Propos recueillis par Nacer Belhadjoudja
Saïd Sadi fut à l’origine de la grève générale du 16 avril 1980 qui fit basculer le Printemps amazigh dans sa dimension historique. Il nous livre son sentiment sur ce qu’il considère comme «l’acte de naissance des luttes démocratiques menées par la voie pacifique».
Le Soir d’Algérie : Vous vous apprêtez à republier votre livre Algérie, l’échec recommencé. Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?
Saïd Sadi : Ce livre a été écrit dans les prisons de Lambèse et El-Harrach. Il a été édité dans sa version brute avec un faible tirage. Les 4 500 exemplaires se sont écoulés en moins d’un mois, accaparés par le collectif militant ; le grand public n’a pu y accéder. Moi-même pris par ailleurs, j’avais un peu oublié cet ouvrage. Jusqu’au mois de novembre 2014, quand un jeune éditeur que je ne connaissais pas est venu me voir pour me demander de le rééditer. Naturellement, je lui ai demandé pourquoi il voulait publier un témoignage qui remonte à une trentaine d’années ? Il m’a répondu, sans hésiter, que «ce livre fait partie de ceux qui ont changé sa vie» ! Sur-le-champ, j’avoue avoir été un peu surpris par cette confession.
Mon interlocuteur a fini par me persuader quand il ajouta : «Si nous ne témoignons pas sur ce que nous avions vécu, Avril 1980 risque de subir les manipulations qui ont dégradé le roman de la guerre de libération.»
Je me suis alors employé à alléger le texte de quelques lourdeurs de style sans rien ajouter ni retrancher quant au fond. J’ai rédigé un avant-propos contextualisant les événements en y ajoutant une cinquantaine de notes précisant certains faits que le temps a pu voiler. Des documents, inédits pour certains, accompagnent cette nouvelle présentation. Cette analyse du système politique algérien apporte aussi une somme d’informations factuelles qui, je l’espère, permettront à la jeunesse d’avoir à sa disposition des repères utiles pour la construction de sa mémoire et, pour ceux qui y travaillent, des matériaux fiables pour étudier au plus près cette histoire singulière.
Nous sommes à la veille de la commémoration du 35e anniversaire du Printemps amazigh dont vous fûtes un des principaux animateurs. Que ressentez-vous aujourd’hui ?
Un sentiment de fierté et de responsabilité. Fierté, car nous avons été une génération qui a su prendre ses responsabilités dans un univers de peur, de renoncement ou, malheureusement, de corruption des élites pour assumer la revendication amazighe et les libertés démocratiques sans lesquelles le pays ne peut avancer. En plus de la censure, la fatigue avait épuisé les anciens maquisards. Beaucoup ne s’étaient pas remis du coup de force de l’armée des frontières qui a ruiné tous les rêves dès le lendemain de la guerre. J’éprouve aussi un sentiment de responsabilité, car quand je lis ce qui se dit ou s’écrit sur avril 1980, je saisis combien l’interpellation de mon jeune éditeur est légitime. Notre devoir est d’être vigilants, car notre mission impérieuse est de veiller à ce que ce grand moment de l’Algérie indépendante soit protégé des falsifications.
D’aucuns se posent aujourd’hui la question de savoir comment on pouvait lutter contre un parti unique omnipotent ?
Je peux vous parler de ce dont j’ai été personnellement acteur ou témoin. Et c’est bien là notre rôle premier si nous voulons continuer à être utiles.
Au début, le plus dur était d’avoir des repères. Il était difficile d’obtenir des témoignages sur la guerre de libération et encore plus sur la crise de 1949 dont on paie aujourd’hui les terribles conséquences. Seuls quelques hommes ont assumé ce devoir d’accompagnement. Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, qui ne s’entendaient pas du tout sur le plan politique, avaient réussi à se respecter et nous aider à voir un peu clair dans une indépendance confisquée et détournée de ses objectifs. Il fallait trouver le temps et les méthodes pour approcher les témoins directs de la guerre. C’est comme cela que, personnellement, j’ai pu m’entretenir et, en certains cas, développer des relations de confiance avec des hommes comme Ouamrane, Omar Oussedik, Ali Yahia, Mebrouk Belhocine, M. S. Mazouzi, le colonel Khatib, Ben Tobbal, Omar Boudaoud, le colonel Boubnider, le commandant Azzedine, le commandant Moussa d’Oran… qui vivaient tous en Algérie mais se tenaient en retrait de la vie publique. Par ailleurs, certains de nos camarades de Ben Aknoun, partis poursuivre leurs études en France, développaient des activités à l’université de Vincennes dans le prolongement de ce qu’avait fait l’Académie berbère. Eux avaient les moyens et les opportunités d’accéder à des documentations qu’ils nous faisaient parvenir car tout était censuré en Algérie.
Voilà un peu le climat général dans lequel nous évoluions. Il nous fallait vaincre la peur car la question amazighe avait été diabolisée et la sécurité militaire pesait sur une société terrorisée.
Concrètement, comment se faisaient vos activités ?
Nous étions très peu nombreux au départ. Nous commencions par des activités culturelles très simples. En ce qui me concerne j’avais pu lancer une revue ronéotypée Taftilt dès mon arrivée à l’université en 1968. Par la suite, j’animais quelques émissions de «combat» sur la chaîne kabyle où nous avions constitué un groupe qui s’élargissait d’année en année. C’est là que j’ai connu Cherif Kheddam, Ben Mohamed, Madjid Bali, Bacha Boukhalfa ou Mohamed Guerfi… Ensuite, j’ai pu convaincre quelques amis et nous avions lancé le cercle de culture berbère de Ben Aknoun où j’ai pu faire venir en 1969 Taos Amrouche quand Boumediène lui a interdit de se produire au Festival panafricain. Des militants comme Mohia, Hend Sadi, Ramdane Achab ont animé la structure avec des collectes d’ouvrages mis à la disposition des étudiants et nous avions organisé des conférences avec notamment Mouloud Mammeri, Mahfoud Keddache... Un jour j’ai vu Cherif Kheddam et je lui ai demandé de m’aider à organiser un gala kabyle à la cité universitaire. La chose ne s’était jamais faite auparavant. Malgré cela, il a tout de suite dit oui et depuis, ces manifestations se sont banalisées. Mais nous débordions de la cité universitaire car le cours de Mouloud Mammeri que nous avions initié avec un tout petit nombre avait fini par être un grand lieu de rencontres et de débat. C’est là que j’ai mieux connu Idir, Chaker, retrouvé Lounaouci et beaucoup d’autres. Un peu plus tard, Ferhat est arrivé à l’université. Il habitait Kouba et il venait assister aux activités de Ben Aknoun.
Il y avait une situation assez étrange. D’un côté Boumediène avait tout verrouillé, d’un autre nous lancions des chantiers sur tous les secteurs. Avec Madjid Bali et Ali Sayad, nous avions traduit et adapté, du français au tamazight, pour la radio la Colline oubliée de Mammeri. Quelque temps plus tard, instruit par l’action de Laïmeche Ali dans les années 1940 qui avait fait de l’action culturelle un outil majeur de sensibilisation, je m’étais attelé, avec Ben Mohamed et Arezki Si Mohamed, étudiant à l’Ecole de commerce, à la traduction — cette fois de l’arabe vers le tamazight — de la pièce de théâtre de Kateb Yacine, Mohamed prends ta valise. J’en avais confié la réalisation à mon cousin Mohand Aït Ahmed qui faisait des études d’art dramatique. Mohand Loukad, qui y joua le rôle principal, a donné à cette production une renommée qui a dépassé les frontières algériennes. Parallèlement, la chanson kabyle entamait sa rénovation artistique et générationnelle. Au début des années 1980, avec Achab, Hend Sadi, Chaker nous publiions clandestinement la revue trimestrielle Tafsut qui avait fini par avoir une réelle audience. Notre force, c’était notre enthousiasme. Il était plus fort que la propagande du parti unique. Il est important que les jeunes d’aujourd’hui sachent que ce sont toujours les activités de terrain qui construisent les destins car elles expriment et répondent, quand elles durent, à une demande populaire. Une cause avance quand chaque membre de la collectivité y apporte sa petite pierre.
Comment cette effervescence a-t-elle fini par devenir un courant politique et culturel ?
Je vous ai dit qu’à la fin des années 1960, nous n’avions pas d’idée préconçue. Nous savions que le système politique avait détourné le sacrifice d’un peuple. Nous savions aussi qu’à la fin des années 1940 des hommes comme Benai Ouali, Laïmeche Ali, Amar Ould Hamouda, M’barek Aït Meguellat, Saïd et Rachid Ali Yahia, Henine Yahia et d’autres, qui étaient à l’avant-garde du mouvement national, avaient été durement contrés pour avoir demandé, dans le PPA-MTLD, un débat pour une Algérie algérienne. Mais les détails de cette crise nous échappaient. Nous refusions un unanimisme doctrinal et culturel qui permettait à Boumediène de sévir par la propagande et la répression mais nous n’avions pas d’alternative organique à une revendication qui enregistrait rapidement une adhésion massive et active. Ce n’est qu’au milieu des années 1970 que la nécessité de mieux organiser les énergies s’est imposée. Evidemment, envisager un redéploiement politique et organique n’était pas simple à cause, justement, du régime de Boumediène.
Saïd Sadi fut à l’origine de la grève générale du 16 avril 1980 qui fit basculer le Printemps amazigh dans sa dimension historique. Il nous livre son sentiment sur ce qu’il considère comme «l’acte de naissance des luttes démocratiques menées par la voie pacifique».
Le Soir d’Algérie : Vous vous apprêtez à republier votre livre Algérie, l’échec recommencé. Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?
Saïd Sadi : Ce livre a été écrit dans les prisons de Lambèse et El-Harrach. Il a été édité dans sa version brute avec un faible tirage. Les 4 500 exemplaires se sont écoulés en moins d’un mois, accaparés par le collectif militant ; le grand public n’a pu y accéder. Moi-même pris par ailleurs, j’avais un peu oublié cet ouvrage. Jusqu’au mois de novembre 2014, quand un jeune éditeur que je ne connaissais pas est venu me voir pour me demander de le rééditer. Naturellement, je lui ai demandé pourquoi il voulait publier un témoignage qui remonte à une trentaine d’années ? Il m’a répondu, sans hésiter, que «ce livre fait partie de ceux qui ont changé sa vie» ! Sur-le-champ, j’avoue avoir été un peu surpris par cette confession.
Mon interlocuteur a fini par me persuader quand il ajouta : «Si nous ne témoignons pas sur ce que nous avions vécu, Avril 1980 risque de subir les manipulations qui ont dégradé le roman de la guerre de libération.»
Je me suis alors employé à alléger le texte de quelques lourdeurs de style sans rien ajouter ni retrancher quant au fond. J’ai rédigé un avant-propos contextualisant les événements en y ajoutant une cinquantaine de notes précisant certains faits que le temps a pu voiler. Des documents, inédits pour certains, accompagnent cette nouvelle présentation. Cette analyse du système politique algérien apporte aussi une somme d’informations factuelles qui, je l’espère, permettront à la jeunesse d’avoir à sa disposition des repères utiles pour la construction de sa mémoire et, pour ceux qui y travaillent, des matériaux fiables pour étudier au plus près cette histoire singulière.
Nous sommes à la veille de la commémoration du 35e anniversaire du Printemps amazigh dont vous fûtes un des principaux animateurs. Que ressentez-vous aujourd’hui ?
Un sentiment de fierté et de responsabilité. Fierté, car nous avons été une génération qui a su prendre ses responsabilités dans un univers de peur, de renoncement ou, malheureusement, de corruption des élites pour assumer la revendication amazighe et les libertés démocratiques sans lesquelles le pays ne peut avancer. En plus de la censure, la fatigue avait épuisé les anciens maquisards. Beaucoup ne s’étaient pas remis du coup de force de l’armée des frontières qui a ruiné tous les rêves dès le lendemain de la guerre. J’éprouve aussi un sentiment de responsabilité, car quand je lis ce qui se dit ou s’écrit sur avril 1980, je saisis combien l’interpellation de mon jeune éditeur est légitime. Notre devoir est d’être vigilants, car notre mission impérieuse est de veiller à ce que ce grand moment de l’Algérie indépendante soit protégé des falsifications.
D’aucuns se posent aujourd’hui la question de savoir comment on pouvait lutter contre un parti unique omnipotent ?
Je peux vous parler de ce dont j’ai été personnellement acteur ou témoin. Et c’est bien là notre rôle premier si nous voulons continuer à être utiles.
Au début, le plus dur était d’avoir des repères. Il était difficile d’obtenir des témoignages sur la guerre de libération et encore plus sur la crise de 1949 dont on paie aujourd’hui les terribles conséquences. Seuls quelques hommes ont assumé ce devoir d’accompagnement. Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, qui ne s’entendaient pas du tout sur le plan politique, avaient réussi à se respecter et nous aider à voir un peu clair dans une indépendance confisquée et détournée de ses objectifs. Il fallait trouver le temps et les méthodes pour approcher les témoins directs de la guerre. C’est comme cela que, personnellement, j’ai pu m’entretenir et, en certains cas, développer des relations de confiance avec des hommes comme Ouamrane, Omar Oussedik, Ali Yahia, Mebrouk Belhocine, M. S. Mazouzi, le colonel Khatib, Ben Tobbal, Omar Boudaoud, le colonel Boubnider, le commandant Azzedine, le commandant Moussa d’Oran… qui vivaient tous en Algérie mais se tenaient en retrait de la vie publique. Par ailleurs, certains de nos camarades de Ben Aknoun, partis poursuivre leurs études en France, développaient des activités à l’université de Vincennes dans le prolongement de ce qu’avait fait l’Académie berbère. Eux avaient les moyens et les opportunités d’accéder à des documentations qu’ils nous faisaient parvenir car tout était censuré en Algérie.
Voilà un peu le climat général dans lequel nous évoluions. Il nous fallait vaincre la peur car la question amazighe avait été diabolisée et la sécurité militaire pesait sur une société terrorisée.
Concrètement, comment se faisaient vos activités ?
Nous étions très peu nombreux au départ. Nous commencions par des activités culturelles très simples. En ce qui me concerne j’avais pu lancer une revue ronéotypée Taftilt dès mon arrivée à l’université en 1968. Par la suite, j’animais quelques émissions de «combat» sur la chaîne kabyle où nous avions constitué un groupe qui s’élargissait d’année en année. C’est là que j’ai connu Cherif Kheddam, Ben Mohamed, Madjid Bali, Bacha Boukhalfa ou Mohamed Guerfi… Ensuite, j’ai pu convaincre quelques amis et nous avions lancé le cercle de culture berbère de Ben Aknoun où j’ai pu faire venir en 1969 Taos Amrouche quand Boumediène lui a interdit de se produire au Festival panafricain. Des militants comme Mohia, Hend Sadi, Ramdane Achab ont animé la structure avec des collectes d’ouvrages mis à la disposition des étudiants et nous avions organisé des conférences avec notamment Mouloud Mammeri, Mahfoud Keddache... Un jour j’ai vu Cherif Kheddam et je lui ai demandé de m’aider à organiser un gala kabyle à la cité universitaire. La chose ne s’était jamais faite auparavant. Malgré cela, il a tout de suite dit oui et depuis, ces manifestations se sont banalisées. Mais nous débordions de la cité universitaire car le cours de Mouloud Mammeri que nous avions initié avec un tout petit nombre avait fini par être un grand lieu de rencontres et de débat. C’est là que j’ai mieux connu Idir, Chaker, retrouvé Lounaouci et beaucoup d’autres. Un peu plus tard, Ferhat est arrivé à l’université. Il habitait Kouba et il venait assister aux activités de Ben Aknoun.
Il y avait une situation assez étrange. D’un côté Boumediène avait tout verrouillé, d’un autre nous lancions des chantiers sur tous les secteurs. Avec Madjid Bali et Ali Sayad, nous avions traduit et adapté, du français au tamazight, pour la radio la Colline oubliée de Mammeri. Quelque temps plus tard, instruit par l’action de Laïmeche Ali dans les années 1940 qui avait fait de l’action culturelle un outil majeur de sensibilisation, je m’étais attelé, avec Ben Mohamed et Arezki Si Mohamed, étudiant à l’Ecole de commerce, à la traduction — cette fois de l’arabe vers le tamazight — de la pièce de théâtre de Kateb Yacine, Mohamed prends ta valise. J’en avais confié la réalisation à mon cousin Mohand Aït Ahmed qui faisait des études d’art dramatique. Mohand Loukad, qui y joua le rôle principal, a donné à cette production une renommée qui a dépassé les frontières algériennes. Parallèlement, la chanson kabyle entamait sa rénovation artistique et générationnelle. Au début des années 1980, avec Achab, Hend Sadi, Chaker nous publiions clandestinement la revue trimestrielle Tafsut qui avait fini par avoir une réelle audience. Notre force, c’était notre enthousiasme. Il était plus fort que la propagande du parti unique. Il est important que les jeunes d’aujourd’hui sachent que ce sont toujours les activités de terrain qui construisent les destins car elles expriment et répondent, quand elles durent, à une demande populaire. Une cause avance quand chaque membre de la collectivité y apporte sa petite pierre.
Comment cette effervescence a-t-elle fini par devenir un courant politique et culturel ?
Je vous ai dit qu’à la fin des années 1960, nous n’avions pas d’idée préconçue. Nous savions que le système politique avait détourné le sacrifice d’un peuple. Nous savions aussi qu’à la fin des années 1940 des hommes comme Benai Ouali, Laïmeche Ali, Amar Ould Hamouda, M’barek Aït Meguellat, Saïd et Rachid Ali Yahia, Henine Yahia et d’autres, qui étaient à l’avant-garde du mouvement national, avaient été durement contrés pour avoir demandé, dans le PPA-MTLD, un débat pour une Algérie algérienne. Mais les détails de cette crise nous échappaient. Nous refusions un unanimisme doctrinal et culturel qui permettait à Boumediène de sévir par la propagande et la répression mais nous n’avions pas d’alternative organique à une revendication qui enregistrait rapidement une adhésion massive et active. Ce n’est qu’au milieu des années 1970 que la nécessité de mieux organiser les énergies s’est imposée. Evidemment, envisager un redéploiement politique et organique n’était pas simple à cause, justement, du régime de Boumediène.
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