécouverte et traduction des textes grecs, puis adaptation et islamisation de la pensée hellène, et enfin, dépassement par des apports nouveaux. Seuls quelques exemples illustrant ce dernier point seront repris ici : le cas des finances publiques, le cas des cycles économiques et le cas de la monnaie et des prix.
LES FINANCES PUBLIQUES
Plusieurs problèmes seront abordés par les auteurs arabo-musulmans : ceux de l’impact des recettes fiscales, puis du rôle des dépenses publiques et du déficit public.
"Trop d’impôt tue l’impôt" (déjà !)
Dès le VIIIe siècle, Al-Muqaffa (720-756/757) dénonce l’oppression fiscale dont sont victimes les paysans. L’agriculture n’est peut-être pas une source de richesse comparable au commerce maritime, mais elle n’en demeure pas moins encore le principal fondement de l’économie en ce siècle. Il est donc vital que l’Etat préserve cette activité de toute atteinte nuisible au développement de sa production. Abu Yousuf, Al-Dimashqî (IXe-XIIe ?) et Miskawayh (932-1030) ne disent pas autre chose.
Ce dernier décrit les multiples effets externes négatifs dus aux paysans qui abandonnent la terre et observe qu’avec la diminution du surplus agricole, le produit de l’impôt déjà en baisse ne parvient même plus au pouvoir central. De même Al-Mawardi (974-1058) recommande de ne pas tuer la matière imposable. Al-Turtûshi (1059-1126) préconise la nécessité ’imposer chacun selon sa capacité contributive. Ibn Khaldûn (1332-1406) plaide également dans ce sens, tout en replaçant ses observations au cœur d’un cycle des finances publiques
Le rôle des dépenses publiques et du déficit public
Le Trésor doit prendre en charge toutes sortes de travaux publics, dit Abu Yousuf. Mais son raisonnement va plus loin : jusqu'où peut-on développer ces travaux qui finalement accroissent les recettes fiscales ? Réponse : jusqu'à ce qu'ils génèrent des externalités négatives (en langage moderne) qui feraient baisser le kharâj (l’impôt foncier). Le bon emploi des recettes fiscales, c’est également le souci d’Al-Turtûshi qui préconise de procéder à des dépenses d’intérêt collectif : « Ce qui sera prélevé, sera dépensé de telle sorte que le bénéfice qui en sera retiré retombe sur les sujets eux-mêmes. »
Que faire si le Trésor est dans la gêne ou quelque peu mal en fonds ? Plusieurs solutions existent dit Al-Mawardi y compris le déficit l’endettement public, suggérant ainsi un rejet de la charge du remboursement sur les générations futures. Contraint par les nécessités financières, Al-Mawardi présente une vision moderne des finances publiques, à deux doigts du principe du budget cyclique, c’est-à-dire de la recherche de l’équilibre budgétaire sur plusieurs années à défaut de le réaliser sur un an.
Al-Ghazâlî (1058-1111) admet la possibilité d’un emprunt public sous deux conditions : que la situation le justifie, et que les ressources de l’Etat en permettent le remboursement ultérieur.
Pour Ibn Khaldûn (1332-1406), l’augmentation des dépenses publiques accompagne la complexité croissante de l’Etat.
Ibn Khaldûn fait des dépenses publiques un rouage important du circuit économique. Du fait du poids de ses dépenses, l’Etat apparaît comme un acteur prépondérant sur la scène économique et sociale : l’auteur met donc l’accent sur le rôle moteur de la demande de l’Etat dans le circuit économique. L’argent prélevé par l’impôt doit revenir, sous une forme ou une autre, dans le circuit économique, c’est-à-dire aux consommateurs afin d’entretenir la demande privée, et par suite la production. Si la redistribution est insuffisante, elle engendre un ralentissement de l’activité économique qui réduira à son tour les recettes fiscales. Chez Ibn Khaldûn, la notion de multiplicateur keynésien n’est pas très loin !
LES CYCLES ECONOMIQUES
Platon avait décrit l’âge d’or, puis l’ère de décadence de la cité. La pensée arabo-musulmane reprendra ce thème, mais en l’approfondissant considérablement.
La perception des cycles
Dans « L’histoire de Bûyides », Miskawayh (932-1030) pressentait déjà l’existence de tels cycles. Al-Bîrûnî (973-1048/1050) précisera un peu plus la notion. Les phases du cycle commenceront à être décrites, encore très sommairement, par Al-Turtûshi (1059-1126) qui distingue néanmoins très nettement les phases de prospérité et les phases de décadence. Il n’indique cependant pas explicitement les causes ni les modalités du retournement, nous privant d’une véritable analyse cyclique. L’auteur réunit les éléments nécessaires, mais ne les utilise pas pour construire une dynamique de l’évolution économique ; Ibn Khaldûn s’en chargera.
L’analyse dynamique des cycles d’Ibn Khaldûn
Ibn Khaldûn envisage le devenir de la civilisation dans sa totalité économique, politique, sociale et culturelle. Les cycles population-production et des finances publiques qu’il décrit sont réintégrés dans une remarquable dynamique d’ensemble.
Dans un premier temps, l’interdépendance des phénomènes donne lieu à un processus cumulatif expansionniste, composé de relations réciproques entre population et production.
L’analyse d’Ibn Khaldûn réunit tous les principaux éléments explicatifs d’une théorie de la croissance : croissance démographique, division du travail, progrès technique, gains de productivité, ainsi que la nécessité pour l’Etat de respecter la liberté de chacun, tant en matière de profit individuel que de propriété privée. Inversement toutefois, ces mêmes éléments peuvent engendrer un processus cumulatif à la baisse : c’est la phase de dégradation économique et politique..
Ibn Khaldûn propose même une explication très moderne du retournement qui survient au terme de la période d’expansion. La croissance engendre des effets négatifs (externalités négatives) : processus de développement déséquilibré au bénéfice des grandes cités qui attirent travailleurs et commerces au détriment des petites villes (une sorte d’effet d’agglomération à la Krugman), surpopulation relative et épidémies dans les grandes métropoles, fâcheux effets du goût du luxe (effets d’imitation, accroissement inconsidéré des dépenses somptuaires privées et publiques, déficits et endettements privés et publics).
Cette croissance déséquilibrée entre les secteurs des biens de consommation et celui des investissements publics et privés, jointe à la désintégration des finances publiques, finit par précipiter la phase de décadence économique et politique, et, in fine, la chute de la dynastie au pouvoir. La théorie de la croissance et des cycles développée à la fin du XIVe siècle par Ibn Khaldûn, est à mille lieues des considérations de Platon.
La suite...
Par ces quelques mots le grand économiste autrichien effaçait d’un trait de plume cinq siècles, et même plus, de pensée économique en Islam. Forts de la notoriété de Schumpeter, la plupart des historiens de la pensée conomique allait malheureusement lui emboîter le pas.
Quelles raisons ont bien pu pousser tant d’auteurs à laisser dans l’ombre un tel pan d’histoire dela pensée ? Il est difficile d’invoquer un défaut de transmission dans le temps et dans l’espace dusavoir de l’Islam. La transmission de la culture arabo-islamique à l’Occident Chrétien est un fait aujourd’hui bien établi.
Est-ce alors la non scientificité de la pensée économique de l’Islam qui peut justifier cet oubli dont elle est la victime ? Il est vrai que la pensée économique de l’Islam, ne relève pas de la science économique au sens auquel on a l’habitude de l’entendre aujourd’hui, c’est-à-dire d’une science autonome par rapport aux autres sciences et également par rapport aux idéologies, doctrines, systèmes politiques ou philosophiques. La pensée islamique est indissociable de la théologie, de l’histoire et de la philosophie de l’histoire.
Mais la pensée grecque est aussi intimement liée à la philosophie, et la pensée scolastique du Moyen Age est également indissociable de la théologie. Or ces périodes de la pensée économique pré-scientifique figurent en bonne place dans la plupart des manuels d’histoire de la pensée économique, y compris dans l’ouvrage de J.A. Schumpeter. Il n’en est pas de même pour la pensée économique de l’Islam !
L’argument de non scientificité ne pouvant être décemment avancé, il ne reste que le manque d’originalité de la pensée arabo-musulmane pour justifier son absence (ou presque) des manuels. Héritiers des Grecs, les arabes n’auraient donc pas fait fructifier l’héritage. Dès lors pourquoi s’y attarder ?
L’apport de l’Islam à l’économie s’est fait en trois temps : redécouverte et traduction des textes grecs, puis adaptation et islamisation de la pensée hellène, et enfin, dépassement par des apports nouveaux. Seuls quelques exemples illustrant ce dernier point seront repris ici : le cas des finances publiques, le cas des cycles économiques et le cas de la monnaie et des prix.
LES FINANCES PUBLIQUES
Plusieurs problèmes seront abordés par les auteurs arabo-musulmans : ceux de l’impact des recettes fiscales, puis du rôle des dépenses publiques et du déficit public.
"Trop d’impôt tue l’impôt" (déjà !)
Dès le VIIIe siècle, Al-Muqaffa (720-756/757) dénonce l’oppression fiscale dont sont victimes les paysans. L’agriculture n’est peut-être pas une source de richesse comparable au commerce maritime, mais elle n’en demeure pas moins encore le principal fondement de l’économie en ce siècle. Il est donc vital que l’Etat préserve cette activité de toute atteinte nuisible au développement de sa production. Abu Yousuf, Al-Dimashqî (IXe-XIIe ?) et Miskawayh (932-1030) ne disent pas autre chose.
Ce dernier décrit les multiples effets externes négatifs dus aux paysans qui abandonnent la terre et observe qu’avec la diminution du surplus agricole, le produit de l’impôt déjà en baisse ne parvient même plus au pouvoir central. De même Al-Mawardi (974-1058) recommande de ne pas tuer la matière imposable. Al-Turtûshi (1059-1126) préconise la nécessité ’imposer chacun selon sa capacité contributive. Ibn Khaldûn (1332-1406) plaide également dans ce sens, tout en replaçant ses observations au cœur d’un cycle des finances publiques
Le rôle des dépenses publiques et du déficit public
Le Trésor doit prendre en charge toutes sortes de travaux publics, dit Abu Yousuf. Mais son raisonnement va plus loin : jusqu'où peut-on développer ces travaux qui finalement accroissent les recettes fiscales ? Réponse : jusqu'à ce qu'ils génèrent des externalités négatives (en langage moderne) qui feraient baisser le kharâj (l’impôt foncier). Le bon emploi des recettes fiscales, c’est également le souci d’Al-Turtûshi qui préconise de procéder à des dépenses d’intérêt collectif : « Ce qui sera prélevé, sera dépensé de telle sorte que le bénéfice qui en sera retiré retombe sur les sujets eux-mêmes. »
Que faire si le Trésor est dans la gêne ou quelque peu mal en fonds ? Plusieurs solutions existent dit Al-Mawardi y compris le déficit l’endettement public, suggérant ainsi un rejet de la charge du remboursement sur les générations futures. Contraint par les nécessités financières, Al-Mawardi présente une vision moderne des finances publiques, à deux doigts du principe du budget cyclique, c’est-à-dire de la recherche de l’équilibre budgétaire sur plusieurs années à défaut de le réaliser sur un an.
Al-Ghazâlî (1058-1111) admet la possibilité d’un emprunt public sous deux conditions : que la situation le justifie, et que les ressources de l’Etat en permettent le remboursement ultérieur.
Pour Ibn Khaldûn (1332-1406), l’augmentation des dépenses publiques accompagne la complexité croissante de l’Etat.
Ibn Khaldûn fait des dépenses publiques un rouage important du circuit économique. Du fait du poids de ses dépenses, l’Etat apparaît comme un acteur prépondérant sur la scène économique et sociale : l’auteur met donc l’accent sur le rôle moteur de la demande de l’Etat dans le circuit économique. L’argent prélevé par l’impôt doit revenir, sous une forme ou une autre, dans le circuit économique, c’est-à-dire aux consommateurs afin d’entretenir la demande privée, et par suite la production. Si la redistribution est insuffisante, elle engendre un ralentissement de l’activité économique qui réduira à son tour les recettes fiscales. Chez Ibn Khaldûn, la notion de multiplicateur keynésien n’est pas très loin !
LES CYCLES ECONOMIQUES
Platon avait décrit l’âge d’or, puis l’ère de décadence de la cité. La pensée arabo-musulmane reprendra ce thème, mais en l’approfondissant considérablement.
La perception des cycles
Dans « L’histoire de Bûyides », Miskawayh (932-1030) pressentait déjà l’existence de tels cycles. Al-Bîrûnî (973-1048/1050) précisera un peu plus la notion. Les phases du cycle commenceront à être décrites, encore très sommairement, par Al-Turtûshi (1059-1126) qui distingue néanmoins très nettement les phases de prospérité et les phases de décadence. Il n’indique cependant pas explicitement les causes ni les modalités du retournement, nous privant d’une véritable analyse cyclique. L’auteur réunit les éléments nécessaires, mais ne les utilise pas pour construire une dynamique de l’évolution économique ; Ibn Khaldûn s’en chargera.
L’analyse dynamique des cycles d’Ibn Khaldûn
Ibn Khaldûn envisage le devenir de la civilisation dans sa totalité économique, politique, sociale et culturelle. Les cycles population-production et des finances publiques qu’il décrit sont réintégrés dans une remarquable dynamique d’ensemble.
Dans un premier temps, l’interdépendance des phénomènes donne lieu à un processus cumulatif expansionniste, composé de relations réciproques entre population et production.
L’analyse d’Ibn Khaldûn réunit tous les principaux éléments explicatifs d’une théorie de la croissance : croissance démographique, division du travail, progrès technique, gains de productivité, ainsi que la nécessité pour l’Etat de respecter la liberté de chacun, tant en matière de profit individuel que de propriété privée. Inversement toutefois, ces mêmes éléments peuvent engendrer un processus cumulatif à la baisse : c’est la phase de dégradation économique et politique..
Ibn Khaldûn propose même une explication très moderne du retournement qui survient au terme de la période d’expansion. La croissance engendre des effets négatifs (externalités négatives) : processus de développement déséquilibré au bénéfice des grandes cités qui attirent travailleurs et commerces au détriment des petites villes (une sorte d’effet d’agglomération à la Krugman), surpopulation relative et épidémies dans les grandes métropoles, fâcheux effets du goût du luxe (effets d’imitation, accroissement inconsidéré des dépenses somptuaires privées et publiques, déficits et endettements privés et publics).
Cette croissance déséquilibrée entre les secteurs des biens de consommation et celui des investissements publics et privés, jointe à la désintégration des finances publiques, finit par précipiter la phase de décadence économique et politique, et, in fine, la chute de la dynastie au pouvoir. La théorie de la croissance et des cycles développée à la fin du XIVe siècle par Ibn Khaldûn, est à mille lieues des considérations de Platon.
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