Au Maroc, la réforme du code pénal menace un peu plus les libertés
16 juillet 2015 | Par Ilhem Rachidi
Casablanca, de notre correspondante.- Le droit de porter une jupe. C'est pour défendre ce droit que des centaines de personnes ont manifesté ces derniers jours devant le Parlement et dans plusieurs villes marocaines. Le 6 juillet, deux jeunes femmes comparaissaient au tribunal d'Inezgane, près d'Agadir, dans le sud du Maroc, pour outrage à la pudeur. Leur délit supposé : avoir porté des jupes trop courtes en se rendant sur un marché local. C'est après avoir été agressées par des hommes – deux hommes ont été poursuivis depuis – qu'elles sont passées de victimes à accusées (voir la page Facebook « Mettre une robe n'est pas un crime »).
Il n'en a pas fallu davantage pour mobiliser des manifestants de bords politiques divers, du Parti Authenticité et Modernité (PAM) au parti d'extrême gauche Annnahj Addimocrati, ainsi que des personnalités politiques comme l'ancienne ministre Nezha Squalli et la secrétaire générale du Parti socialiste unifié (PSU) Nabila Mounib. À l'audience, une centaine d'avocats, dont le bâtonnier Abderrahim Jamaï, se sont déplacés des quatre coins du pays. Histoire de marquer le coup. Et dans la soirée, des manifestations ont à nouveau eu lieu à Casablanca, Rabat et Marrakech.
Condamner ces jeunes filles reviendrait à « donner raison aux takfiristes et aux discours rétrogrades », a déclaré Me Jamaï lors de l'audience. Une semaine plus tard, le lundi 13 juillet, elles étaient innocentées.
Ce procès a relancé le débat autour de la régression des libertés individuelles et d'un enjeu plus fondamental : la refonte du code pénal marocain. Depuis avril, un avant-projet de réforme, jugé liberticide par ses détracteurs, suscite les passions.
D'autant plus que les scandales lié aux mœurs n'ont pas manqué, ces deux derniers mois. En juin, deux homosexuels ont été condamnés à quatre mois de prison pour « outrage public à la pudeur ». Ils se seraient embrassés près de la tour Hassan, à Rabat, comme l'avaient fait la veille au même endroit, deux militantes Femen, aussitôt expulsées vers la France. Quelques jours plus tard, à Fès, un supposé homosexuel manquait d'être tué par la foule. La vidéo qui montre son agression (voir ci-dessous) a choqué la Toile marocaine. Fin mai, c'était l'interdiction du film sur la prostitution, Much loved, dont des acteurs ont été menacés de mort, et la diffusion d'un concert en direct sur une chaîne officielle d'une Jennifer Lopez trop dénudée qui divisaient l'opinion publique.
De fait, c'est bien un nouveau code pénal perçu comme ayant une connotation islamiste qui suscite l'inquiétude chez une partie des Marocains. Un article notamment reconnaît implicitement les crimes d'honneur. Il stipule que des circonstances atténuantes doivent être prévues pour les crimes commis par l’un des époux et, dorénavant, par les membres de la famille, lorsque le conjoint est surpris en flagrant délit d’adultère.
Certaines dispositions sont contraires à la Constitution adoptée en 2011. Le maintien de la peine de mort est ainsi en contradiction avec son article 20, qui reconnaît le « droit à la vie ».
« La Constitution de 2011 avait suscité un espoir. Il devait y avoir une mise en adéquation du code pénal avec la Constitution… Là, ça va dans l'autre sens. Certains articles sont encore plus répressifs », regrette Reda Oulamine, avocat et président de l'association Droit et Justice. « L'actuel code est déjà liberticide, poursuit-il. On s'attendait à ce qu'après le printemps 2011 et la nouvelle Constitution, on dépénalise beaucoup d'agissements pour aller dans le sens des libertés publiques. Nous avons un texte supérieur, qui prévoit ces libertés et dans la hiérarchie des normes, la loi doit être en conformité avec la Constitution. Or, ce n'est pas le cas. Le code est rédigé de façon vague et liberticide pour pouvoir réprimer n'importe qui, n'importe quand, pour n'importe quoi… Au lieu d'aller dans le sens de la dépénalisation, ils ont rajouté quelques crimes liés à la morale. »
Parallèlement, l'étau se resserre progressivement autour des voix dissonantes. Un autre article, emblématique de ce nouvel arsenal répressif, selon certains, punit de un à dix ans de prison « quiconque ayant perçu […] d’une personne ou d’un groupe étrangers, des dons, prêts ou autres services en vue d’une activité ou une propagande susceptibles […] d’ébranler l’allégeance des citoyens à l’État et aux institutions du peuple marocain ». « Il est clair, connaissant le passé et le contexte d'utilisation de ces termes, que cet article vise les opposants ou plus globalement ceux qui ne partagent pas les mêmes positions que le pouvoir en place », regrette Mohamed Jaite, du bureau parisien de l'Association marocaine des droits humains (AMDH).
D'après lui, ce nouveau code vise à renforcer la mainmise du pouvoir sur la sphère militante, déjà nettement affaiblie par la vague de répression initiée en 2012. « Le cœur du projet est de faire passer des dispositions dangereuses. Tout cela est maquillé par des “avancées”. Nous sommes dans une phase, celle de l'après Mouvement 20-Février, où le pouvoir a gagné une bataille », explique-t-il.
Le dessinateur Curzio a pour habitude de surfer habilement sur les lignes rouges, qu'elles concernent la politique ou la religion. Il assure qu'il continuera à les contourner. Une tâche qui s'annonce difficile. Le nouveau texte incrimine et punit de un à cinq ans de prison « celui qui aura injurié ou moqué les religions, Dieu et les prophètes […] lors de meetings, de rassemblements ou par le biais d’écrits, dessins, caricatures, chants, comédie ou mimes » (article 219).
« Si on opte pour un code pénal qui ne diffère pas de celui qui est actuellement en vigueur, on risque de plonger la société dans un cycle inquiétant de repli et d'intégrisme… Cela voudra dire qu'on hypothèque l'avenir du Maroc sur le volet des libertés pour les 40 ou 50 prochaines années. Ce qui veut dire qu'en 100 ans, le Maroc n'aura pas avancé d'un iota sur le champ des libertés », explique le dessinateur.
« Ce code pénal préserve une certaine idée de la société qui est réfutée par les libéraux. Ils disent que nous sommes dans une société qui se veut démocratique, où la liberté de conscience, les relations sexuelles, l'homosexualité sont une donnée incontournable… Les conservateurs veulent maintenir ces infractions qui sont pour eux fondamentales », explique le professeur de droit Mohamed Larbi Ben Othmane. « Il a un défaut originel dans la mesure où il a été rédigé et élaboré à l'intérieur des murs de l'administration, foncièrement conservatrice, poursuit-il. Le défaut originel a été de confier la rédaction à des personnes marquées par le conservatisme. La coïncidence a fait que la réforme soit présentée par représentant d'un parti conservateur et traditionaliste. »
.../...
16 juillet 2015 | Par Ilhem Rachidi
Casablanca, de notre correspondante.- Le droit de porter une jupe. C'est pour défendre ce droit que des centaines de personnes ont manifesté ces derniers jours devant le Parlement et dans plusieurs villes marocaines. Le 6 juillet, deux jeunes femmes comparaissaient au tribunal d'Inezgane, près d'Agadir, dans le sud du Maroc, pour outrage à la pudeur. Leur délit supposé : avoir porté des jupes trop courtes en se rendant sur un marché local. C'est après avoir été agressées par des hommes – deux hommes ont été poursuivis depuis – qu'elles sont passées de victimes à accusées (voir la page Facebook « Mettre une robe n'est pas un crime »).
Il n'en a pas fallu davantage pour mobiliser des manifestants de bords politiques divers, du Parti Authenticité et Modernité (PAM) au parti d'extrême gauche Annnahj Addimocrati, ainsi que des personnalités politiques comme l'ancienne ministre Nezha Squalli et la secrétaire générale du Parti socialiste unifié (PSU) Nabila Mounib. À l'audience, une centaine d'avocats, dont le bâtonnier Abderrahim Jamaï, se sont déplacés des quatre coins du pays. Histoire de marquer le coup. Et dans la soirée, des manifestations ont à nouveau eu lieu à Casablanca, Rabat et Marrakech.
Condamner ces jeunes filles reviendrait à « donner raison aux takfiristes et aux discours rétrogrades », a déclaré Me Jamaï lors de l'audience. Une semaine plus tard, le lundi 13 juillet, elles étaient innocentées.
Ce procès a relancé le débat autour de la régression des libertés individuelles et d'un enjeu plus fondamental : la refonte du code pénal marocain. Depuis avril, un avant-projet de réforme, jugé liberticide par ses détracteurs, suscite les passions.
D'autant plus que les scandales lié aux mœurs n'ont pas manqué, ces deux derniers mois. En juin, deux homosexuels ont été condamnés à quatre mois de prison pour « outrage public à la pudeur ». Ils se seraient embrassés près de la tour Hassan, à Rabat, comme l'avaient fait la veille au même endroit, deux militantes Femen, aussitôt expulsées vers la France. Quelques jours plus tard, à Fès, un supposé homosexuel manquait d'être tué par la foule. La vidéo qui montre son agression (voir ci-dessous) a choqué la Toile marocaine. Fin mai, c'était l'interdiction du film sur la prostitution, Much loved, dont des acteurs ont été menacés de mort, et la diffusion d'un concert en direct sur une chaîne officielle d'une Jennifer Lopez trop dénudée qui divisaient l'opinion publique.
De fait, c'est bien un nouveau code pénal perçu comme ayant une connotation islamiste qui suscite l'inquiétude chez une partie des Marocains. Un article notamment reconnaît implicitement les crimes d'honneur. Il stipule que des circonstances atténuantes doivent être prévues pour les crimes commis par l’un des époux et, dorénavant, par les membres de la famille, lorsque le conjoint est surpris en flagrant délit d’adultère.
Certaines dispositions sont contraires à la Constitution adoptée en 2011. Le maintien de la peine de mort est ainsi en contradiction avec son article 20, qui reconnaît le « droit à la vie ».
« La Constitution de 2011 avait suscité un espoir. Il devait y avoir une mise en adéquation du code pénal avec la Constitution… Là, ça va dans l'autre sens. Certains articles sont encore plus répressifs », regrette Reda Oulamine, avocat et président de l'association Droit et Justice. « L'actuel code est déjà liberticide, poursuit-il. On s'attendait à ce qu'après le printemps 2011 et la nouvelle Constitution, on dépénalise beaucoup d'agissements pour aller dans le sens des libertés publiques. Nous avons un texte supérieur, qui prévoit ces libertés et dans la hiérarchie des normes, la loi doit être en conformité avec la Constitution. Or, ce n'est pas le cas. Le code est rédigé de façon vague et liberticide pour pouvoir réprimer n'importe qui, n'importe quand, pour n'importe quoi… Au lieu d'aller dans le sens de la dépénalisation, ils ont rajouté quelques crimes liés à la morale. »
Parallèlement, l'étau se resserre progressivement autour des voix dissonantes. Un autre article, emblématique de ce nouvel arsenal répressif, selon certains, punit de un à dix ans de prison « quiconque ayant perçu […] d’une personne ou d’un groupe étrangers, des dons, prêts ou autres services en vue d’une activité ou une propagande susceptibles […] d’ébranler l’allégeance des citoyens à l’État et aux institutions du peuple marocain ». « Il est clair, connaissant le passé et le contexte d'utilisation de ces termes, que cet article vise les opposants ou plus globalement ceux qui ne partagent pas les mêmes positions que le pouvoir en place », regrette Mohamed Jaite, du bureau parisien de l'Association marocaine des droits humains (AMDH).
D'après lui, ce nouveau code vise à renforcer la mainmise du pouvoir sur la sphère militante, déjà nettement affaiblie par la vague de répression initiée en 2012. « Le cœur du projet est de faire passer des dispositions dangereuses. Tout cela est maquillé par des “avancées”. Nous sommes dans une phase, celle de l'après Mouvement 20-Février, où le pouvoir a gagné une bataille », explique-t-il.
Le dessinateur Curzio a pour habitude de surfer habilement sur les lignes rouges, qu'elles concernent la politique ou la religion. Il assure qu'il continuera à les contourner. Une tâche qui s'annonce difficile. Le nouveau texte incrimine et punit de un à cinq ans de prison « celui qui aura injurié ou moqué les religions, Dieu et les prophètes […] lors de meetings, de rassemblements ou par le biais d’écrits, dessins, caricatures, chants, comédie ou mimes » (article 219).
« Si on opte pour un code pénal qui ne diffère pas de celui qui est actuellement en vigueur, on risque de plonger la société dans un cycle inquiétant de repli et d'intégrisme… Cela voudra dire qu'on hypothèque l'avenir du Maroc sur le volet des libertés pour les 40 ou 50 prochaines années. Ce qui veut dire qu'en 100 ans, le Maroc n'aura pas avancé d'un iota sur le champ des libertés », explique le dessinateur.
« Ce code pénal préserve une certaine idée de la société qui est réfutée par les libéraux. Ils disent que nous sommes dans une société qui se veut démocratique, où la liberté de conscience, les relations sexuelles, l'homosexualité sont une donnée incontournable… Les conservateurs veulent maintenir ces infractions qui sont pour eux fondamentales », explique le professeur de droit Mohamed Larbi Ben Othmane. « Il a un défaut originel dans la mesure où il a été rédigé et élaboré à l'intérieur des murs de l'administration, foncièrement conservatrice, poursuit-il. Le défaut originel a été de confier la rédaction à des personnes marquées par le conservatisme. La coïncidence a fait que la réforme soit présentée par représentant d'un parti conservateur et traditionaliste. »
.../...
Commentaire