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L'hégémonie du grand récit européen

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  • L'hégémonie du grand récit européen

    L’histoire est écrite par les vainqueurs. Nulle surprise donc
 si l’histoire mondiale donne la part belle à l’Europe, supposée à tort avoir inventé 
la démocratie, le libéralisme, l’industrie…

    Exploitant la position dominante dont l’Occident jouissait indéniablement au XIXe siècle, les historiens européens de cette époque rédigèrent leurs ouvrages en posant l’emprise coloniale sur le reste du monde comme allant de soi. Ce faisant, ils déniaient aux cultures autres, alors en position subalterne, tout impact décisif sur le grand récit mondial.


    L’âge du bronze, 
un moment partagé


    Je qualifie le procédé de « vol de l’histoire ». Cela commença avec un découpage temporel qui reste aujourd’hui canonique, scandé par les grandes périodes de l’âge du bronze, de l’Antiquité, du Moyen Âge et des Temps modernes. Cette périodisation est fondamentalement spécifique à l’Europe, mais nombre d’auteurs ont tenté de la conceptualiser afin de l’adapter à d’autres sociétés, tout spécialement celles du Proche-Orient, de l’Inde et de la Chine. Force est de constater qu’elle n’y est pas applicable, tout simplement parce qu’il ne s’agit que de phases relevant de l’histoire européenne et non de moments universels qui, dans une perspective évolutionniste, marqueraient autant d’étapes amenant à l’expérience téléologique des sociétés « modernes ». La quête mondiale des féodalismes, vus comme préludes à un capitalisme conceptuellement partagé par les autres cultures, était certainement biaisée. D’autres sociétés à écriture, issues de l’âge du bronze oriental, ont pu trouver leur chemin vers la modernité sans forcément passer par la case Moyen Âge, sans dupliquer la si spécifique expérience de l’Occident.


    Le point critique est que toutes ces sociétés ont participé à deux événements majeurs : d’abord à la révolution agricole du Néolithique ; ensuite à l’âge du bronze, impliquant une révolution urbaine complétée d’une métallurgie et d’écritures. Toutes ces caractéristiques se sont diffusées depuis le foyer proche-oriental ancien, à la fois vers l’est et vers l’ouest, accompagnées de systèmes d’écriture complets. Cela débute en Mésopotamie à la fin de la période d’Uruk (qui couvre le ive millénaire av. J.-C.), et se diffuse a minima vers l’Égypte, la vallée de l’Indus (vers - 2000) et la Chine. La métallugie se répandit encore plus largement, en partie suite à l’absence de métaux dans les vallées fluviales du Tigre et de l’Euphrate qui avaient vu éclore les cultures de l’âge du bronze. Pour fondre le bronze, alliage de cuivre et d’étain, il fallait aller chercher ses éléments constitutifs chez les « barbares », à travers le corridor eurasiatique vers la Chine, et dans la région de l’Anatolie vers l’Europe.


    Les principales sociétés disposant d’une tradition d’écriture se développèrent d’abord en Mésopotamie, dans la vallée de l’Indus et en Chine. Elles se valaient globalement en termes de réussite civilisationnelle, et nourrirent ultérieurement le savoir classique de l’Occident, issu des racines védiques de l’Inde ancienne, de la tradition confucéenne chinoise et des réflexions arabes ultérieures au Proche-Orient. Chacune de ces cultures écrites produisit une « civilisation » majeure, qui connut son apogée à des moments divers, notamment dans des périodes de renaissance qu’elles expérimentèrent toutes, regardant leur passé pour revivifier leur présent. Ce qui s’amorça en Italie avec la Renaissance, quand les humanistes se tournèrent vers l’Antiquité classique pour rêver d’un monde moins hégémonique que celui imposé par la chrétienté médiévale, n’est en aucun cas une expérience inédite. Ce qui est dit ici du Moyen Âge européen vaut aussi pour le judaïsme des débuts ou l’islam orthodoxe, tous contraints par le dogme abrahamique qui veut que Dieu sache tout et ne laisse nul libre arbitre aux pauvres mortels que nous sommes. On le voit, l’écriture peut asseoir le dogme comme ouvrir le spectre des possibles alternatives.


    Un potentiel équivalent


    Mais chaque société d’écriture de l’Ancien Monde, puisant au fonds commun mésopotamien, disposait d’un potentiel équivalent. En Chine, les sciences et technologies détenaient une avance certaine sur celles de l’Occident jusqu’à la Renaissance. Ses exportations étaient beaucoup plus importantes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et l’empire du Milieu à la veille de l’expansion européenne était la première puissance commerciale mondiale. Il y eut néanmoins une période, lors des XIXe-XXe siècles, où l’Occident acquit une indéniable supériorité en matière commerciale et en bien d’autres sphères, résultat de la Révolution industrielle. C’est à ce moment-là que l’essentiel de l’histoire contemporaine s’écrivit en Occident. Celui-ci, dans le contexte de sa domination du monde, se dépeignit alors selon un récit qui minimisait le rôle des autres pour exalter le sien.


    C’est là bien sûr ce que fait toute société, manifestant ainsi la nature égocentrique de l’homme. Mais l’Occident avait une raison propre de procéder ainsi, pour affirmer sa prééminence industrielle et territoriale. Cette dernière trouvait en fait son origine dans des inventions chinoises, celles de la poudre et du canon, de leur installation sur des bateaux manœuvrables. La supériorité militaire européenne n’était pas due à une originalité propre, simplement à l’amélioration de technologies de fonte utilisées depuis des siècles en Chine, tant pour la métallurgie que pour la poterie. Les Européens ont certes amélioré ces systèmes, mais ils n’étaient pas les seuls à amener le monde dans le système « moderne » du « capitalisme » industriel.


  • #2
    Contrôler l’espace 
et le temps


    Les choses étant ce qu’elles sont, à la faveur de sa tardive domination mondiale, l’Occident, postulant que le monde ne s’était développé qu’en un seul point géographique, s’appropria l’histoire. Par exemple en monopolisant la mesure du temps. Nos chronologies sont désormais axées autour de la date de naissance du Christ. Le calendrier chinois ou celui de l’hégire n’ont pas accédé à un tel statut international. Les institutions sont organisées sur cette base, nous célébrons les fêtes chrétiennes comme autant d’événements majeurs, accordant à l’occasion, puisque notre monde est devenu multiethnique, une place aux célébrations juives, musulmanes ou indiennes… La journée s’articule autour du méridien de Greenwich, référence internationale fixée sur la ligne de longitude d’un observatoire londonien au XIXe siècle, quand l’Empire britannique dominait le monde.


    Et il en est de l’espace comme du temps, puis que ce même méridien structure le découpage du globe. Tout ceci se comprend aisément, puisque c’est durant la période victorienne qu’est apparu le besoin d’un accord international en matière de temps et d’espace, besoin qui n’a fait que se renforcer dans le contexte des communications mondiales. Il est donc compréhensible que cet accord ait été posé en termes européens, quand ce continent dominait la planète par ses armes et ses navires, et non en termes musulmans, alors même que cette civilisation a été pionnière en matière de géographie lorsqu’elle s’étendait de l’Espagne aux frontières de la Chine.

    Mais cela a été pire lorsqu’il s’est agi de l’histoire mondiale. L’Asie a été stigmatisée comme le foyer du despotisme, quand l’Europe se présentait comme le berceau de la démocratie. Mais que ce soit en Grèce, en Turquie ou ailleurs, l’opinion publique a toujours eu son importance. De nombreuses sociétés tribales débattaient sans relâche, et dans les empires de l’âge du bronze, il existait à l’échelle urbaine des institutions démocratiques. Ni la consultation ni la représentation démocratique ne sont des inventions purement européennes.


    Cependant, le problème le plus sérieux réside dans la périodisation du temps. Jusqu’à l’âge du bronze, nous avons des divisions archéologiquement attestées basées sur le mode de subsistance. À partir de cette période, on constaterait que les sociétés divergent. L’écriture accoucherait de la bureaucratisation, du despotisme et de la centralisation dans l’est eurasien, alors que s’enchaîneraient l’Antiquité, la féodalité, le capitalisme et la modernisation à l’ouest. Toutes les réussites de la Grèce et de la Rome antiques irradieraient à nouveau notre passé à partir de la Renaissance. Certes, les civilisations de ces moments furent brillantes. Mais croire que le reste du monde ne fut jamais en mesure de les égaler revient à nous aveugler de préjugés. Dans la sphère littéraire, les considérations philosophiques des penseurs chinois, tels Confucius, Mencius et consorts, valent bien les nôtres.


    L’apport des technologies chinoises



    C’est surtout en matière de technologies que la Chine excella. Dès le Néolithique, des artisans chinois étaient déjà en mesure de chauffer des fourneaux à une température suffisante pour produire du grès, et plus tard, au début de l’ère chrétienne, de la porcelaine. Ce dernier exploit, nécessitant des fours atteignant une température de cuisson de 1 200° C, ne fut égalé en Occident qu’au XVIIIe siècle, en Angleterre par Josiah Wedgwood et Josiah Spode, ainsi que dans les régions allemande de Meissen et néerlandaise de Delft, ce qui amorça ce que l’on appelle (abusivement selon moi) la révolution consumériste. Ce produit, qui fut à la base des exportations mondiales de la Chine dès le XVe siècle, pouvait désormais être fabriqué en Europe et remplacer les anciennes vaisselles de terre cuite.


    On peut dire la même chose du métal. L’absence d’une pyrotechnologie efficace empêchait l’Occident de fondre le fer aussi efficacement que le bronze, dont le point de fusion se situe à une température inférieure. Alors que la fonte du fer fut maîtrisée en Chine dès le Ve siècle avant l’ère chrétienne, les artisans européens en étaient réduits mille ans plus tard à marteler des pièces séparées de ce métal. Seule l’utilisation du charbon dans des hauts-fourneaux, au XVIIe siècle, les autorisa à fondre du fer à très large échelle. Cela permit la production en série d’armes et outils variés. La révolution industrielle et l’âge des chemins de fer, marqués par l’exportation de produits sidérurgiques dans le monde entier, s’accompagnèrent de la production en masse des navires et des canons nécessaires à la captation et l’approvisionnement de nouveaux marchés.


    Les racines intellectuelles de cette révolution furent stimulées par l’apport de l’Orient, par toutes les innovations venues de Chine, que ce soit par le biais des Mongols ou des musulmans. Car l’Islam avait déjà connu sa renaissance des sciences classiques en un temps où l’Europe se montrait peu intéressée par de telles considérations, une renaissance qui produisit une efflorescence de la science arabe et influença à son tour ce qui se produisit en Italie et en Espagne. Nous autres Occidentaux ne sommes certainement pas une exception de l’histoire.

    Jack Goody


    Membre de la British Academy, il est l’auteur d’une œuvre fondamentale qui englobe l’écriture, la cuisine, l’image, les structures familiales, la religion…, et culmine dans une critique de l’histoire mondiale eurocentrée. Derniers ouvrages parus : L’Islam en Europe. Histoire, échanges, 2004, trad. fr. Isabelle Taudière, La Découverte, 2004 ; Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, 2006, trad. fr. Fabienne Durand-Bogaert, Gallimard, 2010.

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    • #3
      Salam

      Et Dieu créa la femme!!!

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