L’auteur des Essais fascine et fait vendre. En se défiant des dogmes,
il a fondé une philosophie de la liberté individuelle qui entre en résonance
avec nos aspirations contemporaines.
Montaigne antistress, Un été avec Montaigne, La Vie sans loi… Les publications sur le philosophe se multiplient et connaissent un incroyable succès : près de 200 000 exemplaires vendus pour le recueil de chroniques d’Antoine Compagnon, historien de la littérature, paru l’été dernier (1). De l’essai universitaire au manuel de développement personnel, en passant par le livre de chevet, tous les formats s’efforcent de capturer un pan de ce penseur aux multiples facettes, hostile à toute forme d’autorité, mais fidèle serviteur de l’État, homme politique engagé et pourtant avide de loisir, rationaliste et néanmoins antisystème… Montaigne offre tellement de prises qu’il est à l’image d’un test de Rorschach : le lire et l’interpréter permet en définitive de mieux se connaître. C’est peut-être la raison de son succès, d’ailleurs. Il articule deux questions particulièrement sensibles aujourd’hui : l’identité (comment être soi ?) et la liberté (peut-on choisir sa vie ?). Pour autant, il n’impose rien au lecteur et le conjure constamment d’apprendre à être lui-même – un message qui se conjugue parfaitement avec l’individualisme contemporain.
Cette philosophie de la liberté prend racine dans l’éducation qu’a reçue Montaigne. Dès sa naissance, le 28 février 1533, son père décide que l’enfant sera élevé « sans contrainte »*, et qu’il aura le goût des sciences « par une volonté non forcée et de son propre désir ». Il s’inspire de la pédagogie prônée par le philosophe hollandais Érasme, préconisant d’« imaginer divers moyens pour rendre l’étude agréable à l’enfant » (2). En clair, le petit Montaigne fera tout ce qu’il veut mais sera bien cadré et ainsi amené à perpétuer la tradition familiale – noble, mais également juive ibérique, si l’on en croit le sociologue Edgar Morin. Son père impose par exemple à toute la maison de s’adresser à son fils en latin, seconde langue de l’élite européenne à l’époque. C’était une règle inviolable, racontera le philosophe, « autant que chacun en apprit pour baragouiner avec moi », y compris les domestiques. Résultat, l’enfant a à peine 6 ans et parle parfaitement la langue de César – avant même de connaître son premier mot de français – et il n’a jamais eu l’impression de travailler.
Jeunesse en captivité et libération
Pour cette raison peut-être, Montaigne cultive une féroce aversion pour l’institution scolaire, rappelle notamment le philosophe Marc Foglia (3). Il est envoyé à l’âge de 7 ans au collège, « une vraie geôle pour une jeunesse captive, dénonce-t-il. On la rend déréglée en la punissant de l’être avant qu’elle le soit ». Il vit comme une libération sa sortie à l’âge de 14 ans, entrant dans ce qu’il appelle sa « saison la plus licencieuse ». Selon l’historien Jean Lacouture en effet (4), il court les bals, multiplie les aventures amoureuses sans qu’on lui connaisse de relation durable, et fréquente volontiers les bordels. Si la vocation de tout homme est de penser, estime-t-il, le grand protagoniste de son aventure humaine n’en est pas moins celui qu’il appelle « Monsieur ma partie », ce « membre inobédient et tyrannique : qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi ».
À ces amours fiévreuses et volages, relève Antoine Compagnon, Montaigne oppose l’amitié, qu’il juge plus tempérée et constante. C’est le seul lien véritablement libre que l’on puisse imaginer entre deux individus, estime-t-il ; un sentiment au-dessus de tous les autres, qui, dans sa forme idéale, unit deux âmes au point que l’on ne peut plus les distinguer. C’est ce qu’il éprouve lorsqu’il rencontre, à l’âge de 25 ans, le poète et essayiste Étienne de la Boétie – une amitié comme on n’en voit « qu’une fois en trois siècles ». Il y a pour lui quelque chose d’inexplicable dans cette attraction qui, bien que voulue et consentie, porte presque la marque d’une emprise. « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, écrira Montaigne, qui ajoute en marge, sous deux encres de couleurs différentes : parce que c’était lui, parce que c’était moi. » La mort prématurée de La Boétie, sans doute emporté par la peste, est une déchirure. « Il n’est ni action ni pensée où il ne me manque (…). J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi. »
Avec la perte de son ami, et peut-être aussi avec l’arrivée de la maturité, Montaigne refrène ses envies de liberté et se laisse marier à l’âge de 32 ans. C’est probablement dans le même état d’esprit qu’il fait carrière comme magistrat au Parlement de Bordeaux, suivant notamment les conseils de son père. Le nobliau rebelle sommeille cependant toujours en lui. Il cultive un fort sentiment de défiance vis-à-vis des institutions judiciaires, dénonçant vivement les procédures et le caractère arbitraire de lois « qui se maintiennent à crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce que ce sont des lois ». C’est « le vrai témoignage de l’humaine imbécillité », renchérit-il. Il est notamment l’un des rares penseurs de son temps à s’opposer à la torture et à condamner l’oppression des Indiens d’Amérique.
Ce travail de Montaigne sur les lois nourrit un point central dans sa pensée : la question de « la coutume », ce que les sociologues appelleraient aujourd’hui l’habitus culturel, autrement dit l’ensemble des conventions et des normes que les habitants d’un pays respectent spontanément. Celle-ci exerce sur tout homme un véritable « empire », estime Montaigne, jugeant à ce titre que « nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands ». Quelle peut donc être la liberté d’un homme, se demande-t-il, dès lors que sa manière de vivre lui serait imposée de l’extérieur et de façon quasiment inconsciente ? La réponse apportée par le philosophe est pour le moins paradoxale : l’homme libre est celui qui se conforme aux coutumes de son temps et de son pays… tout en gardant à l’esprit qu’elles sont aussi irrationnelles et arbitraires que d’autres ! Autrement dit, ce n’est pas parce que toutes les valeurs sont contingentes qu’il faut les rejeter, c’est au contraire la meilleure raison d’adopter les premières venues, toute préférence versant à nouveau dans l’arbitraire. Montaigne se soumet à la coutume dans la mesure où elle protège de dérives autoritaristes individuelles, précise le philosophe Pierre Manent (5), mais prône plus fondamentalement – et à mots couverts… – de ne reconnaître la supériorité d’aucune forme d’autorité.
Conformité lucide et refus des dogmatismes
Cette position est d’autant moins conformiste qu’elle implique de respecter toute autre coutume au même titre que la sienne, et de n’imposer en aucun cas une façon de vivre ou de voir les choses. Foncièrement pluraliste, Montaigne fait sien un adage du scepticisme antique : « À tout discours s’oppose un discours de force égale », une citation attribuée à Pyrrhon d’Élis. Seuls le fanatisme et la cruauté, qui le plus souvent vont de pair, ne trouvent pas grâce à ses yeux. Une philosophie qui doit beaucoup à son contexte : les guerres de Religion font rage en Europe depuis les années 1560. Toute sa vie d’adulte, Montaigne a vu les catholiques et les protestants s’entretuer pour des questions de dogme et d’interprétation, des motifs qui lui semblent dérisoires. Ces conflits incessants sont, à ses yeux, une entrave plus grave aux libertés individuelles qu’une conformité lucide aux idéaux dominants. Montaigne renvoie donc dos à dos les partisans de l’Église et ceux de la Réforme, et plus généralement tous les dogmatismes. Ce plaidoyer pour la tolérance exercera une grande influence sur les Lumières, rappelle la philosophe Éliane Martin-Haag (6), à commencer par Montesquieu, Diderot et, bien sûr, Voltaire.
L’apparition d’un « je »
S’il prône « la vie sans loi », comme l’écrit P. Manent, Montaigne met cependant la stabilité du pays et le respect du droit au premier plan. Grand serviteur de l’État, il reste constamment à la disposition du roi, acceptant de participer aux guerres, à des missions de négociation ou encore de devenir maire de Bordeaux. Mais il se décharge autant que possible de ses affaires à la première occasion. Lorsque son père meurt en 1568, un coquet héritage lui permet notamment de démissionner du Parlement pour se retirer dans son domaine familial et jouir enfin de sa liberté. Entre une balade à cheval et deux promenades de santé, il aménage dans son château un refuge consacré à l’exercice d’une pensée sans contrainte.
« Je passe dans ma bibliothèque la plupart des jours de ma vie et la plupart des heures du jour », détaille-t-il. « Là, je feuillette à cette heure tantôt un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièce décousue ; tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici. » Le fruit de ces réflexions constituera le cœur des Essais, une somme de pensées rédigées sur une vingtaine d’années, sans cesse reprises et retravaillées. Aucune édition ne fait autorité d’ailleurs, Montaigne n’étant jamais parvenu à une version définitive (voir encadré).
Cette désinvolture se manifeste dans l’écriture même du texte, poursuit A. Compagnon. Le philosophe rejette résolument toute contrainte stylistique, toute mise en ordre de ses idées et toute rigueur argumentative. « Le parler que j’aime, explique-t-il, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche : un parler succulent et nerveux, court et serré (…), déréglé, décousu, et hardi. » En écrivant encore « par sauts » et « gambades », Montaigne entend épouser les ondoiements de la vie même, et insuffler du mouvement dans un cadre normatif – l’essai, le traité… – jugé trop rigide. La démarche aura frappé Montesquieu, qui écrira dans ses Pensées diverses : « Dans la plupart des auteurs je vois l’homme qui écrit ; dans Montaigne, l’homme qui pense. »
Montaigne antistress, Un été avec Montaigne, La Vie sans loi… Les publications sur le philosophe se multiplient et connaissent un incroyable succès : près de 200 000 exemplaires vendus pour le recueil de chroniques d’Antoine Compagnon, historien de la littérature, paru l’été dernier (1). De l’essai universitaire au manuel de développement personnel, en passant par le livre de chevet, tous les formats s’efforcent de capturer un pan de ce penseur aux multiples facettes, hostile à toute forme d’autorité, mais fidèle serviteur de l’État, homme politique engagé et pourtant avide de loisir, rationaliste et néanmoins antisystème… Montaigne offre tellement de prises qu’il est à l’image d’un test de Rorschach : le lire et l’interpréter permet en définitive de mieux se connaître. C’est peut-être la raison de son succès, d’ailleurs. Il articule deux questions particulièrement sensibles aujourd’hui : l’identité (comment être soi ?) et la liberté (peut-on choisir sa vie ?). Pour autant, il n’impose rien au lecteur et le conjure constamment d’apprendre à être lui-même – un message qui se conjugue parfaitement avec l’individualisme contemporain.
Cette philosophie de la liberté prend racine dans l’éducation qu’a reçue Montaigne. Dès sa naissance, le 28 février 1533, son père décide que l’enfant sera élevé « sans contrainte »*, et qu’il aura le goût des sciences « par une volonté non forcée et de son propre désir ». Il s’inspire de la pédagogie prônée par le philosophe hollandais Érasme, préconisant d’« imaginer divers moyens pour rendre l’étude agréable à l’enfant » (2). En clair, le petit Montaigne fera tout ce qu’il veut mais sera bien cadré et ainsi amené à perpétuer la tradition familiale – noble, mais également juive ibérique, si l’on en croit le sociologue Edgar Morin. Son père impose par exemple à toute la maison de s’adresser à son fils en latin, seconde langue de l’élite européenne à l’époque. C’était une règle inviolable, racontera le philosophe, « autant que chacun en apprit pour baragouiner avec moi », y compris les domestiques. Résultat, l’enfant a à peine 6 ans et parle parfaitement la langue de César – avant même de connaître son premier mot de français – et il n’a jamais eu l’impression de travailler.
Jeunesse en captivité et libération
Pour cette raison peut-être, Montaigne cultive une féroce aversion pour l’institution scolaire, rappelle notamment le philosophe Marc Foglia (3). Il est envoyé à l’âge de 7 ans au collège, « une vraie geôle pour une jeunesse captive, dénonce-t-il. On la rend déréglée en la punissant de l’être avant qu’elle le soit ». Il vit comme une libération sa sortie à l’âge de 14 ans, entrant dans ce qu’il appelle sa « saison la plus licencieuse ». Selon l’historien Jean Lacouture en effet (4), il court les bals, multiplie les aventures amoureuses sans qu’on lui connaisse de relation durable, et fréquente volontiers les bordels. Si la vocation de tout homme est de penser, estime-t-il, le grand protagoniste de son aventure humaine n’en est pas moins celui qu’il appelle « Monsieur ma partie », ce « membre inobédient et tyrannique : qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi ».
À ces amours fiévreuses et volages, relève Antoine Compagnon, Montaigne oppose l’amitié, qu’il juge plus tempérée et constante. C’est le seul lien véritablement libre que l’on puisse imaginer entre deux individus, estime-t-il ; un sentiment au-dessus de tous les autres, qui, dans sa forme idéale, unit deux âmes au point que l’on ne peut plus les distinguer. C’est ce qu’il éprouve lorsqu’il rencontre, à l’âge de 25 ans, le poète et essayiste Étienne de la Boétie – une amitié comme on n’en voit « qu’une fois en trois siècles ». Il y a pour lui quelque chose d’inexplicable dans cette attraction qui, bien que voulue et consentie, porte presque la marque d’une emprise. « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, écrira Montaigne, qui ajoute en marge, sous deux encres de couleurs différentes : parce que c’était lui, parce que c’était moi. » La mort prématurée de La Boétie, sans doute emporté par la peste, est une déchirure. « Il n’est ni action ni pensée où il ne me manque (…). J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi. »
Avec la perte de son ami, et peut-être aussi avec l’arrivée de la maturité, Montaigne refrène ses envies de liberté et se laisse marier à l’âge de 32 ans. C’est probablement dans le même état d’esprit qu’il fait carrière comme magistrat au Parlement de Bordeaux, suivant notamment les conseils de son père. Le nobliau rebelle sommeille cependant toujours en lui. Il cultive un fort sentiment de défiance vis-à-vis des institutions judiciaires, dénonçant vivement les procédures et le caractère arbitraire de lois « qui se maintiennent à crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce que ce sont des lois ». C’est « le vrai témoignage de l’humaine imbécillité », renchérit-il. Il est notamment l’un des rares penseurs de son temps à s’opposer à la torture et à condamner l’oppression des Indiens d’Amérique.
Ce travail de Montaigne sur les lois nourrit un point central dans sa pensée : la question de « la coutume », ce que les sociologues appelleraient aujourd’hui l’habitus culturel, autrement dit l’ensemble des conventions et des normes que les habitants d’un pays respectent spontanément. Celle-ci exerce sur tout homme un véritable « empire », estime Montaigne, jugeant à ce titre que « nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands ». Quelle peut donc être la liberté d’un homme, se demande-t-il, dès lors que sa manière de vivre lui serait imposée de l’extérieur et de façon quasiment inconsciente ? La réponse apportée par le philosophe est pour le moins paradoxale : l’homme libre est celui qui se conforme aux coutumes de son temps et de son pays… tout en gardant à l’esprit qu’elles sont aussi irrationnelles et arbitraires que d’autres ! Autrement dit, ce n’est pas parce que toutes les valeurs sont contingentes qu’il faut les rejeter, c’est au contraire la meilleure raison d’adopter les premières venues, toute préférence versant à nouveau dans l’arbitraire. Montaigne se soumet à la coutume dans la mesure où elle protège de dérives autoritaristes individuelles, précise le philosophe Pierre Manent (5), mais prône plus fondamentalement – et à mots couverts… – de ne reconnaître la supériorité d’aucune forme d’autorité.
Conformité lucide et refus des dogmatismes
Cette position est d’autant moins conformiste qu’elle implique de respecter toute autre coutume au même titre que la sienne, et de n’imposer en aucun cas une façon de vivre ou de voir les choses. Foncièrement pluraliste, Montaigne fait sien un adage du scepticisme antique : « À tout discours s’oppose un discours de force égale », une citation attribuée à Pyrrhon d’Élis. Seuls le fanatisme et la cruauté, qui le plus souvent vont de pair, ne trouvent pas grâce à ses yeux. Une philosophie qui doit beaucoup à son contexte : les guerres de Religion font rage en Europe depuis les années 1560. Toute sa vie d’adulte, Montaigne a vu les catholiques et les protestants s’entretuer pour des questions de dogme et d’interprétation, des motifs qui lui semblent dérisoires. Ces conflits incessants sont, à ses yeux, une entrave plus grave aux libertés individuelles qu’une conformité lucide aux idéaux dominants. Montaigne renvoie donc dos à dos les partisans de l’Église et ceux de la Réforme, et plus généralement tous les dogmatismes. Ce plaidoyer pour la tolérance exercera une grande influence sur les Lumières, rappelle la philosophe Éliane Martin-Haag (6), à commencer par Montesquieu, Diderot et, bien sûr, Voltaire.
L’apparition d’un « je »
S’il prône « la vie sans loi », comme l’écrit P. Manent, Montaigne met cependant la stabilité du pays et le respect du droit au premier plan. Grand serviteur de l’État, il reste constamment à la disposition du roi, acceptant de participer aux guerres, à des missions de négociation ou encore de devenir maire de Bordeaux. Mais il se décharge autant que possible de ses affaires à la première occasion. Lorsque son père meurt en 1568, un coquet héritage lui permet notamment de démissionner du Parlement pour se retirer dans son domaine familial et jouir enfin de sa liberté. Entre une balade à cheval et deux promenades de santé, il aménage dans son château un refuge consacré à l’exercice d’une pensée sans contrainte.
« Je passe dans ma bibliothèque la plupart des jours de ma vie et la plupart des heures du jour », détaille-t-il. « Là, je feuillette à cette heure tantôt un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièce décousue ; tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici. » Le fruit de ces réflexions constituera le cœur des Essais, une somme de pensées rédigées sur une vingtaine d’années, sans cesse reprises et retravaillées. Aucune édition ne fait autorité d’ailleurs, Montaigne n’étant jamais parvenu à une version définitive (voir encadré).
Cette désinvolture se manifeste dans l’écriture même du texte, poursuit A. Compagnon. Le philosophe rejette résolument toute contrainte stylistique, toute mise en ordre de ses idées et toute rigueur argumentative. « Le parler que j’aime, explique-t-il, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche : un parler succulent et nerveux, court et serré (…), déréglé, décousu, et hardi. » En écrivant encore « par sauts » et « gambades », Montaigne entend épouser les ondoiements de la vie même, et insuffler du mouvement dans un cadre normatif – l’essai, le traité… – jugé trop rigide. La démarche aura frappé Montesquieu, qui écrira dans ses Pensées diverses : « Dans la plupart des auteurs je vois l’homme qui écrit ; dans Montaigne, l’homme qui pense. »
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