ne fois n’est pas coutume, le doyen des historiens marocains, sort de sa réserve et fait part à Zamane de sa réflexion sur l’union du Maghreb et sur sa pertinence
Riche d’une expérience de plus d’un demi-siècle, Abdallah Laroui n’est pas un idéaliste. D’ailleurs l’a-t-il jamais été ? Il porte sur les choses un regard distancé et, de son aveu même, ne cède jamais à la tentation de la spontanéité. C’est dire combien sa parole est précieuse : rare et réfléchie, elle éclaire le Maroc et le Maghreb d’une lueur froide, sans passion, presque cynique. Car Laroui est peut-être le plus « machiavélien » de nos historiens. On sent, omniprésent dans son discours, le souci de la raison d’Etat, une conscience aiguë des intérêts de l’Etat. Omniprésente également, sa propension à opposer le roi aux élites et au peuple… comme dans un « jeu à trois bandes ». Aussi sa conception du Maghreb est-elle aux antipodes de tout romantisme unitaire. Selon lui, le Maghreb des peuples n’existe tout simplement pas : si l’idée même de Maghreb a émergé, elle ne serait le fait que d’une petite élite et ne correspondrait à aucune réalité sociologique.
Laroui a pourtant changé. Voilà cinquante ans qu’il promène son regard sur le Maroc et que, dans ses livres, il le décrypte à travers le prisme historique. Une humilité nouvelle anime ce grand érudit. Il l’avoue lui-même : connaître le passé ne permet pas d’anticiper l’avenir, seulement peut-être de mieux appréhender le présent. Ce présent, Laroui l’analyse toujours à travers la lorgnette de la monarchie. Difficile pour lui de réagir en supporter des jeunes du 20-Février. Ils ne sont pour lui que le phénomène visible d’un changement qui ne peut venir que d’en haut. Si l’on comprend bien Laroui, la monarchie marocaine est le seul véritable vecteur de transformation et le Maghreb, tel que nous le rêvons, n’est qu’une illusion bien lointaine et incertaine.
Historien des racines du nationalisme marocain, historien du Maghreb, historien de la monarchie, Laroui est un peu tout cela, beaucoup même. Aujourd’hui, pour notre plus grand plaisir (et le vôtre), il descend de son piédestal pour partager sa vision du Maroc et du Maghreb, d’hier à aujourd’hui. Bonne lecture !
Un de vos premiers livres s’intitule Histoire du Maghreb (éd. Maspero, 1970). Pourquoi histoire du Maghreb et pas histoire du Maroc ? A l’époque croyiez-vous en un avenir d’unité pour le Maghreb?
Non, la raison est plus simple. Je donnais un cours dans une université américaine sur l’histoire du Maghreb. C’est l’organisation universitaire qui veut qu’on parle d’une région (Europe, Afrique, Amérique du Sud…) plutôt que d’un pays en particulier. Mais réserver un cours au Maghreb seul était déjà un progrès, puisqu’on distingue cette partie de l’Afrique du Nord du reste du Moyen-Orient.
Mais toutes ces unités historiques sont le résultat de l’Histoire : à un certain moment, des groupes humains, habitant divers territoires, obéissent à une même autorité politique. Viennent les historiens et les analystes bien plus tard et ils veulent à tout prix prouver que cette unité n’était pas le fruit du hasard, qu’elle était nécessaire, inéluctable. Ce qui est manifestement faux. Beaucoup d’unions politiques sont, non pas artificielles parce qu’il y a toujours une base géographique, ethnographique, linguistique, ou autre, mais elles résultent à la fois de la nécessité et du hasard. Pourquoi Grenoble est française et pas Genève, Lille et pas Liège ? S’agissant du Maghreb, nous aimons croire que son unité est inscrite dans la géographie, or ce n’est nullement évident. Quand deux territoires s’unissent, c’est d’abord qu’il existe des éléments communs (origine, langue, religion, culture, etc.), mais cela ne suffit pas. Il faut encore et surtout une volonté politique, celle d’un homme ou d’un parti, s’appuyant sur une idéologie puissante, mobilisatrice. Mais même quand cette unité est acquise, elle est toujours fragile, comme nous l’avons vu dans le cas de l’URSS ou celui de la Yougoslavie.
Lorsqu’un historien parle du Maghreb, et c’est ce que je fais maintenant, son devoir est de rappeler, notamment aux politiciens, que rien n’est inéluctable et que rien n’est jamais définitivement acquis.
Le Maghreb n’est un destin que si nous, Maghrébins, nous le décidons. On nous dit que l’unité est dictée par l’économie. On le disait aussi pour la Yougoslavie et cela n’a pas suffi. Plus significatif est le cas de la Tchécoslovaquie : pendant un demi-siècle, Prague a tout fait pour que les économies des deux régions soient complémentaires ; cela n’a pas empêché la séparation, à l’amiable d’ailleurs. Le grand historien Henri Pirenne a écrit tout un livre pour démontrer que l’unité belge n’est pas le fruit de calculs diplomatiques, mais était inscrite dans l’Histoire depuis la conquête romaine. Et pourtant nous la voyons s’écrouler sous nos yeux.
Jacques Le Goff a écrit un livre en 2003, intitulé L’Europe est-elle née au Moyen-âge ? Il abordait notamment la question de la volonté carolingienne dans cette construction européenne avant l’heure. Peut-on dire que le Maghreb est né au Moyen-âge en parlant de la volonté almohade ?
Jacques Le Goff parle d’une autre Europe que celle que les Européens ont édifiée après la Seconde guerre mondiale et qui risque aujourd’hui de voler en éclats. Regardez les cartes et vous verrez que le mot ne recouvre pas la même réalité. Il s’agit d’un empire fondé sur la foi et l’épée, comme l’a été l’empire omeyyade ou abbasside. Au Maghreb aussi, il y eut des tentatives d’unification impériale, celle des Fatimides, puis celle des Almoravides, puis celle des Almohades, la plus ambitieuse. Mais regardez encore une fois les cartes et vous verrez que ce n’est jamais le même territoire qui est en question. Parfois on y inclut l’Andalousie, et on parle alors de l’Occident musulman, parfois le Sahara, comme ce fut le cas avec les Almoravides.
Il faut ici rappeler un fait historique important. Il arrive qu’un nouveau pouvoir, pour asseoir sa légitimité, veuille faire revivre une unité qui s’est disloquée. C’est ce qu’ont essayé de faire les Saâdiens. Ils ont voulu refonder l’empire almohade, mais dans un cadre géographique différent. Il ne pouvait être question d’y inclure l’Andalousie, définitivement perdue, ni même l’Est maghrébin tombé entre les mains des Ottomans. Alors ils ont regardé vers le Sahara. Nous avons donc une nouvelle configuration, une nouvelle conception de l’espace maghrébin, vu par les Maghrébins.
Quelle est cette conception, si on veut la différencier de l’algérienne par exemple ?
C’est pratiquement celle de Hassan II.
Quels sont les points essentiels ou fondamentaux de cette vision ?
Nous parlons de la vision saâdienne, n’est-ce pas? C’est celle d’un Maroc tourné vers le Sahara, avec un intérêt pour l’or du Soudan, ayant des intérêts antagonistes avec ceux de l’Espagne et une connivence, sinon une alliance avec l’Angleterre et les Pays-Bas. Un historien nigérian a écrit une thèse de doctorat sur la politique étrangère des Saâdiens en se fondant essentiellement sur les documents anglais du temps de la reine Elizabeth Ière. Les Alaouites, et surtout Moulay Ismail, ont par la suite repris cette stratégie. Notez qu’Ismail ne s’est pas tourné vers l’Est, alors même que le pouvoir alaouite, avec Moulay Rachid, est parti du Tafilalet et a commencé sa conquête du Maroc par le pays zénète.
Pour reprendre le fil de notre discussion, disons encore une fois que l’unité du Maghreb n’est inscrite ni dans la géographie ni dans l’Histoire. C’est une possibilité, une thèse parmi d’autres. Elle ne devient un but raisonnable que si les dirigeants et les peuples sont convaincus de son utilité pour leur survie d’abord et leur bien-être ensuite.
On peut poser la question autrement. Y a-t-il eu, dans le passé connu, des Etats structurés, ayant des territoires définis, dont les frontières correspondent à celles des Etats maghrébins actuels ? La réponse est non ! Il y a toujours eu des régions dont le statut était flou, qui pouvaient donc s’intégrer selon les circonstances dans tel ou tel ensemble. Ce flou rendait possibles toutes sortes de combinaisons, plus ou moins larges. Au XVIIe siècle par exemple, les Européens parlaient de l’empire chérifien pour désigner le Maroc. Mais ils parlaient aussi d’un royaume de Marrakech, d’un royaume du Tafilalet et d’un royaume de Fès, car l’empire chérifien était en fait un ensemble très hétéroclite, avec trois royaumes qui reconnaissaient une seule et même autorité centrale. Contrairement aux Almoravides et aux Almohades, les Mérinides s’étaient désintéressés du Sahara. L’Etat mérinide était bicéphale, ses deux capitales étaient Fès et Tlemcen. Prenez une carte, dessinez les frontières de cet Etat et imaginez le reste. Vous aurez un autre Maghreb que celui que nous avons aujourd’hui.
Mais revenons à la période actuelle. Ce fait là, que l’espace maghrébin puisse encore être redessiné, est à mon avis une des principales causes des difficultés que nous rencontrons aujourd’hui.
Estimez-vous que la volonté politique soit là ?
Tout est encore malléable et possible.
Revenons-en, si vous le voulez bien, à votre livre sur le Maghreb. Etait-ce une réaction à l’Afrique du Nord selon Charles-André Julien ? Votre vision du Maghreb était-elle celle, fédérale, des étudiants maghrébins en France, ou celle, fusionnelle, qui présidait au Caire ?
Pour enlever toute ambiguïté, je précise que, si on me demandait aujourd’hui d’écrire une histoire du Maghreb, je refuserais. Je parlerai du Maroc seul, laissant aux autres le soin de parler chacun de son propre pays.
Pourquoi un tel choix aujourd’hui ?
Parce que, l’idée d’un Maghreb uni, le désir d’union, l’appel à l’union, tout cela ne prouve pas qu’il y ait un Maghreb dans les faits et qu’un Marocain puisse parler de l’Algérie ou de la Tunisie comme le feraient un Algérien ou un Tunisien. On confond souvent l’homogénéité d’une certaine élite et celle des populations. Ceci est vrai pour d’autres régions que pour le Maghreb. Voyez ce qui se passe en Europe aujourd’hui. Le discours européen des élites politiques est récusé aujourd’hui partout, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, par les peuples. Je peux moi me sentir très proche d’un intellectuel tunisien, parce que nous avons fait des études comparables, mais cela ne prouve pas qu’un habitant de Safi se sente aussi proche d’un habitant de Sousse. J’ai toujours regretté que nous n’ayons pas une véritable sociologie des élites maghrébines ; cela aurait pu éclairer nos hommes politiques.
Riche d’une expérience de plus d’un demi-siècle, Abdallah Laroui n’est pas un idéaliste. D’ailleurs l’a-t-il jamais été ? Il porte sur les choses un regard distancé et, de son aveu même, ne cède jamais à la tentation de la spontanéité. C’est dire combien sa parole est précieuse : rare et réfléchie, elle éclaire le Maroc et le Maghreb d’une lueur froide, sans passion, presque cynique. Car Laroui est peut-être le plus « machiavélien » de nos historiens. On sent, omniprésent dans son discours, le souci de la raison d’Etat, une conscience aiguë des intérêts de l’Etat. Omniprésente également, sa propension à opposer le roi aux élites et au peuple… comme dans un « jeu à trois bandes ». Aussi sa conception du Maghreb est-elle aux antipodes de tout romantisme unitaire. Selon lui, le Maghreb des peuples n’existe tout simplement pas : si l’idée même de Maghreb a émergé, elle ne serait le fait que d’une petite élite et ne correspondrait à aucune réalité sociologique.
Laroui a pourtant changé. Voilà cinquante ans qu’il promène son regard sur le Maroc et que, dans ses livres, il le décrypte à travers le prisme historique. Une humilité nouvelle anime ce grand érudit. Il l’avoue lui-même : connaître le passé ne permet pas d’anticiper l’avenir, seulement peut-être de mieux appréhender le présent. Ce présent, Laroui l’analyse toujours à travers la lorgnette de la monarchie. Difficile pour lui de réagir en supporter des jeunes du 20-Février. Ils ne sont pour lui que le phénomène visible d’un changement qui ne peut venir que d’en haut. Si l’on comprend bien Laroui, la monarchie marocaine est le seul véritable vecteur de transformation et le Maghreb, tel que nous le rêvons, n’est qu’une illusion bien lointaine et incertaine.
Historien des racines du nationalisme marocain, historien du Maghreb, historien de la monarchie, Laroui est un peu tout cela, beaucoup même. Aujourd’hui, pour notre plus grand plaisir (et le vôtre), il descend de son piédestal pour partager sa vision du Maroc et du Maghreb, d’hier à aujourd’hui. Bonne lecture !
Un de vos premiers livres s’intitule Histoire du Maghreb (éd. Maspero, 1970). Pourquoi histoire du Maghreb et pas histoire du Maroc ? A l’époque croyiez-vous en un avenir d’unité pour le Maghreb?
Non, la raison est plus simple. Je donnais un cours dans une université américaine sur l’histoire du Maghreb. C’est l’organisation universitaire qui veut qu’on parle d’une région (Europe, Afrique, Amérique du Sud…) plutôt que d’un pays en particulier. Mais réserver un cours au Maghreb seul était déjà un progrès, puisqu’on distingue cette partie de l’Afrique du Nord du reste du Moyen-Orient.
Mais toutes ces unités historiques sont le résultat de l’Histoire : à un certain moment, des groupes humains, habitant divers territoires, obéissent à une même autorité politique. Viennent les historiens et les analystes bien plus tard et ils veulent à tout prix prouver que cette unité n’était pas le fruit du hasard, qu’elle était nécessaire, inéluctable. Ce qui est manifestement faux. Beaucoup d’unions politiques sont, non pas artificielles parce qu’il y a toujours une base géographique, ethnographique, linguistique, ou autre, mais elles résultent à la fois de la nécessité et du hasard. Pourquoi Grenoble est française et pas Genève, Lille et pas Liège ? S’agissant du Maghreb, nous aimons croire que son unité est inscrite dans la géographie, or ce n’est nullement évident. Quand deux territoires s’unissent, c’est d’abord qu’il existe des éléments communs (origine, langue, religion, culture, etc.), mais cela ne suffit pas. Il faut encore et surtout une volonté politique, celle d’un homme ou d’un parti, s’appuyant sur une idéologie puissante, mobilisatrice. Mais même quand cette unité est acquise, elle est toujours fragile, comme nous l’avons vu dans le cas de l’URSS ou celui de la Yougoslavie.
Lorsqu’un historien parle du Maghreb, et c’est ce que je fais maintenant, son devoir est de rappeler, notamment aux politiciens, que rien n’est inéluctable et que rien n’est jamais définitivement acquis.
Le Maghreb n’est un destin que si nous, Maghrébins, nous le décidons. On nous dit que l’unité est dictée par l’économie. On le disait aussi pour la Yougoslavie et cela n’a pas suffi. Plus significatif est le cas de la Tchécoslovaquie : pendant un demi-siècle, Prague a tout fait pour que les économies des deux régions soient complémentaires ; cela n’a pas empêché la séparation, à l’amiable d’ailleurs. Le grand historien Henri Pirenne a écrit tout un livre pour démontrer que l’unité belge n’est pas le fruit de calculs diplomatiques, mais était inscrite dans l’Histoire depuis la conquête romaine. Et pourtant nous la voyons s’écrouler sous nos yeux.
Jacques Le Goff a écrit un livre en 2003, intitulé L’Europe est-elle née au Moyen-âge ? Il abordait notamment la question de la volonté carolingienne dans cette construction européenne avant l’heure. Peut-on dire que le Maghreb est né au Moyen-âge en parlant de la volonté almohade ?
Jacques Le Goff parle d’une autre Europe que celle que les Européens ont édifiée après la Seconde guerre mondiale et qui risque aujourd’hui de voler en éclats. Regardez les cartes et vous verrez que le mot ne recouvre pas la même réalité. Il s’agit d’un empire fondé sur la foi et l’épée, comme l’a été l’empire omeyyade ou abbasside. Au Maghreb aussi, il y eut des tentatives d’unification impériale, celle des Fatimides, puis celle des Almoravides, puis celle des Almohades, la plus ambitieuse. Mais regardez encore une fois les cartes et vous verrez que ce n’est jamais le même territoire qui est en question. Parfois on y inclut l’Andalousie, et on parle alors de l’Occident musulman, parfois le Sahara, comme ce fut le cas avec les Almoravides.
Il faut ici rappeler un fait historique important. Il arrive qu’un nouveau pouvoir, pour asseoir sa légitimité, veuille faire revivre une unité qui s’est disloquée. C’est ce qu’ont essayé de faire les Saâdiens. Ils ont voulu refonder l’empire almohade, mais dans un cadre géographique différent. Il ne pouvait être question d’y inclure l’Andalousie, définitivement perdue, ni même l’Est maghrébin tombé entre les mains des Ottomans. Alors ils ont regardé vers le Sahara. Nous avons donc une nouvelle configuration, une nouvelle conception de l’espace maghrébin, vu par les Maghrébins.
Quelle est cette conception, si on veut la différencier de l’algérienne par exemple ?
C’est pratiquement celle de Hassan II.
Quels sont les points essentiels ou fondamentaux de cette vision ?
Nous parlons de la vision saâdienne, n’est-ce pas? C’est celle d’un Maroc tourné vers le Sahara, avec un intérêt pour l’or du Soudan, ayant des intérêts antagonistes avec ceux de l’Espagne et une connivence, sinon une alliance avec l’Angleterre et les Pays-Bas. Un historien nigérian a écrit une thèse de doctorat sur la politique étrangère des Saâdiens en se fondant essentiellement sur les documents anglais du temps de la reine Elizabeth Ière. Les Alaouites, et surtout Moulay Ismail, ont par la suite repris cette stratégie. Notez qu’Ismail ne s’est pas tourné vers l’Est, alors même que le pouvoir alaouite, avec Moulay Rachid, est parti du Tafilalet et a commencé sa conquête du Maroc par le pays zénète.
Pour reprendre le fil de notre discussion, disons encore une fois que l’unité du Maghreb n’est inscrite ni dans la géographie ni dans l’Histoire. C’est une possibilité, une thèse parmi d’autres. Elle ne devient un but raisonnable que si les dirigeants et les peuples sont convaincus de son utilité pour leur survie d’abord et leur bien-être ensuite.
On peut poser la question autrement. Y a-t-il eu, dans le passé connu, des Etats structurés, ayant des territoires définis, dont les frontières correspondent à celles des Etats maghrébins actuels ? La réponse est non ! Il y a toujours eu des régions dont le statut était flou, qui pouvaient donc s’intégrer selon les circonstances dans tel ou tel ensemble. Ce flou rendait possibles toutes sortes de combinaisons, plus ou moins larges. Au XVIIe siècle par exemple, les Européens parlaient de l’empire chérifien pour désigner le Maroc. Mais ils parlaient aussi d’un royaume de Marrakech, d’un royaume du Tafilalet et d’un royaume de Fès, car l’empire chérifien était en fait un ensemble très hétéroclite, avec trois royaumes qui reconnaissaient une seule et même autorité centrale. Contrairement aux Almoravides et aux Almohades, les Mérinides s’étaient désintéressés du Sahara. L’Etat mérinide était bicéphale, ses deux capitales étaient Fès et Tlemcen. Prenez une carte, dessinez les frontières de cet Etat et imaginez le reste. Vous aurez un autre Maghreb que celui que nous avons aujourd’hui.
Mais revenons à la période actuelle. Ce fait là, que l’espace maghrébin puisse encore être redessiné, est à mon avis une des principales causes des difficultés que nous rencontrons aujourd’hui.
Estimez-vous que la volonté politique soit là ?
Tout est encore malléable et possible.
Revenons-en, si vous le voulez bien, à votre livre sur le Maghreb. Etait-ce une réaction à l’Afrique du Nord selon Charles-André Julien ? Votre vision du Maghreb était-elle celle, fédérale, des étudiants maghrébins en France, ou celle, fusionnelle, qui présidait au Caire ?
Pour enlever toute ambiguïté, je précise que, si on me demandait aujourd’hui d’écrire une histoire du Maghreb, je refuserais. Je parlerai du Maroc seul, laissant aux autres le soin de parler chacun de son propre pays.
Pourquoi un tel choix aujourd’hui ?
Parce que, l’idée d’un Maghreb uni, le désir d’union, l’appel à l’union, tout cela ne prouve pas qu’il y ait un Maghreb dans les faits et qu’un Marocain puisse parler de l’Algérie ou de la Tunisie comme le feraient un Algérien ou un Tunisien. On confond souvent l’homogénéité d’une certaine élite et celle des populations. Ceci est vrai pour d’autres régions que pour le Maghreb. Voyez ce qui se passe en Europe aujourd’hui. Le discours européen des élites politiques est récusé aujourd’hui partout, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, par les peuples. Je peux moi me sentir très proche d’un intellectuel tunisien, parce que nous avons fait des études comparables, mais cela ne prouve pas qu’un habitant de Safi se sente aussi proche d’un habitant de Sousse. J’ai toujours regretté que nous n’ayons pas une véritable sociologie des élites maghrébines ; cela aurait pu éclairer nos hommes politiques.
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