Une cure de soufisme sous l’égide d’«Al cheikh al akbar»
Que peut Ibn Arabi contre Daech ?
Prodige ! Une jeune gazelle voilée / Montrant de son doigt pourpré et faisant signe de ses paupières / Son champ est entre côtes et entrailles / O merveille, un jardin parmi les flammes / Mon cœur devient capable de toute image / Il est prairie pour les gazelles / Couvent pour les moines / Temple pour les idoles / Mecque pour les pèlerins / Tablettes de la Torah et livre du Coran / Je suis la religion de l’amour / Partout où se dirigent ses montures / L’amour est ma religion et ma foi.» Du Ibn Arabi dans le texte.
Extrait de Torjouman Al Achwaq, «Le Chant de l’ardent désir» (traduit de l’arabe par Mahmoud Sami-Ali, éditions Sindbad). Cette année, nous célébrons le 850e anniversaire de la naissance du grand maître soufi. Né à Murcie (Andalousie) en 1165 et mort à Damas en 1240, Mohieddine Ibn Arabi a laissé une œuvre prolifique qui s’élève à quelque 846 ouvrages, selon le répertoire établi par Osman Yahia dans son Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn Arabi. On comprend pourquoi on le surnomme «Al Cheikh Al Akbar» ou encore «Doctor Maximus» en Occident…
Et pour faire honneur à sa pensée et revisiter son œuvre, un colloque a été organisé mercredi 10 juin à l’initiative des éditions Librairie de philosophie et de soufisme en collaboration avec la Bibliothèque Nationale. La salle rouge de la BN qui accueillait cette rencontre internationale avait les atours d’une assemblée soufie. Il y flottait un air de spiritualité suave.
De quoi réconcilier les plus sceptiques avec le divin tant le verbe d’Ibn Arabi est littéralement envoûtant, et exquis les commentaires prodigués par une brochette d’éminents spécialistes invités pour l’occasion. Il faut dire que cela nous change agréablement des «prêt-à-penser» faciles et des sentences vociférantes d’une certaine religiosité particulièrement agressive.
Et même quand on n’a pas tout compris tant l’œuvre d’Ibn Arabi est ardue, et les explications «herméneutiques» de nos aimables connaisseurs passablement hermétiques, il n’empêche que l’on ressort de la salle étonnamment soulagé, apaisé, avec la douce conviction qu’un autre récit est possible.
Une œuvre hautement ésotérique
Pas moins de six chercheurs, parmi les meilleurs spécialistes d’Ibn Arabi, se sont ainsi succédé pour disséquer l’œuvre monstrueuse du grand mystique andalou, chacun apportant sa contribution à cet ambitieux travail de déconstruction. C’est à la Libanaise Souad El Hakim, de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, référence mondiale en matière de pensée «akbarienne», que revient l’honneur d’ouvrir le bal avec une communication intitulée : «Les Voies vers Allah à travers l’expérience spirituelle d’Ibn Arabi et ses écrits».
Le Syrien Bakri Alaa-Eddine, de l’université de Damas, lui emboîte le pas pour évoquer les relations entre philosophie et mystique chez Ibn Arabi. Ensuite c’est au tour de l’Algérien Saad Khemissi, de l’université de Constantine, qui s’est intéressé, pour sa part, à «La dimension féminine dans le système de pensée akbarien». La Jordanienne Laila Khalifa prend le relais pour parler de la notion de «Futuwwa» (chevalerie mystique pour faire court) chez l’auteur des Fûtûhat al Makkiyya.
Son exposé s’est décliné toutefois sous le titre : «Le système d’Ibn Arabi des Illuminations Solaires (Futuhat) aux Illuminations Lunaires (Fusus).» Elle sera suivie par le Marocain Mohammed Hamza Cherif El Kettani avec une communication sur «Le concept de wilaya chez Al Cheikh Al Akbar» et ce, à partir des travaux de Michel «Ali» Chodkiewicz, notamment son ouvrage : Le Sceau des Saints. Prophétie et Sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî.
Enfin, Zaïm Khenchelaoui, anthropologue des religions et spécialiste du soufisme, termine par une ode à l’amour mystique à travers une communication dédiée au «fiqh de l’amour» ou «théologie de l’amour» chez Ibn Arabi.
Rien qu’aux intitulés, on devine la teneur et la qualité des interventions. De fait, les communications étaient toutes plus pointues et plus fouillées les unes que les autres. Et pour qui ne possède pas les codes et les «éléments de langage» de la pensée akbarienne, il faut reconnaître qu’il est extrêmement difficile de déchiffrer l’œuvre d’Ibn Arabi, considéré comme le plus grand maître du soufisme de tous les temps. On lui doit notamment la doctrine ésotérique de «Wihdat el woujoud» (Unicité de l’existence, traduite aussi par Unité de l’être).
Ibn Arabi et nous
Au-delà de l’influence de portée universelle qu’a exercée Ibn Arabi, il convient de s’arrêter sur les liens, très étroits, qu’il entretenait avec notre pays, et qui devrait nous inciter à le célébrer, et surtout, à nous réapproprier son héritage avec plus d’envie. Maître Mohamed Atbi, directeur de collection aux éditions Librairie de philosophie et de soufisme, organisatrices de l’événement, n’a pas manqué d’ailleurs de souligner, dans son mot d’ouverture, que «l’Algérie a un lien très fort avec ce saint andalou».
On sait déjà qu’Ibn Arabi, dans son cheminement initiatique, était fortement influencé par Choaïb Abou Madyan El Ghouth, plus connu chez nous sous le nom de Sidi Boumediène, autre grand pôle mystique, saint patron de Tlemcen où il est enterré, et qui, bien que natif de la région de Séville, avait longtemps vécu à Béjaïa. Ibn Arabi le considérait comme son maître spirituel.
Me Atbi ajoute que les relations entre Ibn Arabi et l’Algérie étaient également d’ordre familial. «L’un de ses oncles maternels était prince de Tlemcen et son épouse était originaire de Béjaïa», rapporte-t-il. Mohamed Atbi rappelle, dans la foulée, que le premier commentateur de son Fusus El-Hikam, l’un des ouvrages majeurs du maître soufi, était Afif-Eddine Al Tilimssani, un savant bien de chez nous. «Et le dernier des grands commentateurs de la pensée akbarienne est l’Emir Abdelkader El Djazaïri» poursuit notre hôte. «L’Algérie a donc des relations très étroites, intimes, familiales avec Al Cheikh Al Akbar.
Il a connu ses oncles maternels en visitant la ville de Tlemcen et il s’est rendu à Béjaïa où il a été gratifié d’illuminations et de visions spirituelles (foutouhate rouhania)», argue encore Me Atbi. «Nous nous devions donc de célébrer cet homme et sa pensée foisonnante», conclut-il.
(à suivre)
Que peut Ibn Arabi contre Daech ?
Prodige ! Une jeune gazelle voilée / Montrant de son doigt pourpré et faisant signe de ses paupières / Son champ est entre côtes et entrailles / O merveille, un jardin parmi les flammes / Mon cœur devient capable de toute image / Il est prairie pour les gazelles / Couvent pour les moines / Temple pour les idoles / Mecque pour les pèlerins / Tablettes de la Torah et livre du Coran / Je suis la religion de l’amour / Partout où se dirigent ses montures / L’amour est ma religion et ma foi.» Du Ibn Arabi dans le texte.
Extrait de Torjouman Al Achwaq, «Le Chant de l’ardent désir» (traduit de l’arabe par Mahmoud Sami-Ali, éditions Sindbad). Cette année, nous célébrons le 850e anniversaire de la naissance du grand maître soufi. Né à Murcie (Andalousie) en 1165 et mort à Damas en 1240, Mohieddine Ibn Arabi a laissé une œuvre prolifique qui s’élève à quelque 846 ouvrages, selon le répertoire établi par Osman Yahia dans son Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn Arabi. On comprend pourquoi on le surnomme «Al Cheikh Al Akbar» ou encore «Doctor Maximus» en Occident…
Et pour faire honneur à sa pensée et revisiter son œuvre, un colloque a été organisé mercredi 10 juin à l’initiative des éditions Librairie de philosophie et de soufisme en collaboration avec la Bibliothèque Nationale. La salle rouge de la BN qui accueillait cette rencontre internationale avait les atours d’une assemblée soufie. Il y flottait un air de spiritualité suave.
De quoi réconcilier les plus sceptiques avec le divin tant le verbe d’Ibn Arabi est littéralement envoûtant, et exquis les commentaires prodigués par une brochette d’éminents spécialistes invités pour l’occasion. Il faut dire que cela nous change agréablement des «prêt-à-penser» faciles et des sentences vociférantes d’une certaine religiosité particulièrement agressive.
Et même quand on n’a pas tout compris tant l’œuvre d’Ibn Arabi est ardue, et les explications «herméneutiques» de nos aimables connaisseurs passablement hermétiques, il n’empêche que l’on ressort de la salle étonnamment soulagé, apaisé, avec la douce conviction qu’un autre récit est possible.
Une œuvre hautement ésotérique
Pas moins de six chercheurs, parmi les meilleurs spécialistes d’Ibn Arabi, se sont ainsi succédé pour disséquer l’œuvre monstrueuse du grand mystique andalou, chacun apportant sa contribution à cet ambitieux travail de déconstruction. C’est à la Libanaise Souad El Hakim, de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, référence mondiale en matière de pensée «akbarienne», que revient l’honneur d’ouvrir le bal avec une communication intitulée : «Les Voies vers Allah à travers l’expérience spirituelle d’Ibn Arabi et ses écrits».
Le Syrien Bakri Alaa-Eddine, de l’université de Damas, lui emboîte le pas pour évoquer les relations entre philosophie et mystique chez Ibn Arabi. Ensuite c’est au tour de l’Algérien Saad Khemissi, de l’université de Constantine, qui s’est intéressé, pour sa part, à «La dimension féminine dans le système de pensée akbarien». La Jordanienne Laila Khalifa prend le relais pour parler de la notion de «Futuwwa» (chevalerie mystique pour faire court) chez l’auteur des Fûtûhat al Makkiyya.
Son exposé s’est décliné toutefois sous le titre : «Le système d’Ibn Arabi des Illuminations Solaires (Futuhat) aux Illuminations Lunaires (Fusus).» Elle sera suivie par le Marocain Mohammed Hamza Cherif El Kettani avec une communication sur «Le concept de wilaya chez Al Cheikh Al Akbar» et ce, à partir des travaux de Michel «Ali» Chodkiewicz, notamment son ouvrage : Le Sceau des Saints. Prophétie et Sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî.
Enfin, Zaïm Khenchelaoui, anthropologue des religions et spécialiste du soufisme, termine par une ode à l’amour mystique à travers une communication dédiée au «fiqh de l’amour» ou «théologie de l’amour» chez Ibn Arabi.
Rien qu’aux intitulés, on devine la teneur et la qualité des interventions. De fait, les communications étaient toutes plus pointues et plus fouillées les unes que les autres. Et pour qui ne possède pas les codes et les «éléments de langage» de la pensée akbarienne, il faut reconnaître qu’il est extrêmement difficile de déchiffrer l’œuvre d’Ibn Arabi, considéré comme le plus grand maître du soufisme de tous les temps. On lui doit notamment la doctrine ésotérique de «Wihdat el woujoud» (Unicité de l’existence, traduite aussi par Unité de l’être).
Ibn Arabi et nous
Au-delà de l’influence de portée universelle qu’a exercée Ibn Arabi, il convient de s’arrêter sur les liens, très étroits, qu’il entretenait avec notre pays, et qui devrait nous inciter à le célébrer, et surtout, à nous réapproprier son héritage avec plus d’envie. Maître Mohamed Atbi, directeur de collection aux éditions Librairie de philosophie et de soufisme, organisatrices de l’événement, n’a pas manqué d’ailleurs de souligner, dans son mot d’ouverture, que «l’Algérie a un lien très fort avec ce saint andalou».
On sait déjà qu’Ibn Arabi, dans son cheminement initiatique, était fortement influencé par Choaïb Abou Madyan El Ghouth, plus connu chez nous sous le nom de Sidi Boumediène, autre grand pôle mystique, saint patron de Tlemcen où il est enterré, et qui, bien que natif de la région de Séville, avait longtemps vécu à Béjaïa. Ibn Arabi le considérait comme son maître spirituel.
Me Atbi ajoute que les relations entre Ibn Arabi et l’Algérie étaient également d’ordre familial. «L’un de ses oncles maternels était prince de Tlemcen et son épouse était originaire de Béjaïa», rapporte-t-il. Mohamed Atbi rappelle, dans la foulée, que le premier commentateur de son Fusus El-Hikam, l’un des ouvrages majeurs du maître soufi, était Afif-Eddine Al Tilimssani, un savant bien de chez nous. «Et le dernier des grands commentateurs de la pensée akbarienne est l’Emir Abdelkader El Djazaïri» poursuit notre hôte. «L’Algérie a donc des relations très étroites, intimes, familiales avec Al Cheikh Al Akbar.
Il a connu ses oncles maternels en visitant la ville de Tlemcen et il s’est rendu à Béjaïa où il a été gratifié d’illuminations et de visions spirituelles (foutouhate rouhania)», argue encore Me Atbi. «Nous nous devions donc de célébrer cet homme et sa pensée foisonnante», conclut-il.
(à suivre)
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