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"Cette civilisation est en train de disparaître"

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  • "Cette civilisation est en train de disparaître"

    Dans "Cosmos", son dernier ouvrage, le philosophe, qui défend à nouveau un athéisme sans concession, milite pour retrouver la conscience du cosmos afin de donner un sens à l’existence et trouver sa juste place dans l’Univers. Entretien.

    Nietzsche le disait déjà : « Nos pensées sont les ombres de nos sentiments. » Nous pensons et théorisons ce que nous avons, préalablement, éprouvé. Avec Cosmos, qui paraît la semaine prochaine, le philosophe Michel Onfray confirme cette dépendance de la rationalité envers la sensibilité, cette préséance des affects sur les arguments. Commencé à la mort de son père et terminé au lendemain de la mort de sa compagne, ce livre, de l’aveu de l’auteur, est celui « dans lequel l’athée [qu’il est] demande au cosmos une consolation païenne, comme jadis 
la totalité des philosophes antiques le faisaient ». Une occasion idéale, avant le prochain tome 
consacré à l’histoire, de parachever son système philosophique, l’« ontologie matérialiste ». En n’évitant jamais les polémiques.

    Marianne : Vous avez le sentiment que Cosmos est votre « premier livre ». Parce qu’il est, aussi, le plus personnel ?
    Michel Onfray : Pas vraiment, car les autres l’étaient aussi, mais parce qu’il me semble procéder de ce que j’ai publié depuis 1989 et qui devient alors presque caduc. Un peu comme les petits ruisseaux font les rivières qui débouchent dans le fleuve, j’ai eu l’impression que ce livre marquait mon entrée dans le fleuve… Il est aussi un livre commencé après la mort de mon père, puis fini après celle de ma compagne de trente-sept années de vie commune, il y a dix-huit mois. Un livre dans lequel l’athée que je suis demande au cosmos une consolation païenne, comme jadis la totalité des philosophes antiques le faisaient. Il est le livre d’un deuil qui se propose de faire du sens avec une souffrance. On ne fait pas son deuil, c’est le deuil qui nous fait : je suis le produit de ce deuil et Cosmos également.

    Une opposition traverse votre livre : le temps de la « sagesse cosmique » contre celui de la « déraison acosmique ». L’histoire de la pensée moderne se confond-elle, selon vous, avec la perte du monde, avec une aliénation croissante vis-à-vis du cosmos (avec l’« acosmie » pointée par Hannah Arendt) ?
    Les écologistes ont obtenu, et c’est heureux, que nous sachions que nous sommes dans la nature, produit de la nature, fragment de la nature. Mais l’écologie est souvent un produit philosophique urbain, conceptuel, rationnel. Le philosophe allemand Hans Jonas, qui est le maître à penser de l’écologie, est un produit heideggérien de la critique de la technique, un penseur issu de l’Ancien Testament, et plus particulièrement du livre des Prophètes, un philosophe juif croyant en une transcendance postnazie. Tout cela nomme une écologie urbaine, philosophique, transcendantale. Le fils d’ouvrier agricole que je suis, l’enfant de la campagne normande que j’ai été, le produit d’un village de l’Orne que je ne cesse d’être, milite pour une écologie moins urbaine et intellectuelle, plus rurale et empirique. Retrouver le sens de la nature a été une bonne chose. Il nous faudrait aujourd’hui passer un stade au-dessus et retrouver le sens du cosmos qui permet de trouver un sens à son existence après qu’on a trouvé sa place dans l’Univers.

    L’éthique de l’« univers chiffonné » que vous appelez de vos vœux, avec Jean-Pierre Luminet, peut-elle être une réponse à l’oubli de notre inscription dans la nature ?
    Oui, absolument. Jean-Pierre Luminet est un artiste, un poète, un romancier, un dessinateur, un astrophysicien très haut de gamme. Il est aussi mon ami. La lecture de son œuvre a fonctionné sur moi comme les textes d’Epicure sur la physique pour ses disciples : savoir ce qu’est le cosmos, à quoi il ressemble, comment il fonctionne, est moins une pure opération de l’esprit qu’une préparation philosophique à une conversion de soi qui passe par le fait de trouver sa juste place dans l’Univers : chacun est une vie rare et précieuse, parce qu’unique, entre deux néants, celui dont il vient, 
et qui ne l’a pas affecté, et celui vers lequel il va, le même, et qui ne l’affectera pas.

    Vous valorisez le silence, notamment dans le très beau portrait d’ouverture que vous consacrez à votre père, et à ce qu’il vous a légué de plus fondamental. Vous dites qu’il fuyait le bavardage comme la peste. Et vous le qualifiez, un peu plus loin, d’antithèse du « prédateur ». Quel lien existe, selon vous, entre ces deux qualités ?
    Nombre de parleurs séduisent avec les mots comme le serpent qui veut avaler l’oiseau. La parole est survalorisée dans ce monde où l’angoisse contraint les humains à boucher les trous ontologiques par un flux continu de mots qui, la plupart du temps, ne veulent rien dire – flatus voci. Le silence est pris pour une agression, un désintérêt, alors que c’est le flux ininterrompu de mots qui est agression et désintérêt du monde. Quand peu parler s’accompagne de bien parler, parler juste et profond, le verbe est un trésor, et le silence aussi, puisqu’il le rend possible.

    Pour vous, la nature 
du temps est à la fois celle 
d’un « temps primitif, biologique, empirique, concret, matériel ». Que doit à Bergson votre approche de cette question philosophique ?
    Bergson est un philosophe majeur injustement oublié – sauf par Deleuze, qui n’écrivit pas par hasard le Bergsonisme et fit de ce philosophe la citation majeure de ses deux livres sur le cinéma. Le vitalisme de Bergson choque notre tradition philosophique positiviste comme tout vitalisme qui a été connoté de droite alors que le matérialisme passait pour de gauche ! Le vitalisme est le grand oublié de la tradition philosophique. L’élan vital, l’énergie créatrice, la fonction fabulatrice, l’intuition comme conscience élargie sont des notions cardinales pour penser le monde tel qu’il est.

    Quelle dose d’écologie tolère votre « ontologie matérialiste » ? Et pourquoi diable êtes-vous 
si sévère avec l’idée que 
la peur est parfois bonne conseillère, idée défendue 
par le philosophe Hans Jonas ?
    Parce qu’un philosophe qui utilise la peur comme méthode renonce à la raison, à l’éducation, à la démonstration, à la persuasion, au dialogue, à l’échange pour tabler sur les passions, le pathos, le sentiment, l’émotion, qui sont mauvais conseillers quand on veut penser juste et droit. Faire peur est tout juste bon pour ceux qui ont renoncé à la raison – et qui sont nombreux ces temps-ci.

    Bon, admettons ! Concernant le rapport à l’animal, 
vous critiquez la relation utilitaire avec les bêtes 
(« objectivation », « ustensilité »), 
mais vous rejetez aussi 
dos à dos les deux écoles en présence – « spécistes » et « antispécistes ». Pourquoi ?
    Parce que le spéciste oublie qu’il n’existe pas une différence de nature, mais de degrés entre l’homme et l’animal – leçon pourtant élémentaire depuis Darwin. Et parce que l’antispéciste oublie que cette différence existe. Le premier oublie que nous sommes aussi des animaux ; les seconds, que nous ne sommes pas que des animaux. Le spéciste nie sa part animale ; l’anti-spéciste nie sa part humaine. Que le philosophe antispéciste Peter Singer justifie les relations sexuelles avec les animaux, pourvu qu’ils ne souffrent pas, montre l’impasse dans laquelle conduit la radicalité antispéciste.

    Est-il réellement possible 
de soustraire la notion 
de volonté de puissance, centrale dans la pensée 
de Nietzsche, à ses usages les plus problématiques ?
    On ne peut faire dire à Nietzsche ce qu’il n’a pas dit. On ne peut pas non plus prêter aux écrits faussaires de sa sœur antisémite, amie de Mussolini et de Hitler, quelque crédit que ce soit. Quiconque cite la Volonté de puissance, le livre bricolé par sa sœur nazie, comme un livre de Nietzsche pour lui faire tenir tel ou tel propos commet un crime philosophique. La volonté de puissance est le nom de tout ce qui est, voilà tout. Elle est une énergie neutre. Nietzsche invitait à la connaître, à la vouloir et à l’aimer, ce qui définissait le surhomme – vieille leçon stoïcienne, vieille leçon spinoziste.

    Vous citez Michel Leiris : « Toute la corrida et ses alentours exhalent une odeur érotique. » Pourquoi la tauromachie s’apparente-t-elle, selon vous, à une « imposture intellectuelle », relevant du « sadisme 
le plus primaire » ? Le torero Simon Casas, ce n’est quand même pas le Divin Marquis !
    Tous les défenseurs historiques de la corrida ont entretenu avec leur sexualité une relation très chrétienne avec leurs corps : goût du dégoût, passion pour la mort, jouissance dans la souffrance, complaisance au sang versé, dénégation qu’ils jouissent du spectacle d’une souffrance et d’une mise à mort. Viva la muerte ne saurait être pour moi le signe de ralliement des grandes santés !

    Cela n’étonnera guère 
ceux qui vous suivent 
depuis longtemps. 
Les intuitions atomistes 
vous semblent corroborées 
par les découvertes scientifiques les plus récentes, notamment dans le domaine de l’astrophysique. Qu’est-ce à dire, concrètement ?
    Presque toutes les intuitions des matérialistes les plus anciens se trouvent confirmées par les découvertes contemporaines – même si la matière noire résiste et qu’elle est la plus énigmatique en même temps que la plus répandue dans l’Univers. Ce qu’Epicure et Lucrèce disent est globalement validé par la science : existence des atomes dans le vide, clinamen (l’autre nom du big bang…), pluralité des mondes, infinité de l’Univers, etc. Dire que tout est matière, donc composition atomique, ne laisse aucune place pour une divinité d’un genre monothéiste et pour un arrière-monde. Le matérialiste affirme : « Contente-toi du monde donné. » Il y a là matière à une sagesse bien nécessaire ces temps-ci…

    Pourquoi travaillez-vous à un deuxième tome de votre Brève encyclopédie du monde, portant sur l’histoire, placé sous le signe de la « décadence ». Vous êtes spenglérien, autrement dit : décliniste ?
    Spengler est un auteur que beaucoup citent et que presque personne n’a lu… Même chose avec Toynbee. Spengler est une partie de ma thèse de troisième cycle. Je l’ai donc lu il y a trente ans… Tout le monde souscrit à la fameuse phrase de Valéry : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », mais personne ne veut en tirer les conclusions. Le logiciel marxiste empêche qu’on souscrive à cette affirmation. Les marxistes croient en effet à une philosophie de l’histoire chrétienne avec parousie révolutionnaire et prolétarienne. Notre civilisation européenne est judéo-chrétienne. Toute civilisation épouse le mouvement de la spiritualité qui la porte et la rend possible. Depuis la conversion de Constantin, au début du IVe siècle, date de naissance de cette civilisation, jusqu’à nous, il y a plus de mille cinq cents ans ! Cette civilisation est en train de disparaître. Il n’y a aucun déclinisme là-dedans, juste une leçon apprise à la philosophie de l’histoire de Hegel…


    Marianne
    Cosmos, de Michel Onfray, Flammarion,
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