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Kamel Daoud : "L'Algérie, le pays invisible"

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  • Kamel Daoud : "L'Algérie, le pays invisible"

    TRIBUNE. "Une salle d'attente", qui ne produit ni mythes ni fantasmes. C'est ainsi que l'écrivain algérien décrit sa terre natale.
    Par Kamel Daoud

    Comment "vendre" un pays invisible ? Beau titre pour un roman à mi-chemin entre le conte de fées et la posologie d'une drogue. Du Lewis Carroll version clerc "arabe", sans place dans les abécédaires du monde. Car c'est le grand dilemme des artistes, écrivains, intellectuels qui viennent d'Algérie et débarquent en Occident : leur pays d'origine est invisible. C'est-à-dire qu'il n'a pas d'images. C'est-à-dire que, mis à part le souvenir démodé de sa guerre de libération, il n'est pas une matrice d'images. Et quand un pays n'est pas une matrice d'images, sa littérature se vend mal, ses films, ses arts : il n'est pas le lieu d'un fantasme, d'un mythe. Il est banal et cela ne sied pas au désir d'y aller ou de le comprendre.

    "Une fabrique de l'invisible qui masque et protège"


    L'Algérie n'est pas l'Égypte et son Nil en déroulement perpétuel ; elle n'est pas la Tunisie qui vend même son jasmin comme des drapeaux. Ou le Maroc avec ses reliquats d'orientalisme tarifés. L'Algérie fait partie de ce lot de pays du monde qui ont subi, organisé, fabriqué l'invisible qui les masque ou les protège. Ce pays n'a pas d'images. Moments de silence que vit le chroniqueur quand, parfois, en France, il rencontre intellectuels, journalistes ou écrivains en mode "off", pour dîner ou pour d'autres rites : on a de la curiosité pour lui (fatwa, roman, langue et compassion), puis arrive le moment du Zéro. Celui où l'on cherche à vous poser une question intéressante sur un pays inintéressant depuis longtemps. Celui où on comprend que l'on ne s'intéresse que moyennement à la réponse mais où l'on se dit que c'est l'occasion de poser une bonne question.

    "Il ne reste que Bouteflika, cet homme ni mort ni vivant"

    L'époque de la décolonisation étant largement épuisé, la guerre civile des années 90 un peu effacée par des deuils plus mondiaux face à l'islamisme, il ne reste que Bouteflika, cet homme ni mort ni vivant, invisible mais insistant. Il est l'unique énigme qui aujourd'hui peut rendre intéressante l'analyse mondaine de l'Algérien de passage en Occident. Enfant las de ce pays qui n'est ni l'Orient ni l'Occident mais une salle d'attente, on se replie vers la vocation de thanatopracteur, métier rare, pour dépasser le sinistre par le jeu d'humour. Car il faut une immense intelligence pour faire rire d'une tombe, au milieu d'un dîner savoureux et enjoué. Rien à dire sur l'Algérie, tout est dans la façon de le dire, en gros.

    L'Algérie, pays invisible, rend donc difficiles les vocations de l'art. Que raconter là où il ne se passe rien ? Le désert des Tartares étant déjà écrit et réécrit, il reste peu à dire. Revenir sur la guerre de libération algérienne ? Valable pour les septuagénaires. Ou faire dans l'art des exilés algériens : soupirer, s'emporter, regretter, prédire, se taire puis demander que l'on vous passe le sel avec les gestes de l'abnégation.

    "Mais d'où vient ce malheur d'être invisible ?"


    Question par retour de manivelle dans l'esprit : mais d'où nous vient ce malheur d'être si invisible dans les matrices d'images du monde ? D'abord, d'avoir été enjambé par les orientalismes d'autrefois ; il faut de la généalogie pour le désir d'autrui. Ensuite la guerre de libération algérienne qui a fini dans le cafouillage du décolonisateur. Suivra une guerre civile qui en écrasera le mythe et une actualité mondiale qui en fera du "has been" éditorial. Ensuite vient la raison sournoise : le régime algérien. Il fait partie de cette famille de dictatures qui ont compris qu'organiser l'invisibilité du pays permet de mener sa vocation de dictateur sans encombre. C'est la lumière médiatique, l'art conquérant, qui vous amène l'intérêt des autres et donc le procès, le jugement, la pression, les réformes et, pis encore, parfois la démocratie. "Vivons heureux, vivons invisibles" est le proverbe du dictateur intelligent. La diplomatie algérienne en Occident reste loin du verbe, de l'image. Les journalistes étrangers sont dissuadés de venir par des procédures de visas surréalistes, et le tourisme vers l'Algérie n'existe pas. Les moments de "pics" médiatiques comme les élections sont gérés avec ruse et sournoiserie. Et le pays est verrouillé par une paranoïa agaçante.

    L'invisibilité de l'Algérie est parfois remise en question par le fait divers, ce dieu du bref : flux migratoires, attentats, ou le retour aux sources d'un pied-noir... mais cela ne dure pas. Les "images" sont très vite diluées par les prismes : la banlieue-vision, la nostalgie, les soubresauts du djihadisme. Difficile de séduire, donc, par son art quand votre pays est la banalité même.
    Ce que vous faites de bien et de mal, vous le faites à vous
    Mahomet
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