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Merzak Allouache : "La violence en Algérie est à fleur de peau"

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  • Merzak Allouache : "La violence en Algérie est à fleur de peau"

    11 mai 2015 à 14h30
    Par Majda Abdellah



    Trois ans après "Le Repenti", Merzak Allouache est de retour avec "Les Terrasses", un film unanimement salué par la critique. Sélectionné au 70e Festival de la Mostra de Venise, il a reçu le Grand prix du film arabe au Festival d'Abu Dhabi, ainsi que le prix de la critique internationale. Rencontre avec un réalisateur qui regarde en face la société algérienne.

    Au rythme des cinq prières de l’islam, le temps d’une journée, le dernier film de Merzak Allouache invite le spectateur à découvrir cinq quartiers d’Alger à travers cinq terrasses, chacune donnant à voir une histoire particulière. Le réalisateur, pour qui la ville natale est une source inépuisable d’inspiration, livre dans son oeuvre un regard désabusé sur la société algérienne, "malade de ses contradictions". Interview.

    Jeune Afrique : Pourquoi avoir choisi de tourner uniquement sur des terrasses pour ce film ?

    Merzak Allouache : À Alger, mais aussi à Oran et dans les grandes villes d’Algérie, il y a beaucoup de terrasses sur les immeubles. Elles jouent un rôle dans la ville, un rôle qui a changé. Avant elles étaient considérées comme le lieu des femmes. Dans la casbah ou dans les villes européennes d’Algérie, les femmes s’y retrouvaient fréquemment. Mais depuis quelque temps, à cause du surpeuplement, les gens logent là où ils peuvent, et ils se sont mis à habiter sur les terrasses, dans les caves. Et finalement tourner sur ces terrasses me paraissait intéressant, il s’agissait pour moi d’un studio à ciel ouvert où je pouvais raconter mes histoires, tout en gardant une vue sur Alger. J’essaie d’observer la société algérienne dans ses traditions, ses mutations. J’essaie de porter un regard sur les gens qui font partie de cette société.

    De quoi vous êtes-vous inspiré ?

    Je m’inspire comme dans tous mes films de la réalité algérienne. Quand je suis en Algérie, j’apprends plein de choses. Il y a des milliers d’histoires qui sont racontées, des rumeurs qui circulent. Et malgré l’immobilisme de la société, il y a des choses incroyables qui se passent. Alors je lis, je regarde autour de moi. En général, je retravaille pour la fiction des histoires qui ont existé, qu’on m’a racontées, que j’ai vues. Donc il y a bien sûr une grande part de réalité. D’ailleurs, lors de la projection du film à Toulon, récemment, il y a avait des Algériens dans la salle, dont certains m’ont dit que le film leur rappelait des choses qu’ils avaient vu ou connu en Algérie.

    Entre les scènes de torture, les coups, les meurtres, le film déborde de violence. À l’image de la société algérienne ?

    Nous avons vécu des années terribles et nous n’avons pas réglé les problèmes de cette décennie noire. La violence qu’on a vécue a été une violence suprême, incroyable. Les choses ne peuvent pas disparaître comme cela. La société algérienne n’est pas stabilisée, après ce qu’elle a vécu. Or il y a aujourd’hui une amnésie qui s’est installée, une sorte de chape de plomb, ça n’a pas l’air de bouger. Les jeunes générations se plaignent, veulent partir, ne trouvent pas leur compte dans cette société. Oui Alger est très belle, mais on s’y ennuie beaucoup. La violence en Algérie est à fleur de peau. Et ce n’est pas seulement à cause de l’islamisme. II y aussi la question de savoir ce que nous sommes, où nous allons. Il faut dans toute société un projet. Mais en Algérie, le seul projet, c’est le commerce informel, les épiceries, les gens qui vendent, qu’ils soient barbus ou non. On a l’impression d’un vide qui se ressent d’autant plus fortement dans la vie culturelle. Il n’y a pas d’infrastructures, pas de moyens de distraction, il n’y a que des commerces et des habitations.

    Votre regard sur la société algérienne est donc pessimiste…

    Disons que, dans mon observation actuelle, je suis pessimiste, je regarde la société d’un œil critique. Et quand vous allez en Algérie, beaucoup de gens sont pessimistes, se plaignent de quelque chose qui est là, latent, de cette société qui stagne sans projet. Quand vous allez en Algérie, vous croisez dans les rues des commerçants, des gens qui marchent, sans savoir pourquoi. On ne sait pas où on en est, ce n’est donc pas un tableau réjouissant.


    La vraie censure, c’est qu’on ne montre pas nos films au public. Il n’y a pas de salle.

    Quel a été l’accueil réservé au film en Algérie?

    J’ai présenté le film au Festival du film maghrébin qui a eu lieu à Alger. Les gens du milieu sont venus. Il y a un microcosme de culture à Alger. Ils ne sont pas nombreux, mais à eux seuls, ils ont rempli la salle (rires). Quant à la presse, elle n’aime pas mes films. Je ne sais pas pourquoi. Beaucoup de journalistes algériens me reprochent de tourner des films sur l’Algérie alors que je n’y vis plus. C’est une presse qui se proclame indépendante, mais dont on sait qu’elle n’a au fond aucune indépendance. C’est un ensemble de gens qui ne travaillent pas sur la crise de la culture et de la production artistique, qui s’instituent critiques de cinéma sans qu’on sache d’où ils viennent. Ils se contentent de flatter les films officiels, les films sur la guerre d’indépendance. Mais j’accepte bien sûr toutes les critiques. Quand je tourne un film, je pars du principe qu’il appartient à tout le monde, chacun écrit ce qu’il veut, mais personnellement, je ne prends pas en compte la presse algérienne.

    On vous a aussi reproché de ne pas boycotter Israël, d’où vient cette polémique ?

    C’était au moment où le film a été sélectionné au festival de la Mostra de Venise. Des journalistes m’ont sorti une histoire selon laquelle parce qu’il y avait également un film israélien sélectionné [Ana Arabia, de Amos Gitai, NDLR], je devais retirer mon film en guise de symbole de boycott d’Israël. J’ai évidemment refusé car c’est n’importe quoi sauf un bon motif…

    Dans quelles mesures les réalisateurs algériens sont-ils confrontés à la censure?

    La vraie censure, c’est qu’on ne montre pas nos films au public. Il n’y a pas de salle. On en arrive au point où un film tourné en Algérie n’a de sens d’exister que s’il est présenté dans des festivals ou qu’il est diffusé à l’étranger. On a des films officiels, des professionnels du milieu qui viennent les voir, et on s’arrête là. Il n’y a pas de vie culturelle. C’est ma grande frustration. Il y a des cinéastes qui se complaisent dans cette situation, qui trouvent cela normal. À cette censure indirecte liée à l’absence de diffusion en Algérie, s’ajoute parfois une censure directe sur le scénario qu’on dépose. J’en ai payé les frais lors de mon film Le Repenti pour lequel je n’ai reçu aucune aide financière au motif que les autorités n’étaient pas d’accord avec le sujet de mon film. Cette censure peut amener les cinéastes à faire de l’autocensure. Tristement, c’est le cas dans le monde arabe : les cinéastes connaissent les lignes rouges qu’il ne faut pas dépasser. Et cette autocensure amoindrit les choses qu’on raconte dans un film ou une pièce de théâtre.



    .....

  • #2
    « Les Terrasses » de Merzak Allouache : chroniques d’une Algérie déglinguée

    Akram Belkaid , 12 juin 2015

    Évoquer avec justesse et une rare maîtrise la société algérienne d’après la « décennie noire », c’est le tour de force talentueux réalisé par Merzak Allouache dans Les Terrasses, son dernier film actuellement dans les salles en France.
    L’action se déroule dans des terrasses d’Alger au fil des cinq prières quotidiennes. Il n’y a pas d’intrigue unique mais plusieurs personnages qui se croisent, chacun engagé dans sa propre quête, ordinaire ou non, allant vers un destin parfois tragique. Ici, dans la Casbah, c’est une grand-mère qui n’en peut plus d’héberger sa fille folle et son petit-fils démoli par « Madame Courage », cette drogue, cocktail de psychotropes divers, qui fait des ravages dans la jeunesse. Là, sur les hauteurs, c’est une équipe de tournage qui, ignorant le danger, entre dans une villa inhabitée pour tourner des plans de la capitale. Pas loin, c’est un homme que l’on torture pour qu’il signe on ne sait quel document.
    Renouant avec l’inspiration de ses premiers films, notamment le toujours culte Omar Gatlato, — emblématique de la jeunesse algérienne du milieu des années 1970 —, Allouache montre une capitale dont les habitants ne s’aiment guère. C’est d’ailleurs ce que chante un groupe de musique qui répète sur l’un des toits du centre ville. Une capitale où les rapports humains sont empreints de tension, de défiance et de violence latente, où la moindre altercation peut mener à l’irréparable. Les Terrasses disent une vérité difficile à entendre. À Alger, et malgré la fin décrétée de la guerre civile qui a ensanglanté le pays de 1992 à 2002, la vie ne tient qu’à un fil : le frère tue le frère, le voisin souhaite la mort du voisin, les uns arnaquent les autres et le jeune se suicide parce qu’il n’en peut plus de ce qui l’entoure. De fait, la mort rode encore et elle n’est pas le fait du seul « terrorisme résiduel », expression consacrée pour désigner la persistance d’attentats et autres attaques menées par des groupes islamistes ayant refusé de déposer les armes.

    Effets à retardement de la « sale guerre »

    En ce sens, le film sonne comme une mise en garde qui fait froid dans le dos. Les prix du pétrole chutent — ce qui fait perdre au pays plusieurs dizaines de milliards de dollars et planer la menace d’une explosion sociale — et l’on n’en finit pas de s’interroger sur l’état de santé du président Abdelaziz Bouteflika et de la manière dont sera organisée sa succession. Le message du film est clair : il dit que les Algériens, jeunes ou pas, ont encore en eux les « germes » qui pourraient les pousser à s’entretuer de nouveau. En cela, cette fiction fait écho aux multiples cris d’alarme de médecins inquiets de voir que les effets de la « sale guerre », parmi lesquels l’existence de stress post-traumatiques, ne sont pas sérieusement pris en charge par les autorités.
    Mais il n’y a pas que le traitement clinique qui serait nécessaire. Affairisme, omniprésence du « piston », banditisme, désarroi, lâcheté des hommes face aux violences faites aux femmes et renoncement général sont les maux décrits par petites touches et par d’excellents dialogues en (vrai) arabe algérien où surnagent les délicieux emprunts faits encore et toujours à la langue française (« baba dispara », mon père a disparu, dit ainsi l’un des personnages...). Et parmi ces maux, ceux-là même qui, d’une certaine façon ont déjà conduit l’Algérie au pire, Merzak Allouache met aussi en évidence la persistance du radicalisme religieux et du lavage de cerveau d’une partie de la jeunesse par des imams prompts à chanter les louanges du djihad. À cela s’ajoute une bigoterie mâtinée de superstitions diverses, un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis les années 2000, et qui pousse par exemple une femme à consulter un charlatan, pseudo cheikh, pour régler ses problèmes de couple ou de santé.

    « Alger la Blanche » décatie

    Le film montre aussi la coexistence permanente du beau et du laid. D’un côté une baie splendide, une lumière méditerranéenne extraordinaire (ce n’est pas un mince exploit que de l’avoir restituée). De l’autre, une ville déglinguée, de plus en plus anarchique avec ses immeubles qui tombent en ruine, ses façades lépreuses, ses habitants déguenillés ou habillés sans goût, plongés dans une acculturation dont ils n’ont plus conscience, à l’image de leurs tee-shirts de marques occidentales contrefaites ou de ces antennes paraboliques omniprésentes. Le moche et le vulgaire semblent avoir pris possession d’une capitale dont la blancheur légendaire n’est, comme le dit un personnage, réhabilitée (du moins en partie) qu’à l’occasion de la visite d’un chef d’État étranger. Les Terrasses montre Alger qui souffre, abandonnée à son sort, à l’image d’une Casbah qui tombe en ruine et que, demain, certainement, des promoteurs immobiliers aujourd’hui en embuscade transformeront en un nouveau Dubai City avec ses tours de verre et d’acier et ses climatiseurs, symboles obligés de la modernité et de « l’émergence » économique. En regardant le film et ses plans sur la ville, on se dit que Merzak Allouache a aussi voulu figer les images d’une ville paradoxale dont le caractère décati forge aussi sa beauté et sa personnalité. Une sorte de dernier témoignage, livré au moment où un équilibre fragile précède la bascule vers un chaos définitif. Lequel, à l’image de ce qui se passe au Caire, obligera les maîtres du pays à ressortir des cartons les divers projets pour la construction d’une nouvelle capitale.

    La fête dans la tempête

    Faut-il pour autant désespérer d’Alger, de ses habitants et même de l’Algérie ? Ce qui frappe dans Les Terrasses, c’est le refus du tragique grandiloquent, voire de la haine de soi dans laquelle excellent hélas quelques écrivains algériens de renom. Car la résistance est là. L’Algérois survit et se bat, bien qu’il procède lui-même de son propre accablement. Ainsi, les jeunes musiciens du film n’ignorent rien de leur environnement, ils s’y adaptent. Ils réfléchissent à la manière de pratiquer leur art et de résister à la marchandisation générale comme ces « tentes du ramadan », coûteux spectacles sponsorisés par de grandes entreprises privées ayant désormais pignon sur rue dans l’ex-économie du socialisme spécifique. Sur les terrasses délabrées, il y a aussi de nombreuses plantes vertes. Certes, les pots sont hideux et hétéroclites, les tiges malingres, mais elles poussent. Elles sont l’emblème d’une vie qui continue, symbolisée par un mariage fêté sur une terrasse par un petit concert, de chaabi, cette musique intrinsèquement algéroise à laquelle Allouache aime rendre hommage. La scène est d’ailleurs emblématique du film puisque le concert se déroule de nuit alors qu’il vente et que la pluie menace. La joie avant une nouvelle tempête ?

    The Rooftops / Les Terrasses (2015)



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