Depuis l’attentat de Sousse, lors duquel un homme a tué 38 personnes le 26 juin avant d’être abattu par la police, la ville d’Hammamet, au sud de Tunis, est désertée par les vacanciers.*
Le commerçant bondit de son tabouret quand il voit un couple de touristes et lance : «Kak dila ["comment ça va", en russe phonétique] Vladimir Poutine ?» Le couple passe sans s’arrêter mais, au sourire de la femme, on comprend que le boutiquier a gagné. Le jeu «devine la nationalité des touristes»s’est considérablement simplifié dans la vieille ville d’Hammamet. Les étrangers sont de plus en plus rares depuis l’attentat à Sousse, le 26 juin, qui a tué 38 touristes, incitant les gouvernements britannique, danois, suédois ou encore finlandais à appeler leurs ressortissants à quitter la Tunisie.
«Cela fait une semaine que je n’ai rien vendu, constate Baïssam, propriétaire résigné d’une échoppe de souvenirs depuis quarante ans. Au maximum, on voit cinq ou six touristes par jour. On n’a rien d’autre à faire que de s’asseoir à l’ombre et attendre.» Une attente que Baïssam et ses compagnons d’infortune passent à spéculer : l’arrivée tant attendue des Algériens après le ramadan limitera-t-elle les pertes ? Qui sera encore là la saison prochaine ? Les autorités anglaises vont-elles revenir sur leur décision ? Le 9 juillet, le ministère britannique des Affaires étrangères a expliqué que le risque d’«une nouvelle attaque terroriste est hautement probable» et qu’il «ne croit pas» que les mesures décidées par le gouvernement tunisien «fournissent une protection adéquate pour les touristes britanniques». Or, les commerçants de la médina comme les professionnels du tourisme d’Hammamet, à 66 km au sud de Tunis, considèrent que la zone n’a jamais été aussi bien protégée.
POLICE AU BORD DE L’EAU
«Yasmine Hammamet [une station balnéaire au sud de la ville, ndlr], par exemple, est une enfilade de 45 hôtels le long de la plage. Il n’y a que deux points d’accès qui sont bien gardés. Ce n’est pas comme à Sousse», précise une source du ministère du Tourisme. Surtout, la police touristique est maintenant armée de fusils automatiques Steyr. Elle patrouille au bord de la mer à pied, en quad et à cheval. C’est par la plage que Seifeddine Rezgui, le tueur de Sousse, était arrivé. L’officier Chokri, qui s’occupe des 16 km de sable de Yasmine Hammamet dix heures par jour, assure qu’un tel scénario de cauchemar ne peut se reproduire dans sa zone : «On regarde particulièrement les visages inconnus. La sécurité des hôtels nous aide à les repérer.» La police travaille en équipe de deux pour maximiser la vigilance. Deux policiers sont également affectés à la surveillance de chaque hôtel. Au total, 1 000 agents supplémentaires ont été engagés pour renforcer la sécurité des zones touristiques. Sur le terrain, le déploiement fait son effet mais il n’empêche pas quelques couacs, comme des quads qui s’ensablent ou des policiers, terrassés par la chaleur, qui se réfugient sous un parasol ou qui se laissent prendre en photo avec les quelques touristes présents.
Le taux d’annulation a atteint 60 %, selon la mairie, à la mi-juillet. Une dizaine d’hôtels proposant les services «tout compris» et travaillant exclusivement avec les tour-opérateurs qui ont rayé la Tunisie de leur offre, ont fermé provisoirement leurs portes. Les bouts de plage qui leur étaient alloués sont vides, à l’exception des transats en plastique blancs parfaitement pliés et alignés.
Les quelques touristes qui ont tout de même fait le choix de venir en Tunisie profitent du beau temps en toute tranquillité. «L’attaque de Sousse ne nous a absolument pas refroidis, explique un Lyonnais en vacances avec sa femme. On est venu à l’hôtel Zénith il y a deux ans pour notre voyage de noces. Il n’y avait jamais de place pour s’asseoir devant la piscine. Là, il n’y a personne. Je trouve dommage que des Français aient annulé leur voyage. Le même jour [que l’attaque], il y a eu un attentat près de chez nous [celui de Saint-Quentin-Fallavier, en Isère, ndlr] où on aurait pu mourir. Est-ce que pour autant les étrangers ont déserté la France ?» L’argument militant - «Il faut venir pour aider la Tunisie» - est repris par beaucoup de touristes. Voisin de chaise longue des Lyonnais, un couple stéphanois intervient pour préciser qu’ils postent des vidéos de leurs vacances sur les réseaux sociaux pour inciter leurs amis à venir.
Cependant, certains se montrent plus prudents, encore traumatisés par la vidéo du tireur de Sousse, marchant calmement au bord de l’eau une kalachnikov à la main. «On est là pour voir notre fille et notre gendre qui habitent Nabeul [à 14 km au nord d’Hammamet] et pour se détendre. Mais on reste à la piscine de l’hôtel, pas question d’aller à la plage», explique un couple de Metz qui ne pense pas revenir avant longtemps, ou seulement pour des visites éclair.
Les hôteliers eux-mêmes font profil bas. «On a supprimé les activités trop voyantes et bruyantes, comme les soirées ou les barbecues sur la plage, raconte Hafed Hichri, le responsable des animations de l’hôtel cinq étoiles Méhari, à Yasmine Hammamet. Personnellement, je ne serais jamais allé à la plage le lendemain de Sousse. Pourtant, des clients l’ont fait, notamment des Russes.» Seuls 56 des 633 lits de l’hôtel étaient réservés à la mi-juillet. «Nous ne pouvons rien faire contre le départ des Britanniques et des Scandinaves. C’est une décision politique de leurs gouvernements, se désole Faker Sallem, le sous-directeur du Méhari. Nous espérons que les Français vont recommencer à venir bientôt. Nos deux pays ont une si grande relation.» L’établissement évite une catastrophe complète grâce à son offre de thalassothérapie haut de gamme. C’est uniquement pour ce service que la famille Krasilnikov, de Saint-Pétersbourg, se retrouve à l’hôtel. «Notre centre de thalassothérapie habituel dans la région [à Nabeul] est fermé à cause de la situation [et du manque de clients], explique Alexander, le fils de la famille. On nous a recommandé de venir ici et c’est vrai que c’est très bien.»
CLIENTÈLE AISÉE
Le départ des clients après l’attentat de Sousse illustre les limites d’un tourisme de masse avec ses hôtels «service tout compris» accolés les uns aux autres le long de la plage, dont la station balnéaire de Yasmine Hammamet est le symbole. Elle est née à la fin des années 90 d’un espace vierge «où la logique du tourisme industriel n’[a] qu’à obéir à ses motivations sans obstacle d’aucune nature, ni foncier ni culturel […]. Les hôtels sont coûteux, exagérément marbrés, ont du mal à se remplir à cause de l’essoufflement du tourisme balnéaire fonctionnel», expliquait déjà en 2008 le chercheur Ridha Boukraa (1).
Abdelkader Masmoudi adhère au message, et tente par tous les moyens d’offrir autre chose que du sable et de la mer à ses hôtes. Le directeur général du Golf Yasmine propose un parcours Par 71 pour toucher une clientèle aisée. Un second 18 trous au prestigieux label «Jack Nicklaus» est en projet, avec la possibilité de se loger dans des villas de luxe. «Je voudrais coupler l’offre de golf avec d’autres activités, comme un circuit gastronomique ou une route des vins, qui sont réputés ici, énumère Abdelkader Masmoudi. J’accueille aussi des festivals de musique et des événements d’entreprise. Les Architectes de France ont organisé une compétition ici en juin. Il faut qu’on s’inspire de ce qui se fait ailleurs. Je ne critique pas le tourisme de masse, il fait vivre beaucoup de personnes, mais on doit promouvoir d’autres aspects.»
Wess est l’une des petites mains de ce tourisme industriel. Animateur, il travaille douze heures par jour pour divertir les clients de l’hôtel. Une débauche d’énergie rémunérée 200 dinars (93 euros) par mois, sans contrat stable. «Je voudrais pouvoir faire du business en achetant et revendant des marchandises», confie-t-il, quitte à flirter avec le marché informel comme nombre d’autres jeunes qui font passer clandestinement des produits subventionnés libyens. Une éventuelle reconversion toujours moins dangereuse que celle de Seifeddine Rezgui, qui était également animateur avant de s’armer d’une kalachnikov.
(1) Dans Hammamet, études d’anthropologie touristique (Centre de publication universitaire, Tunis, 2008)
libération fr
Le commerçant bondit de son tabouret quand il voit un couple de touristes et lance : «Kak dila ["comment ça va", en russe phonétique] Vladimir Poutine ?» Le couple passe sans s’arrêter mais, au sourire de la femme, on comprend que le boutiquier a gagné. Le jeu «devine la nationalité des touristes»s’est considérablement simplifié dans la vieille ville d’Hammamet. Les étrangers sont de plus en plus rares depuis l’attentat à Sousse, le 26 juin, qui a tué 38 touristes, incitant les gouvernements britannique, danois, suédois ou encore finlandais à appeler leurs ressortissants à quitter la Tunisie.
«Cela fait une semaine que je n’ai rien vendu, constate Baïssam, propriétaire résigné d’une échoppe de souvenirs depuis quarante ans. Au maximum, on voit cinq ou six touristes par jour. On n’a rien d’autre à faire que de s’asseoir à l’ombre et attendre.» Une attente que Baïssam et ses compagnons d’infortune passent à spéculer : l’arrivée tant attendue des Algériens après le ramadan limitera-t-elle les pertes ? Qui sera encore là la saison prochaine ? Les autorités anglaises vont-elles revenir sur leur décision ? Le 9 juillet, le ministère britannique des Affaires étrangères a expliqué que le risque d’«une nouvelle attaque terroriste est hautement probable» et qu’il «ne croit pas» que les mesures décidées par le gouvernement tunisien «fournissent une protection adéquate pour les touristes britanniques». Or, les commerçants de la médina comme les professionnels du tourisme d’Hammamet, à 66 km au sud de Tunis, considèrent que la zone n’a jamais été aussi bien protégée.
POLICE AU BORD DE L’EAU
«Yasmine Hammamet [une station balnéaire au sud de la ville, ndlr], par exemple, est une enfilade de 45 hôtels le long de la plage. Il n’y a que deux points d’accès qui sont bien gardés. Ce n’est pas comme à Sousse», précise une source du ministère du Tourisme. Surtout, la police touristique est maintenant armée de fusils automatiques Steyr. Elle patrouille au bord de la mer à pied, en quad et à cheval. C’est par la plage que Seifeddine Rezgui, le tueur de Sousse, était arrivé. L’officier Chokri, qui s’occupe des 16 km de sable de Yasmine Hammamet dix heures par jour, assure qu’un tel scénario de cauchemar ne peut se reproduire dans sa zone : «On regarde particulièrement les visages inconnus. La sécurité des hôtels nous aide à les repérer.» La police travaille en équipe de deux pour maximiser la vigilance. Deux policiers sont également affectés à la surveillance de chaque hôtel. Au total, 1 000 agents supplémentaires ont été engagés pour renforcer la sécurité des zones touristiques. Sur le terrain, le déploiement fait son effet mais il n’empêche pas quelques couacs, comme des quads qui s’ensablent ou des policiers, terrassés par la chaleur, qui se réfugient sous un parasol ou qui se laissent prendre en photo avec les quelques touristes présents.
Le taux d’annulation a atteint 60 %, selon la mairie, à la mi-juillet. Une dizaine d’hôtels proposant les services «tout compris» et travaillant exclusivement avec les tour-opérateurs qui ont rayé la Tunisie de leur offre, ont fermé provisoirement leurs portes. Les bouts de plage qui leur étaient alloués sont vides, à l’exception des transats en plastique blancs parfaitement pliés et alignés.
Les quelques touristes qui ont tout de même fait le choix de venir en Tunisie profitent du beau temps en toute tranquillité. «L’attaque de Sousse ne nous a absolument pas refroidis, explique un Lyonnais en vacances avec sa femme. On est venu à l’hôtel Zénith il y a deux ans pour notre voyage de noces. Il n’y avait jamais de place pour s’asseoir devant la piscine. Là, il n’y a personne. Je trouve dommage que des Français aient annulé leur voyage. Le même jour [que l’attaque], il y a eu un attentat près de chez nous [celui de Saint-Quentin-Fallavier, en Isère, ndlr] où on aurait pu mourir. Est-ce que pour autant les étrangers ont déserté la France ?» L’argument militant - «Il faut venir pour aider la Tunisie» - est repris par beaucoup de touristes. Voisin de chaise longue des Lyonnais, un couple stéphanois intervient pour préciser qu’ils postent des vidéos de leurs vacances sur les réseaux sociaux pour inciter leurs amis à venir.
Cependant, certains se montrent plus prudents, encore traumatisés par la vidéo du tireur de Sousse, marchant calmement au bord de l’eau une kalachnikov à la main. «On est là pour voir notre fille et notre gendre qui habitent Nabeul [à 14 km au nord d’Hammamet] et pour se détendre. Mais on reste à la piscine de l’hôtel, pas question d’aller à la plage», explique un couple de Metz qui ne pense pas revenir avant longtemps, ou seulement pour des visites éclair.
Les hôteliers eux-mêmes font profil bas. «On a supprimé les activités trop voyantes et bruyantes, comme les soirées ou les barbecues sur la plage, raconte Hafed Hichri, le responsable des animations de l’hôtel cinq étoiles Méhari, à Yasmine Hammamet. Personnellement, je ne serais jamais allé à la plage le lendemain de Sousse. Pourtant, des clients l’ont fait, notamment des Russes.» Seuls 56 des 633 lits de l’hôtel étaient réservés à la mi-juillet. «Nous ne pouvons rien faire contre le départ des Britanniques et des Scandinaves. C’est une décision politique de leurs gouvernements, se désole Faker Sallem, le sous-directeur du Méhari. Nous espérons que les Français vont recommencer à venir bientôt. Nos deux pays ont une si grande relation.» L’établissement évite une catastrophe complète grâce à son offre de thalassothérapie haut de gamme. C’est uniquement pour ce service que la famille Krasilnikov, de Saint-Pétersbourg, se retrouve à l’hôtel. «Notre centre de thalassothérapie habituel dans la région [à Nabeul] est fermé à cause de la situation [et du manque de clients], explique Alexander, le fils de la famille. On nous a recommandé de venir ici et c’est vrai que c’est très bien.»
CLIENTÈLE AISÉE
Le départ des clients après l’attentat de Sousse illustre les limites d’un tourisme de masse avec ses hôtels «service tout compris» accolés les uns aux autres le long de la plage, dont la station balnéaire de Yasmine Hammamet est le symbole. Elle est née à la fin des années 90 d’un espace vierge «où la logique du tourisme industriel n’[a] qu’à obéir à ses motivations sans obstacle d’aucune nature, ni foncier ni culturel […]. Les hôtels sont coûteux, exagérément marbrés, ont du mal à se remplir à cause de l’essoufflement du tourisme balnéaire fonctionnel», expliquait déjà en 2008 le chercheur Ridha Boukraa (1).
Abdelkader Masmoudi adhère au message, et tente par tous les moyens d’offrir autre chose que du sable et de la mer à ses hôtes. Le directeur général du Golf Yasmine propose un parcours Par 71 pour toucher une clientèle aisée. Un second 18 trous au prestigieux label «Jack Nicklaus» est en projet, avec la possibilité de se loger dans des villas de luxe. «Je voudrais coupler l’offre de golf avec d’autres activités, comme un circuit gastronomique ou une route des vins, qui sont réputés ici, énumère Abdelkader Masmoudi. J’accueille aussi des festivals de musique et des événements d’entreprise. Les Architectes de France ont organisé une compétition ici en juin. Il faut qu’on s’inspire de ce qui se fait ailleurs. Je ne critique pas le tourisme de masse, il fait vivre beaucoup de personnes, mais on doit promouvoir d’autres aspects.»
Wess est l’une des petites mains de ce tourisme industriel. Animateur, il travaille douze heures par jour pour divertir les clients de l’hôtel. Une débauche d’énergie rémunérée 200 dinars (93 euros) par mois, sans contrat stable. «Je voudrais pouvoir faire du business en achetant et revendant des marchandises», confie-t-il, quitte à flirter avec le marché informel comme nombre d’autres jeunes qui font passer clandestinement des produits subventionnés libyens. Une éventuelle reconversion toujours moins dangereuse que celle de Seifeddine Rezgui, qui était également animateur avant de s’armer d’une kalachnikov.
(1) Dans Hammamet, études d’anthropologie touristique (Centre de publication universitaire, Tunis, 2008)
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