Le 18 avril 1955, Albert Einstein disparait. Quelques années auparavant, dans un long entretien paru dans Le Figaro, Albert Einstein évoque son enfance, sa théorie sur la relativité, ses recherches et son antimilitarisme.
En 1921, le journaliste Raymond Recouly fait une enquête en Allemagne où il rencontre Albert Einstein. La conversation présentée ci-dessous est fait de questions réponses entre le journaliste et le savant; elle est entrecoupée de longues observations personnelles du journaliste. Afin de rendre plus aisée la lecture de l'interview, nous nous sommes autorisés quelques ajouts dans le texte.
Article paru dans Le Figaro du 13 octobre 1921.
Raymond Recouly - Voulez-vous me permettre, lui dis- je, une question préalable et pour moi, comme d'ailleurs pour beaucoup d'autres, essentielle? Est-il indispensable, pour comprendre vos théories, de posséder une haute culture mathématique? C'est l'avis de mon cher maître Bergson, qui m'apprit autrefois au lycée Henri IV le peu de philosophie que je sais.
Einstein se recueille un instant. Puis, de sa voix posée, avec un regard tranquille, il me répond «Non.»
Albert Einstein - Pour aller jusqu'au fond de ma pensée, la connaissance des mathématiques supérieures s'impose évidemment. Tout finit par des calculs difficiles, par des équations compliquées. Comment les suivre si l'on n'est pas un bon mathématicien? Mais on peut très bien, sans se noyer dans ces calculs, avoir une idée suffisamment claire des notions sur lesquelles je m'appuie. Il suffit de bien connaître les principes fondamentaux de la physique et de la mécanique, les lois de la pesanteur, de la gravitation universelle, etc. Il faut en être pénétré, les porter en soi.
Le journaliste dresse alors un portrait du célèbre physicien.
…Un homme vigoureux et solide, plutôt massif, d'assez forte corpulence. Il a quarante-deux ans, mais il n'en paraît pas loin de cinquante. Une tête puissante, le front très large et très découvert les cheveux abondants, redressés en coup de brosse, ramenés légèrement en arrière. L'aspect celui est d'un artiste, d'un musicien de génie plutôt que d'un philosophe ou d'un savant. Einstein, d'ailleurs, a une véritable passion pour la musique, qu'il a apprise lui-même sans professeur. Il joue fort bien du piano et du violon. Ses dieux préférés sont Mozart et Bach. L'impression dominante est celle d'une prodigieuse force intellectuelle, tranquille, confiante et sûre d'elle-même.
Albert Einstein, d'origine juive, est né à Ulm, le 14 mars 1879. Presque aussitôt après sa naissance, ses parents l'emmenèrent à Munich, où son père prit, la direction d'une usine électrique. Sa famille, très aisée, habitait une jolie demeure entourée d'un vaste jardin. Son père était un homme instruit, cultivé, sa mère une femme énergique et souriante. C'est dans ce milieu très heureux que s'écoulèrent ses premiers ans.
Au moment de son adolescence, la mauvaise fortune s'abattit sur les siens. L'entreprise paternelle périclita. Ses parents s'en allèrent à Milan, et pour les enfants commença une existence de préoccupations, de privations et de travail. Albert mena en Suisse une vie d'étudiant pauvre. Il fréquenta l'école cantonale d'Aarau et passa ses premiers examens à Zurich, où il suivit les cours à l'École supérieure technique. Sa thèse de doctorat est consacrée à une question de physique. En 1902, il accepte, comme gagne-pain, et aussi afin de pouvoir épouser une de ses camarades d'Université (l'actuelle Mme Einstein est sa seconde femme), une place d'ingénieur à l'Office national des brevets à Berne. Il était, entre temps, devenu citoyen suisse.
Lire: le portrait d'Albert Einstein paru dans Le Figaro du 19 avril 1955
L'antimilitarisme d'Einstein
Raymond Recouly - Pourquoi, ai-je demandé à Einstein quand il me racontait sa jeunesse, vous êtes-vous ainsi attaché à la Suisse? Pourquoi n'avez-vous pas continué vos études en Allemagne?
Albert Einstein - L'Allemagne d'alors, militarisée, caporalisée à outrance, me déplaisait. C'est un milieu dans lequel je ne me sentais pas à l'aise.
Cette réponse est à rapprocher de ce qu'il disait un jour à Alexandre Moszkowski(1) (cité dans son livre Einstein, Einblicke in seine Gedankenwel): «Tous mes professeurs du gymnase allemand n'étaient que des sous-officiers.»
Albert Einstein - Mes fonctions à Berne, me dit-il, me laissaient beaucoup de loisir. A la suite de mes premières publications sur la relativité, j'acceptai un poste de professeur à l'Ecole polytechnique de Zurich où je revins après une courte absence à l'Université de Prague. Au printemps 1914, un peu avant la guerre, l'Académie des sciences de Berlin m'offrit une chaire de physique, et la direction de l'Institut Empereur Guillaume.
J'ai posé comme condition que je garderais toute ma liberté d'opinion et resterais citoyen suisse.
Raymond Recouly - Comment, dis-je à Einstein, êtes-vous arrivé à vos premières découvertes? Qu'est-ce qui vous a amené aux théories de la relativité, celle de l'espace et celle du temps?
Albert Einstein - Dès ma première jeunesse, me dit-il, j'avais été vivement frappé des contradictions inexplicables que présente la mécanique classique, en ce qui concerne le mouvement de l'éther et la propagation des ondes lumineuses. Il y a là quelque chose de mystérieux et d'obscur, je ne sais quelle antinomie angoissante qui défie les observations et le raisonnement.
Certaines expériences, vous le savez, établissent que l'éther, c'est-à-dire l'espace interplanétaire où se propage la lumière, est entraîné par la terre dans son mouvement. D'autres expériences prouvent au contraire qu'il ne l'est pas. La vitesse d'un rayon lumineux, 300.000 kilomètres par seconde, devrait s'augmenter de la vitesse du mouvement terrestre quand on le projette dans le même sens que ce mouvement. Or, une fameuse expérience faite dans des conditions d'ingéniosité et de précision aussi grandes que possible, montre que cette vitesse reste constante, quel que soit le sens dans lequel le rayon est émis. De même les lois de la mécanique classique ne s'appliquent pas aux phénomènes électromagnétiques.
Raymond Recouly - Comment sortir de toutes ces contradictions?
Albert Einstein - Vous pensez bien, me dit Einstein, que les savants ne m'ont pas attendu pour essayer de les résoudre. Ils ont fait ce que nous faisons tous en pareil cas des hypothèses. C'est le cas de Fitzgerald et de Lorentz avec leur théorie de la contraction. Mais leur explication m'a toujours semblé des plus arbitraires. Par surcroît, elle n'explique pas tout. C'est pourquoi j'en ai imaginé une autre, beaucoup plus vraisemblable, me semble-t-il, et aussi beaucoup plus générale, englobant jusqu'à présent la totalité des phénomènes, parvenant à les faire entrer dans un système qui se tient.
Telle a été l'origine de mes théories sur la relativité, autour desquelles on a fait un bruit dont je ne peux manquer d'être surpris. Car enfin nous sommes ici dans le domaine de la science pure.
Que les mathématiciens, les physiciens, les astronomes se passionnent pour ces idées nouvelles, je le comprends. Mais que le grand public y porte un si vif intérêt, alors que tout cela est si difficile à comprendre, plus difficile encore à expliquer quand on croit l'avoir compris, comment n'en serais-je pas étonné?
Un bouleversement total des notions de l'espace et du temps
Raymond Recouly - Cher maître, lui dis-je, c'est votre étonnement qui m'étonne. Comment? Vous jetez par terre toutes les lois de la mécanique, depuis Copernic, Galilée, Kepler, Newton vous bouleversez toutes les notions que nous avions de l'espace et du temps, et vous vous étonnez que tout ce travail de destruction d'abord, de reconstruction ensuite, ne passe pas inaperçu! C'est le contraire qui serait étrange. Certes, la vie pratique des humains, le train-train journalier de notre existence n'en sont pas le moins du monde affectés, pas plus d'ailleurs qu'ils ne l'ont été lorsque Copernic a montré que ce n'est pas la voûte céleste qui se meut autour de la terre, comme on le croyait jusqu'à lui. Nous savons que la terre est ronde, mais le maçon qui se sert du fil à plomb n'en continue pas moins à agir comme si elle était plane et comme si les verticales ne devaient jamais se rencontrer. Il n'empêche que l'homme (et c'est là sa noblesse) ne soit dévoré de la soif de connaître, même si cette connaissance ne doit nullement changer sa vie. Rien donc de plus naturel et aussi de plus louable que la curiosité qui s'attache à vos recherches. Il est seulement regrettable que l'accès en soit si difficile qu'il ne se soit pas trouvé jusqu'ici un vulgarisateur de talent pour essayer de les exposer au public intelligent, mais non initié. Cette tâche est assurément difficile; elle ne parait point impossible.
Albert Einstein - Je crois, en effet, dit Einstein, qu'on pourrait y réussir.
En 1921, le journaliste Raymond Recouly fait une enquête en Allemagne où il rencontre Albert Einstein. La conversation présentée ci-dessous est fait de questions réponses entre le journaliste et le savant; elle est entrecoupée de longues observations personnelles du journaliste. Afin de rendre plus aisée la lecture de l'interview, nous nous sommes autorisés quelques ajouts dans le texte.
Article paru dans Le Figaro du 13 octobre 1921.
Raymond Recouly - Voulez-vous me permettre, lui dis- je, une question préalable et pour moi, comme d'ailleurs pour beaucoup d'autres, essentielle? Est-il indispensable, pour comprendre vos théories, de posséder une haute culture mathématique? C'est l'avis de mon cher maître Bergson, qui m'apprit autrefois au lycée Henri IV le peu de philosophie que je sais.
Einstein se recueille un instant. Puis, de sa voix posée, avec un regard tranquille, il me répond «Non.»
Albert Einstein - Pour aller jusqu'au fond de ma pensée, la connaissance des mathématiques supérieures s'impose évidemment. Tout finit par des calculs difficiles, par des équations compliquées. Comment les suivre si l'on n'est pas un bon mathématicien? Mais on peut très bien, sans se noyer dans ces calculs, avoir une idée suffisamment claire des notions sur lesquelles je m'appuie. Il suffit de bien connaître les principes fondamentaux de la physique et de la mécanique, les lois de la pesanteur, de la gravitation universelle, etc. Il faut en être pénétré, les porter en soi.
Le journaliste dresse alors un portrait du célèbre physicien.
…Un homme vigoureux et solide, plutôt massif, d'assez forte corpulence. Il a quarante-deux ans, mais il n'en paraît pas loin de cinquante. Une tête puissante, le front très large et très découvert les cheveux abondants, redressés en coup de brosse, ramenés légèrement en arrière. L'aspect celui est d'un artiste, d'un musicien de génie plutôt que d'un philosophe ou d'un savant. Einstein, d'ailleurs, a une véritable passion pour la musique, qu'il a apprise lui-même sans professeur. Il joue fort bien du piano et du violon. Ses dieux préférés sont Mozart et Bach. L'impression dominante est celle d'une prodigieuse force intellectuelle, tranquille, confiante et sûre d'elle-même.
Albert Einstein, d'origine juive, est né à Ulm, le 14 mars 1879. Presque aussitôt après sa naissance, ses parents l'emmenèrent à Munich, où son père prit, la direction d'une usine électrique. Sa famille, très aisée, habitait une jolie demeure entourée d'un vaste jardin. Son père était un homme instruit, cultivé, sa mère une femme énergique et souriante. C'est dans ce milieu très heureux que s'écoulèrent ses premiers ans.
Au moment de son adolescence, la mauvaise fortune s'abattit sur les siens. L'entreprise paternelle périclita. Ses parents s'en allèrent à Milan, et pour les enfants commença une existence de préoccupations, de privations et de travail. Albert mena en Suisse une vie d'étudiant pauvre. Il fréquenta l'école cantonale d'Aarau et passa ses premiers examens à Zurich, où il suivit les cours à l'École supérieure technique. Sa thèse de doctorat est consacrée à une question de physique. En 1902, il accepte, comme gagne-pain, et aussi afin de pouvoir épouser une de ses camarades d'Université (l'actuelle Mme Einstein est sa seconde femme), une place d'ingénieur à l'Office national des brevets à Berne. Il était, entre temps, devenu citoyen suisse.
Lire: le portrait d'Albert Einstein paru dans Le Figaro du 19 avril 1955
L'antimilitarisme d'Einstein
Raymond Recouly - Pourquoi, ai-je demandé à Einstein quand il me racontait sa jeunesse, vous êtes-vous ainsi attaché à la Suisse? Pourquoi n'avez-vous pas continué vos études en Allemagne?
Albert Einstein - L'Allemagne d'alors, militarisée, caporalisée à outrance, me déplaisait. C'est un milieu dans lequel je ne me sentais pas à l'aise.
Cette réponse est à rapprocher de ce qu'il disait un jour à Alexandre Moszkowski(1) (cité dans son livre Einstein, Einblicke in seine Gedankenwel): «Tous mes professeurs du gymnase allemand n'étaient que des sous-officiers.»
Albert Einstein - Mes fonctions à Berne, me dit-il, me laissaient beaucoup de loisir. A la suite de mes premières publications sur la relativité, j'acceptai un poste de professeur à l'Ecole polytechnique de Zurich où je revins après une courte absence à l'Université de Prague. Au printemps 1914, un peu avant la guerre, l'Académie des sciences de Berlin m'offrit une chaire de physique, et la direction de l'Institut Empereur Guillaume.
J'ai posé comme condition que je garderais toute ma liberté d'opinion et resterais citoyen suisse.
Raymond Recouly - Comment, dis-je à Einstein, êtes-vous arrivé à vos premières découvertes? Qu'est-ce qui vous a amené aux théories de la relativité, celle de l'espace et celle du temps?
Albert Einstein - Dès ma première jeunesse, me dit-il, j'avais été vivement frappé des contradictions inexplicables que présente la mécanique classique, en ce qui concerne le mouvement de l'éther et la propagation des ondes lumineuses. Il y a là quelque chose de mystérieux et d'obscur, je ne sais quelle antinomie angoissante qui défie les observations et le raisonnement.
Certaines expériences, vous le savez, établissent que l'éther, c'est-à-dire l'espace interplanétaire où se propage la lumière, est entraîné par la terre dans son mouvement. D'autres expériences prouvent au contraire qu'il ne l'est pas. La vitesse d'un rayon lumineux, 300.000 kilomètres par seconde, devrait s'augmenter de la vitesse du mouvement terrestre quand on le projette dans le même sens que ce mouvement. Or, une fameuse expérience faite dans des conditions d'ingéniosité et de précision aussi grandes que possible, montre que cette vitesse reste constante, quel que soit le sens dans lequel le rayon est émis. De même les lois de la mécanique classique ne s'appliquent pas aux phénomènes électromagnétiques.
Raymond Recouly - Comment sortir de toutes ces contradictions?
Albert Einstein - Vous pensez bien, me dit Einstein, que les savants ne m'ont pas attendu pour essayer de les résoudre. Ils ont fait ce que nous faisons tous en pareil cas des hypothèses. C'est le cas de Fitzgerald et de Lorentz avec leur théorie de la contraction. Mais leur explication m'a toujours semblé des plus arbitraires. Par surcroît, elle n'explique pas tout. C'est pourquoi j'en ai imaginé une autre, beaucoup plus vraisemblable, me semble-t-il, et aussi beaucoup plus générale, englobant jusqu'à présent la totalité des phénomènes, parvenant à les faire entrer dans un système qui se tient.
Telle a été l'origine de mes théories sur la relativité, autour desquelles on a fait un bruit dont je ne peux manquer d'être surpris. Car enfin nous sommes ici dans le domaine de la science pure.
Que les mathématiciens, les physiciens, les astronomes se passionnent pour ces idées nouvelles, je le comprends. Mais que le grand public y porte un si vif intérêt, alors que tout cela est si difficile à comprendre, plus difficile encore à expliquer quand on croit l'avoir compris, comment n'en serais-je pas étonné?
Un bouleversement total des notions de l'espace et du temps
Raymond Recouly - Cher maître, lui dis-je, c'est votre étonnement qui m'étonne. Comment? Vous jetez par terre toutes les lois de la mécanique, depuis Copernic, Galilée, Kepler, Newton vous bouleversez toutes les notions que nous avions de l'espace et du temps, et vous vous étonnez que tout ce travail de destruction d'abord, de reconstruction ensuite, ne passe pas inaperçu! C'est le contraire qui serait étrange. Certes, la vie pratique des humains, le train-train journalier de notre existence n'en sont pas le moins du monde affectés, pas plus d'ailleurs qu'ils ne l'ont été lorsque Copernic a montré que ce n'est pas la voûte céleste qui se meut autour de la terre, comme on le croyait jusqu'à lui. Nous savons que la terre est ronde, mais le maçon qui se sert du fil à plomb n'en continue pas moins à agir comme si elle était plane et comme si les verticales ne devaient jamais se rencontrer. Il n'empêche que l'homme (et c'est là sa noblesse) ne soit dévoré de la soif de connaître, même si cette connaissance ne doit nullement changer sa vie. Rien donc de plus naturel et aussi de plus louable que la curiosité qui s'attache à vos recherches. Il est seulement regrettable que l'accès en soit si difficile qu'il ne se soit pas trouvé jusqu'ici un vulgarisateur de talent pour essayer de les exposer au public intelligent, mais non initié. Cette tâche est assurément difficile; elle ne parait point impossible.
Albert Einstein - Je crois, en effet, dit Einstein, qu'on pourrait y réussir.
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