Dans cet entretien réalisé par Daikha Dridi, à San Francisco, Hugh Robert, auteur de Berber Government* s’attaque au "mythe kabyle" très développé dans la littérature coloniale. Il met en exergue la singularité de l’organisation politique de la Kabylie pré-coloniale qui a atteint un niveau permettant de faire face aux crises et de trouver des solutions qui sauvegardent l’intérêt général. Il explique qu’il s’est passé quelque chose de "remarquable" dans le Djurdjura avec le développement d’un système politique extraordinaire, comme on n'en trouve "nulle part ailleurs". Il est question dans l'entretien de Kabylie, des Igawawen, de l’exhérédation, du royaume de Koukou… Mais aussi de la Libye. Passionnant!
En Afrique du Nord, les berbérophones et plus précisément les Kabyles algériens sont "moins musulmans" et donc forcément "plus démocrates" que le reste de la population arabophone. C'est en gros cela le "mythe kabyle", une construction coloniale française qui continue à être fréquemment utilisée par journalistes et chercheurs dans leurs analyses de l'Algérie contemporaine. Hugh Roberts, tout en immunisant contre ce type d'analyses, votre livre Berber Government sur la Kabylie pré-coloniale rend compte d'une singularité exceptionnelle de la société kabyle à cette époque...
Hugh Roberts: Oui, sauf que les tenants du "mythe kabyle" me semblent avoir raisonné plutôt à l’inverse: Partant des analyses admiratives des "républiques" du Djurdjura faits par les ethnologues quand même sérieux tels Hanoteau et Letourneux, ils ont sauté à la conclusion "puisque les Kabyles sont démocrates, ils sont comme nous et donc ne peuvent pas être de vrais musulmans", ce sur quoi Hanoteau et Letourneux ne les suivaient point.
Pour ma part, je soutiens que la Kabylie pré-coloniale et, en particulier la société des Igawawen du Djurdjura offrent l’exemple le plus développé -on peut même dire le plus raffiné- de la tradition d’organisation politique centré sur la Jema'a, l’assemblée du village ou de la tribu.
Les tenants du "mythe kabyle" ne voyaient cette tradition que chez les Kabyles ou à la limite chez les populations berbérophones en général et, ce faisant, opposaient les Kabyles (ou Berbères) aux "Arabes", catégorie résiduelle aux contours flous. En même temps, ce mythe soutenait que les Kabyles n’étaient que des musulmans "tièdes" voire carrément "anticléricaux" à la française, contrairement aux "Arabes" censés être tous des fanatiques religieux.
Donc ce mythe véhiculait une version précoce de ce qui est devenu un dogme pour une bonne partie de l’opinion occidentale jusqu’à nos jours, à savoir l’incompatibilité fondamentale entre l’Islam et la démocratie. Or, d’une part, beaucoup des populations arabophones, dont personne ne mettait en question la foi religieuse, se gouvernaient par la Jema'a, et, d’autre part, la cité -la communauté politique- kabyle était une cité musulmane: Seuls des musulmans pouvaient en être membres et y participer.
La thèse que les Kabyles en Algérie pré-coloniale avaient un rapport à la religion tout à fait différent de ce qui existait chez les Arabophones est fausse. Ceci ne signifie pas pour autant que les Kabyles n’étaient pas exceptionnels. Ce qui les distinguait, surtout les Igawawen, était la complexité de leur organisation politique et du caractère de leur droit coutumier.
Les meilleurs ethnologues français du 19e siècle, Hanoteau et Letourneux et Émile Masqueray, qu’il ne faut pas confondre avec les tenants du "mythe kabyle", voyaient et décrivaient cela, du moins en partie, mais ne parvenaient pas à l’expliquer.
C’est ce que j’ai voulu faire dans mon livre, en démontrant en quoi cette complexité et singularité étaient les produits, non pas d’un quelconque "génie berbère", mais de l’Histoire sociale, économique et politique très particulière -et, de surcroît, plutôt récente- de la région depuis le début du 16e siècle, la prise de Béjaïa par les Espagnols et l’avènement de la Régence ottomane.
La Kabylie est un sujet qui passionne beaucoup en Algérie et en France et qui continue à inspirer énormément d'ouvrages d'universitaires, historiens, anthropologues. Berber Government pourtant constitue à nul doute un véritable tournant. Par exemple, vous commencez par démonter les thèses des deux "maîtres à penser" en la matière, Pierre Bourdieu et Ernest Gellner...
Ce sont deux auteurs pour lesquels j’ai du respect. Je ne pouvais pas écrire mon livre sans les citer et, avant de développer mon analyse, il fallait expliquer pourquoi je ne partage pas les leurs. Pour être concis, j’ai rompu avec la thèse de Gellner en proposant une lecture non-segmentariste de l’organisation politique kabyle en insistant sur la présence et l’importance des institutions.
Ce sur quoi j’ai pris mes distances aussi avec Bourdieu, qui, pour des raisons différentes, avait également tendance à ne pas saisir -voire nier- l’importance de ces institutions. En deuxième lieu, j’ai insisté sur l’approche historique pour compléter et, au besoin, corriger les analyses des anthropologues et des sociologues.
En Afrique du Nord, les berbérophones et plus précisément les Kabyles algériens sont "moins musulmans" et donc forcément "plus démocrates" que le reste de la population arabophone. C'est en gros cela le "mythe kabyle", une construction coloniale française qui continue à être fréquemment utilisée par journalistes et chercheurs dans leurs analyses de l'Algérie contemporaine. Hugh Roberts, tout en immunisant contre ce type d'analyses, votre livre Berber Government sur la Kabylie pré-coloniale rend compte d'une singularité exceptionnelle de la société kabyle à cette époque...
Hugh Roberts: Oui, sauf que les tenants du "mythe kabyle" me semblent avoir raisonné plutôt à l’inverse: Partant des analyses admiratives des "républiques" du Djurdjura faits par les ethnologues quand même sérieux tels Hanoteau et Letourneux, ils ont sauté à la conclusion "puisque les Kabyles sont démocrates, ils sont comme nous et donc ne peuvent pas être de vrais musulmans", ce sur quoi Hanoteau et Letourneux ne les suivaient point.
Pour ma part, je soutiens que la Kabylie pré-coloniale et, en particulier la société des Igawawen du Djurdjura offrent l’exemple le plus développé -on peut même dire le plus raffiné- de la tradition d’organisation politique centré sur la Jema'a, l’assemblée du village ou de la tribu.
Les tenants du "mythe kabyle" ne voyaient cette tradition que chez les Kabyles ou à la limite chez les populations berbérophones en général et, ce faisant, opposaient les Kabyles (ou Berbères) aux "Arabes", catégorie résiduelle aux contours flous. En même temps, ce mythe soutenait que les Kabyles n’étaient que des musulmans "tièdes" voire carrément "anticléricaux" à la française, contrairement aux "Arabes" censés être tous des fanatiques religieux.
Donc ce mythe véhiculait une version précoce de ce qui est devenu un dogme pour une bonne partie de l’opinion occidentale jusqu’à nos jours, à savoir l’incompatibilité fondamentale entre l’Islam et la démocratie. Or, d’une part, beaucoup des populations arabophones, dont personne ne mettait en question la foi religieuse, se gouvernaient par la Jema'a, et, d’autre part, la cité -la communauté politique- kabyle était une cité musulmane: Seuls des musulmans pouvaient en être membres et y participer.
La thèse que les Kabyles en Algérie pré-coloniale avaient un rapport à la religion tout à fait différent de ce qui existait chez les Arabophones est fausse. Ceci ne signifie pas pour autant que les Kabyles n’étaient pas exceptionnels. Ce qui les distinguait, surtout les Igawawen, était la complexité de leur organisation politique et du caractère de leur droit coutumier.
Les meilleurs ethnologues français du 19e siècle, Hanoteau et Letourneux et Émile Masqueray, qu’il ne faut pas confondre avec les tenants du "mythe kabyle", voyaient et décrivaient cela, du moins en partie, mais ne parvenaient pas à l’expliquer.
C’est ce que j’ai voulu faire dans mon livre, en démontrant en quoi cette complexité et singularité étaient les produits, non pas d’un quelconque "génie berbère", mais de l’Histoire sociale, économique et politique très particulière -et, de surcroît, plutôt récente- de la région depuis le début du 16e siècle, la prise de Béjaïa par les Espagnols et l’avènement de la Régence ottomane.
La Kabylie est un sujet qui passionne beaucoup en Algérie et en France et qui continue à inspirer énormément d'ouvrages d'universitaires, historiens, anthropologues. Berber Government pourtant constitue à nul doute un véritable tournant. Par exemple, vous commencez par démonter les thèses des deux "maîtres à penser" en la matière, Pierre Bourdieu et Ernest Gellner...
Ce sont deux auteurs pour lesquels j’ai du respect. Je ne pouvais pas écrire mon livre sans les citer et, avant de développer mon analyse, il fallait expliquer pourquoi je ne partage pas les leurs. Pour être concis, j’ai rompu avec la thèse de Gellner en proposant une lecture non-segmentariste de l’organisation politique kabyle en insistant sur la présence et l’importance des institutions.
Ce sur quoi j’ai pris mes distances aussi avec Bourdieu, qui, pour des raisons différentes, avait également tendance à ne pas saisir -voire nier- l’importance de ces institutions. En deuxième lieu, j’ai insisté sur l’approche historique pour compléter et, au besoin, corriger les analyses des anthropologues et des sociologues.
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