L’armée des invisibles est horizontale, sans hiérarchie, et se propage de façon omnidirectionnelle. Auto-radicalisés à domicile, ou radicalisés à distance depuis la Syrie ou l’Irak, ces individus ciblent désormais l’ennemi proche, « le Tyran » (Taghout en Arabe).
La Tunisie, jadis ménagée par les jihadistes comme terre de prédication (ardh el Daawa), s’achemine vers le statut peu envié de domaine de la guerre (dar el harb) à la faveur de la folie meurtrière de daech.
« Nous sommes désormais à la 3ème génération du Jihad où à la verticalité d’Al Qaida, (Ben Laden payait les billets d’avion, l’entrainement au pilotage, et sélectionnait les équipes), Daech oppose l’horizontalité, une stratégie analogue à celle du rhizome révolutionnaire théorisée par Deleuze« , analysait Gilles Kepel.
Abou moussa Al souri, l’homme qui avait opérationnalisé ce nouveau jihad, l’avait bien compris et c’est cette dynamique qu’il a cherché à promouvoir en réaction au 11 septembre d’Oussama Ben Laden avec qui il était en désaccord sur la stratégie à adopter : l’Amérique disait-il, ennemi lointain, était encore trop forte, trop puissante pour pouvoir s’y attaquer frontalement.
L’Europe avec ses immigrés marginalisés et les régimes « impies » d’Afrique du Nord, véritables ventres mous, présentaient beaucoup plus d’attraits en tant que cibles, du fait de leur proximité.
La Tunisie naviguant douloureusement sur la voie de la transition constitue désormais la quintessence même de ces cibles : frapper l’ennemi proche et l’ennemi lointain en même temps. La Tunisie constitue la base arrière rêvée au Maghreb, notamment pour l’EI en Libye, à l’image de la Turquie pour l’EI en Irak et en Syrie. La menace est lourde.
Pour se défendre, la tentation est grande pour la Tunisie de compter, légitimement, sur l’aide extérieure en continuant à capitaliser sur l’image de plus en plus élimée de bon élève du désormais labélisé « printemps arabe ».
L’attentat de Sousse est un indicateur de montée en puissance de la stratégie jihadiste visant justement à couper les capacités d’interaction de la Tunisie avec l’extérieur, comme le soulignait Alain Chouet, ancien directeur de la DGSE, à propos de l’attentat du Bardo, qui constituait disait-il « le prolongement de la stratégie d’ennahdha » (mais ça n’est pas le propos ici).
Le pays se retrouve très affaibli par cette épreuve, mais non dénué de ressources. Limiter la menace est encore possible, pourvu d’accepter la complexité et le caractère multiforme que requiert la riposte.
Un diagnostic, si possible partagé, est le préalable à tout protocole thérapeutique. Il a pourtant constitué le parent pauvre de la transition démocratique en Tunisie, la classe politique faisant preuve de peu d’empressement dans le traitement de la question du terrorisme.
L’Assemblée Nationale Constituante, véritable foire d’empoigne, n’a pas voulu créer la profondeur de champ nécessaire à un débat apaisé sur le risque Jihadiste. Déni et manœuvres politiciennes ont ainsi présidé au processus, privant la société tunisienne des repères nécessaires à la prévention contre ce cancer, dont les métastases menacent aujourd’hui l’ensemble du corps social.
Le courage politique est une denrée rare en ce moment en Tunisie : parmi les mesures plus au moins concrètes annoncées par Habib Essid, figure ainsi une conférence sur le terrorisme, après plus 4 ans de « daechisation » rampante. Un terrible gâchis.
Le constat actuel interpelle ainsi par son caractère complexe et multiple.
Le brasier Libyen
Trafic transfrontalier et affaiblissement de l’État
Dans son rapport de novembre 2013 « Jihadisme et contrebande », Michael Ayari de International Crisis Group avait écrit que « les cartels frontaliers s’étaient réorganisés à la faveur de l’affaiblissement de l’État Tunisien et de la guerre en Libye », ce qui a entrainé un redéploiement des cartels de contrebande et des affairistes aux frontières et l’affaiblissement de l’État et de son aptitude à préserver l’économie et la sécurité.
La Tunisie se retrouve ainsi prise en étau sur son flanc ouest (AQMI) et est (EI), entrant dans un cercle vicieux où la porosité accrue des frontières a ouvert la voie à un trafic plus dangereux, une corruption accrue des corps habillés et une convergence d’intérêt toxique entre trafiquants et jihadistes (à l’image de la convergence entre ces deux groupes au Sahel).
Cette tension exercée en continu sur les forces armées use leur capacité de riposte.
Enfin, la fragmentation croissante des centres de pouvoir et des milices en Libye empêche l’émergence d’un interlocuteur crédible et accule la Tunisie à s’accommoder de petits marchandages avec un voisin de palier trouble, Fajr Libya, tout en provoquant la colère du Gouvernement de Tobrouk.
Certes, l’impression légitime que les armes en provenance de Libye submergent la Tunisie doit être soumise à l’épreuve des faits, mais quelle que soit l’échelle réelle ou supposée, cette menace ne doit pas être sous-estimée, une seule kalachnikov suffisant à commettre le plus grand attentat depuis l’indépendance, comme l’a illustré douloureusement l’attentat de Sousse. La menace n’a jamais été aussi asymétrique.
Les risques de la fragmentation du paysage militaro-politique en Libye
La fragmentation de la Libye constitue la plus grande menace stratégique. Le risque existe que Daech exerce durablement une attraction sur d’autres groupes islamistes, des criminels, d’anciens fidèles de Kadhafi ou des membres de tribus qui ont perdu leur influence après 2011.
Est-il besoin de le rappeler Ezzat Ibrahim, surnommé le « diable rouge », fidèle lieutenant de Saddam Hussein, est l’un des fondateurs de Daech qui a émergé à la faveur de la rébellion sunnite menée contre les américains par al Qaida, après l’invasion de l’Irak.
La Libye est aujourd’hui divisée entre un pouvoir qui se présente comme modéré à Tobrouk, mais que ses adversaires présentent comme kaddafiste, et un pouvoir issu de la révolution à Tripoli, que ses adversaires présentent comme dangereusement islamiste.
Cela est beaucoup plus complexe car les réalités tribales se superposent à cette lecture, par un jeu d’alliances croisées, idéologiques ou obéissant à une simple logique de prédation pour le contrôle du territoire et des ressources.
La Tunisie subit cette détérioration en essayant de suivre maladroitement la multiplication des centres de gravité du pouvoir en Libye, tout en étant incapable de maitriser ses réseaux affairistes qui utilisent aussi la Libye comme base arrière pour consolider leurs intérêts et leur capacité de nuisance en Tunisie…
Mais ce n’est pas en bombardant qu’on arrête cette évolution, bien au contraire. Les négociations conduites sous l’égide de l’ONU mettent du temps à aboutir, mais elles restent la meilleure chance de paix. Jean Marie Guehenno souligne cette nécessité : « Préserver ce qui reste de l’unité de la Libye, une banque centrale indépendante et une gestion autonome de la ressource pétrolière est un impératif. L’alternative est catastrophique : une guerre qui aura tous les moyens financiers de durer parce que chaque camp captera une partie de la rente ». C’est cette prédation qui permet aujourd’hui à ces groupes d’offrir autant de sanctuaires pour « nos » terroristes qui y prolifèrent, s’y arment et s’y entrainent. Seifeddine Rezgui, s’est entrainé à Sabratha, à l’Ouest de Tripoli.
Gérer cette situation requiert de la Tunisie clairvoyance diplomatique, fermeté sur ses frontières, retenue et dialogue politique structuré. Seul un État résilient sera à même d’amortir ses tensions, et c’est cette résilience qui semble endommagée aujourd’hui, faute d’une classe politique à la hauteur des enjeux.
Le volontarisme aux abonnés absents
Impasse politique
Sauf coup de théâtre, union sacrée, ou pression internationale irrésistible, la configuration actuelle de l’assemblée et l’alliance contre nature entre Nida et Ennahdha, offrent peu de probabilités de voir nommer un ministre de l’Intérieur ayant une stature de « super-flic », pour des raisons d’agenda politique divergent.
Le choix se portera, si choix il y a, sur le plus petit dénominateur commun, ce qui ne peut mener à aucune stratégie volontariste faute d’être fortement incarnée. Cette inertie est intenable en pareille période.
[..]
Une politique de sécurité publique défaillante
Si la Tunisie peut s’enorgueillir d’avoir des forces spéciales de niveau international, (BAT /BNIR et USGN /UGN), il n’en demeure pas moins que celles-ci subissent actuellement une tension continue, affaiblissant leur capacité de réponse, qui doit demeurer ponctuelle, ciblée et forte.
Ces unités ont trop servi de variable d’ajustement, palliant à la carence générale constatée au sein de l’institution sécuritaire qui accumule les défaillances, du fait d’une chaîne de commandement maintenue en dépit du bon sens (suppression du poste de directeur de la sûreté nationale en mars 2015).
En témoignent, les dysfonctionnements constatés lors de l’intervention des forces de l’ordre à Sousse (intervention tardive de la BNIR, chaîne de commandement défaillante, dispositifs de sécurité insuffisants autour de beaucoup d’infrastructures stratégiques).
L’Histoire est un éternel recommencement dit-on, 28 ans après les attentats de Sousse et Monastir commis par le MTI qui a fait 13 victimes en 1987, fin 2013, toujours à Sousse, un jeune homme fait exploser sa ceinture sur la plage d’un hôtel. La charge, de faible puissance, n’a même pas fait vaciller les solides parasols tressés.
La Tunisie, jadis ménagée par les jihadistes comme terre de prédication (ardh el Daawa), s’achemine vers le statut peu envié de domaine de la guerre (dar el harb) à la faveur de la folie meurtrière de daech.
« Nous sommes désormais à la 3ème génération du Jihad où à la verticalité d’Al Qaida, (Ben Laden payait les billets d’avion, l’entrainement au pilotage, et sélectionnait les équipes), Daech oppose l’horizontalité, une stratégie analogue à celle du rhizome révolutionnaire théorisée par Deleuze« , analysait Gilles Kepel.
Abou moussa Al souri, l’homme qui avait opérationnalisé ce nouveau jihad, l’avait bien compris et c’est cette dynamique qu’il a cherché à promouvoir en réaction au 11 septembre d’Oussama Ben Laden avec qui il était en désaccord sur la stratégie à adopter : l’Amérique disait-il, ennemi lointain, était encore trop forte, trop puissante pour pouvoir s’y attaquer frontalement.
L’Europe avec ses immigrés marginalisés et les régimes « impies » d’Afrique du Nord, véritables ventres mous, présentaient beaucoup plus d’attraits en tant que cibles, du fait de leur proximité.
La Tunisie naviguant douloureusement sur la voie de la transition constitue désormais la quintessence même de ces cibles : frapper l’ennemi proche et l’ennemi lointain en même temps. La Tunisie constitue la base arrière rêvée au Maghreb, notamment pour l’EI en Libye, à l’image de la Turquie pour l’EI en Irak et en Syrie. La menace est lourde.
Pour se défendre, la tentation est grande pour la Tunisie de compter, légitimement, sur l’aide extérieure en continuant à capitaliser sur l’image de plus en plus élimée de bon élève du désormais labélisé « printemps arabe ».
L’attentat de Sousse est un indicateur de montée en puissance de la stratégie jihadiste visant justement à couper les capacités d’interaction de la Tunisie avec l’extérieur, comme le soulignait Alain Chouet, ancien directeur de la DGSE, à propos de l’attentat du Bardo, qui constituait disait-il « le prolongement de la stratégie d’ennahdha » (mais ça n’est pas le propos ici).
Le pays se retrouve très affaibli par cette épreuve, mais non dénué de ressources. Limiter la menace est encore possible, pourvu d’accepter la complexité et le caractère multiforme que requiert la riposte.
Un diagnostic, si possible partagé, est le préalable à tout protocole thérapeutique. Il a pourtant constitué le parent pauvre de la transition démocratique en Tunisie, la classe politique faisant preuve de peu d’empressement dans le traitement de la question du terrorisme.
L’Assemblée Nationale Constituante, véritable foire d’empoigne, n’a pas voulu créer la profondeur de champ nécessaire à un débat apaisé sur le risque Jihadiste. Déni et manœuvres politiciennes ont ainsi présidé au processus, privant la société tunisienne des repères nécessaires à la prévention contre ce cancer, dont les métastases menacent aujourd’hui l’ensemble du corps social.
Le courage politique est une denrée rare en ce moment en Tunisie : parmi les mesures plus au moins concrètes annoncées par Habib Essid, figure ainsi une conférence sur le terrorisme, après plus 4 ans de « daechisation » rampante. Un terrible gâchis.
Le constat actuel interpelle ainsi par son caractère complexe et multiple.
Le brasier Libyen
Trafic transfrontalier et affaiblissement de l’État
Dans son rapport de novembre 2013 « Jihadisme et contrebande », Michael Ayari de International Crisis Group avait écrit que « les cartels frontaliers s’étaient réorganisés à la faveur de l’affaiblissement de l’État Tunisien et de la guerre en Libye », ce qui a entrainé un redéploiement des cartels de contrebande et des affairistes aux frontières et l’affaiblissement de l’État et de son aptitude à préserver l’économie et la sécurité.
La Tunisie se retrouve ainsi prise en étau sur son flanc ouest (AQMI) et est (EI), entrant dans un cercle vicieux où la porosité accrue des frontières a ouvert la voie à un trafic plus dangereux, une corruption accrue des corps habillés et une convergence d’intérêt toxique entre trafiquants et jihadistes (à l’image de la convergence entre ces deux groupes au Sahel).
Cette tension exercée en continu sur les forces armées use leur capacité de riposte.
Enfin, la fragmentation croissante des centres de pouvoir et des milices en Libye empêche l’émergence d’un interlocuteur crédible et accule la Tunisie à s’accommoder de petits marchandages avec un voisin de palier trouble, Fajr Libya, tout en provoquant la colère du Gouvernement de Tobrouk.
Certes, l’impression légitime que les armes en provenance de Libye submergent la Tunisie doit être soumise à l’épreuve des faits, mais quelle que soit l’échelle réelle ou supposée, cette menace ne doit pas être sous-estimée, une seule kalachnikov suffisant à commettre le plus grand attentat depuis l’indépendance, comme l’a illustré douloureusement l’attentat de Sousse. La menace n’a jamais été aussi asymétrique.
Les risques de la fragmentation du paysage militaro-politique en Libye
La fragmentation de la Libye constitue la plus grande menace stratégique. Le risque existe que Daech exerce durablement une attraction sur d’autres groupes islamistes, des criminels, d’anciens fidèles de Kadhafi ou des membres de tribus qui ont perdu leur influence après 2011.
Est-il besoin de le rappeler Ezzat Ibrahim, surnommé le « diable rouge », fidèle lieutenant de Saddam Hussein, est l’un des fondateurs de Daech qui a émergé à la faveur de la rébellion sunnite menée contre les américains par al Qaida, après l’invasion de l’Irak.
La Libye est aujourd’hui divisée entre un pouvoir qui se présente comme modéré à Tobrouk, mais que ses adversaires présentent comme kaddafiste, et un pouvoir issu de la révolution à Tripoli, que ses adversaires présentent comme dangereusement islamiste.
Cela est beaucoup plus complexe car les réalités tribales se superposent à cette lecture, par un jeu d’alliances croisées, idéologiques ou obéissant à une simple logique de prédation pour le contrôle du territoire et des ressources.
La Tunisie subit cette détérioration en essayant de suivre maladroitement la multiplication des centres de gravité du pouvoir en Libye, tout en étant incapable de maitriser ses réseaux affairistes qui utilisent aussi la Libye comme base arrière pour consolider leurs intérêts et leur capacité de nuisance en Tunisie…
Mais ce n’est pas en bombardant qu’on arrête cette évolution, bien au contraire. Les négociations conduites sous l’égide de l’ONU mettent du temps à aboutir, mais elles restent la meilleure chance de paix. Jean Marie Guehenno souligne cette nécessité : « Préserver ce qui reste de l’unité de la Libye, une banque centrale indépendante et une gestion autonome de la ressource pétrolière est un impératif. L’alternative est catastrophique : une guerre qui aura tous les moyens financiers de durer parce que chaque camp captera une partie de la rente ». C’est cette prédation qui permet aujourd’hui à ces groupes d’offrir autant de sanctuaires pour « nos » terroristes qui y prolifèrent, s’y arment et s’y entrainent. Seifeddine Rezgui, s’est entrainé à Sabratha, à l’Ouest de Tripoli.
Gérer cette situation requiert de la Tunisie clairvoyance diplomatique, fermeté sur ses frontières, retenue et dialogue politique structuré. Seul un État résilient sera à même d’amortir ses tensions, et c’est cette résilience qui semble endommagée aujourd’hui, faute d’une classe politique à la hauteur des enjeux.
Le volontarisme aux abonnés absents
Impasse politique
Sauf coup de théâtre, union sacrée, ou pression internationale irrésistible, la configuration actuelle de l’assemblée et l’alliance contre nature entre Nida et Ennahdha, offrent peu de probabilités de voir nommer un ministre de l’Intérieur ayant une stature de « super-flic », pour des raisons d’agenda politique divergent.
Le choix se portera, si choix il y a, sur le plus petit dénominateur commun, ce qui ne peut mener à aucune stratégie volontariste faute d’être fortement incarnée. Cette inertie est intenable en pareille période.
[..]
Une politique de sécurité publique défaillante
Si la Tunisie peut s’enorgueillir d’avoir des forces spéciales de niveau international, (BAT /BNIR et USGN /UGN), il n’en demeure pas moins que celles-ci subissent actuellement une tension continue, affaiblissant leur capacité de réponse, qui doit demeurer ponctuelle, ciblée et forte.
Ces unités ont trop servi de variable d’ajustement, palliant à la carence générale constatée au sein de l’institution sécuritaire qui accumule les défaillances, du fait d’une chaîne de commandement maintenue en dépit du bon sens (suppression du poste de directeur de la sûreté nationale en mars 2015).
En témoignent, les dysfonctionnements constatés lors de l’intervention des forces de l’ordre à Sousse (intervention tardive de la BNIR, chaîne de commandement défaillante, dispositifs de sécurité insuffisants autour de beaucoup d’infrastructures stratégiques).
L’Histoire est un éternel recommencement dit-on, 28 ans après les attentats de Sousse et Monastir commis par le MTI qui a fait 13 victimes en 1987, fin 2013, toujours à Sousse, un jeune homme fait exploser sa ceinture sur la plage d’un hôtel. La charge, de faible puissance, n’a même pas fait vaciller les solides parasols tressés.
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