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Les intellos en chaise longue

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  • Les intellos en chaise longue

    Pour Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Benjamin Stora, Cynthia Fleury ou Philippe Askenazy, les vacances d'été sont aussi indispensables que pour chacun d'entre nous. Mais ces instants de villégiature sont souvent l'occasion pour ces penseurs de réfléchir autrement et, parfois, de mettre les bouchées doubles. Récit.

    Enfin ! Les vacances arrivent, voici donc venu pour eux le moment de... travailler. Entre apéro et piscine, barbecue et plage, ces drôles de vacanciers attendent avec impatience le moment de s'installer devant leur ordinateur et d'ouvrir les volumineuses valises de documentation qu'ils n'auront pas manqué d'apporter au fond de la campagne drômoise ou sur le littoral breton. « Faux travailleur, c'est aussi un faux vacancier », remarquait Roland Barthes au sujet de l'« écrivain en vacances », personnage prestigieux auquel il consacre l'une de ses Mythologies : « L'un écrit ses souvenirs, un autre corrige des épreuves, le troisième prépare son prochain livre. » Le propos s'applique aux intellectuels autant qu'aux romanciers. Apparemment dotés d'un solide esprit de contradiction, les uns et les autres bossent quand autour d'eux tout le monde bulle. Pas question d'être ébaubi, comme le Figaro des années 50 ironiquement cité par Barthes, que « tel jeune romancier [ait] du goût pour "les jolies filles, le reblochon et le miel de lavande" », ou que « Gide lis[ât] du Bossuet en descendant le Congo ». Simplement, observe le sociologue Jean Viard, auteur du Triomphe d'une utopie : la révolution des temps libres (1), les intellectuels fonctionnent « à contre-rythme » et développent par conséquent « un art de s'abstraire ». « Ma première demande au sujet du lieu de mes vacances, confie la philosophe Cynthia Fleury, c'est : "Y a-t-il du WiFi ?" Quitte à susciter l'hilarité ou l'atterrement de mes proches ! » Pourquoi un tel décalage, et comment s'y prend-on pour vivre à contretemps ?

    Idéalement, l'été offre une « vacance », au sens étymologique du latin vacare, « être vide ». Liberté totale, merveilleuse combinaison d'étude et d'oisiveté, selon Jean Viard, qui, contacté par téléphone, évoque depuis le transat de son jardin aixois « une page blanche dédiée à la réflexion et à l'écriture »... Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et fondateur de la collection « Raconter la vie » des éditions du Seuil, estime consacrer « 90 % de ses vacances à l'écriture, 10 % au bricolage, jardinage et autres loisirs », dans sa maison drômoise. L'année universitaire, elle, est morcelée par les cours au Collège, les fonctions administratives au sein de l'institution. En été, au contraire, même si amis, enfants et petits-enfants de passage occupent les soirées de l'historien, « les journées passent comme une forme de retraite, occupée par la mise au point du cours au Collège de France de l'année suivante ». Moment crucial puisque « ces cours, retravaillés, donnent matière à des livres », comme le Bon Gouvernement, à paraître à la rentrée (2). Moralité ? « Pour ne pas devenir simplement un intellectuel médiatique, il est indispensable de pouvoir dégager des semaines d'écriture continue, notamment en été. » « Les grandes vacances, c'est le moment du vrai travail, sans fausses contraintes », confirme de son côté Cynthia Fleury. De même, l'arrêt de son émission hebdomadaire « Répliques », sur France Culture, permet au philosophe Alain Finkielkraut de rompre avec « l'excitation de la vie courante », car alors, dit-il, « la vie cesse de courir ». Dans les maisons qu'il loue dans le midi de la France (souvent dans le Vaucluse) ou à l'étranger, le philosophe, lesté de quatre ou cinq caisses de livres, « travaille mieux et réfléchi[t] mieux que pendant l'année normale ».

    Simplement cogiter

    Un paradoxe très partagé. Fondateur de l'Université populaire de Caen, Michel Onfray ne prend « pas de vacances à proprement parler », indique-t-il, puisqu'il prépare son cours, mais il apprécie cette parenthèse ouverte par « les vacances des autres » : « J'aime la lumière de l'été et travaille, quand la météo le permet, les fenêtres ouvertes : les odeurs et les parfums de la nature m'arrivent comme une fête. Quand il fait chaud, je suis en djellaba. » Voilà le corps et l'esprit miraculeusement réunis, à la faveur de la belle saison et des congés annuels... Physicien et essayiste, auteur de la Pomme et l'atome (3) et de Chercheur au quotidien (4), Sébastien Balibar ne peut pas emporter son labo dans sa valise sur l'île d'Ouessant ou dans le massif de la Vanoise... Qu'importe ! Puisque son frigo à hélium et ses bidons d'air liquide l'attendent sagement à Paris, rue d'Ulm, au sous-sol de Normale sup, le chercheur en profite pour lire, parfois écrire ou tout simplement cogiter. Si l'ascension du mont Ventoux à vélo laisse peu d'énergie pour penser molécules - « parce que j'ai besoin de toute mon énergie pour pédaler » - la randonnée se prête à une rêverie scientifique féconde. « C'est en vacances que j'ai eu des idées de nouvelles directions de recherche, comme l'étude des cristaux quantiques », confie le physicien.

    Vertus du déplacement : « Dans le train, ou en marchant, les mots me viennent », explique, pour sa part, Colette Mazabrard, auteur des Monologues de la boue (5). Très occupée pendant l'année scolaire, cette prof de français dans un lycée toulousain trouve pendant « les grandes vacances » la liberté d'arpenter routes et chemins, et le loisir de donner à ses explorations une forme littéraire : « Entre marche et écriture, mon livre s'est construit sur trois étés successifs. »

    Juillet et août sont fertiles, donc. Pour preuve encore, la belle biographie de Roland Barthes par Tiphaine Samoyault : cet ouvrage de référence (6), la romancière et spécialiste de littérature comparée l'a achevé l'été dernier, à la campagne, - « Dans des maisons d'amis, là où je trouvais de la place pour mon ordinateur et mes deux valises bourrées d'archives » -, parfois « sur des tables de jardin ». Car, « pour faire émerger un récit, explique-t-elle, j'ai besoin d'un temps long, au contact de la nature. Les vacances offrent ce moment propice ». Ou, du moins, cette période bénie permet d'espérer une harmonie entre l'œuvre à écrire et le chant des cigales. « C'est peut-être une représentation imaginaire, nuance la romancière et biographe, parce que, en fait, la sociabilité estivale est très prenante. N'empêche : un tel fantasme me porte beaucoup pendant l'année, et renaît intact chaque été. »

    Ce rêve, Michel Tournier l'a explicité (7) : « Faire un travail si plaisant, créateur, varié, et surtout si bien intégré à la vie quotidienne, si bien rythmé dans ses phases d'effort et de maturation, qu'il contient en lui-même son repos et ses vacances. » Que du bonheur !

    Bien sûr, la réalité tient (un peu) moins de l'idylle bucolique, davantage du compromis. Les jeunes intellos qui passent l'été à bosser n'ont souvent guère le choix. « Peu à peu, les vacances universitaires se sont réduites, actuellement de mi-juillet à fin août. Parallèlement, les obligations administratives se sont alourdies, remarque le sociologue Bernard Lahire. Quand on cumule les cours, la relecture de 300 mémoires, la participation à diverses commissions pour gérer budgets et recrutements, il ne reste plus beaucoup de temps. » Résultat ? « A l'instar du romancier, qui exerce la plupart du temps un autre métier pour vivre, l'intellectuel compte sur ses congés pour avancer dans son travail », observe l'auteur de la Condition littéraire : la double vie des écrivains (8) - et plus récemment de Ceci n'est pas qu'un tableau (9). Lui-même a pris l'habitude de produire en vacances, comme les romanciers dont il a ausculté les pratiques. « Parfois dans des gîtes, à Saint-Malo, dans le Sud-Ouest. Ou alors chez moi, à Lyon », où le sociologue se souvient avoir fini la Culture des individus pendant la canicule de l'été 2003, cloîtré dans son appartement étouffant, « entouré de bassines d'eau et de ventilateurs ». Eprouvant, mais inspirant : « En deux mois, j'avais écrit 300 pages ! »

    Le surmoi parental

    Encore faut-il pouvoir s'isoler, et le vouloir. Or, « les vacances, témoigne Cynthia Fleury, c'est d'abord le souci de trouver un lieu pour les enfants et la famille, et ensuite un lieu qui permette de travailler. Ce serait plus simple, pour écrire, de ne pas partir en vacances ! Mais c'est interdit par le surmoi parental ». Pour être auteur, on n'en est pas moins parent. Père de trois enfants, de la maternelle au collège, l'économiste engagé Philippe Askenazy estime ne pas passer des vacances d'intellectuel : « Dans dix ou quinze ans, peut-être... » Pour finir sa biographie de Barthes l'été dernier, Tiphaine Samoyault s'est régulièrement levée à 4 heures du matin, gagnant de précieuses heures d'écriture avant le lever de son fils et de son compagnon. « J'aime cette solitude ; cela me permet d'être présente aux autres le reste de la journée... même s'il s'agit quelquefois d'une présence un peu fatiguée ! » Pas facile : « Les vacances des autres m'empêchent de travailler », explique tout de go la romancière et traductrice Agnès Desarthe. Mère de quatre enfants, elle adorerait « [s]'accorder deux mois de "vraies" vacances ». « Mais je n'en ai tout simplement pas les moyens : pas de congés payés. L'écriture, c'est mon gagne-pain. » Dans la maison normande où elle passe une partie de l'été, elle négocie avec son compagnon, le cinéaste Dante Desarthe, « un créneau de deux heures de travail quotidien ». « Il n'y a pas de bureau, l'ordi se trouve dans le salon, pièce ouverte. Quand l'un emmène les enfants en sortie, l'autre se précipite sur le texte en cours. C'est la lutte de l'été », sourit la romancière, qui publie cette rentrée Un cœur changeant (10). Ecrire dans ces conditions relève de la performance. Agnès Desarthe se souvient d'être venue à bout de sa traduction de la Chambre de Jacob (11), de Virginia Woolf, « à raison de trois pages par jour, dans des maisons d'amis, n'importe où, l'ordi sur les genoux ». Faisant de nécessité vertu, elle a perfectionné une technique d'« écriture mentale », ou « Cocotte-Minute » : « En faisant le marché, en vaquant, j'ébauche des phrases... qui n'auront plus qu'à être mises sur le papier quand j'aurai le temps. » Tous accro ? Rares sont ceux qui, comme Benjamin Stora, projettent simplement de se détendre. Le président du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, qui a publié en mars les Clés retrouvées sur son enfance algérienne (lire Marianne no 945 du 29 mai 2015), s'en excuserait presque : « Cette année, j'ai beaucoup travaillé, j'ai donné des conférences au Maghreb, je suis fatigué ; je vais me reposer à Forcalquier. »

  • #2
    suite

    Jamais sans mon ordi

    D'autres, au contraire, n'envisagent pas de décrocher. Emmanuel Pierrat, avocat, éditeur et auteur prolifique, dernièrement d'un essai, la Liberté sans expression ? (12), avait décidé il y a dix ans de s'octroyer une césure, « sans ordi, sans écriture, sur l'île paradisiaque de Praslin, aux Seychelles ». Mauvaise idée : « Le soir du premier jour, se souvient-il, j'étais un peu nerveux. Le deuxième, carrément irritable. Le troisième, j'ai entrepris l'ascension du volcan à vélo, pour canaliser ma rage. Le quatrième, j'ai acheté un cahier. J'ai passé les pires vacances de ma vie ! » Désormais, l'avocat se replie chaque été une dizaine de jours en compagnie de l'écrivain Gabriel Matzneff aux abords de Rome, dans la superbe propriété d'un aimable mécène où « tout est fait pour délivrer les auteurs des contingences matérielles : les chambres sont équipées d'une imprimante, le cuisinier assure un room service pour ceux que la muse visiterait à l'heure du dîner ». Tout aussi mordu, le journaliste et écrivain Philippe Trétiack, auteur récemment d'un roman intitulé De notre envoyé spécial (13) : « Je viens de passer onze jours de vacances à Hongkong sans ordi... Je l'ai vite regretté, avoue-t-il. Ne rien noter, ça m'angoisse : j'ai l'impression de perdre mon temps. » Même terreur chez le philosophe Gilles Lipovetsky, qui n'a « pas une âme de touriste ». « Une journée entière à la plage ? L'enfer ! » s'exclame-t-il. Et de théoriser son addiction : « Si les vacances sont trop légères, elles basculent du côté du vide, c'est-à-dire, paradoxalement, de la lourdeur. » Allez, au boulot !

    (1) L'Aube. (2) Seuil. (3) Odile Jacob. (4) Seuil. (5) Verdier. (6) Roland Barthes, Seuil. (7) Célébrations, Folio. (8) La Découverte. (9) La Découverte. (10) L'Olivier. (11) Stock. (12) Flammarion. (13) L'Olivier.


    marianne

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