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la langue vivante des auteurs latins : Augustin, l’incompris

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  • la langue vivante des auteurs latins : Augustin, l’incompris

    Grâce aux «Confessions», l’évêque d’Hippone a été l’un des premiers auteurs – sinon le premier – à se mettre en scène dans une autobiographie, qui se lit aussi comme un chant d’amour lancé vers Dieu. A cause de ces mêmes «Confessions», Augustin a été désigné responsable de l’angoisse du péché originel. Le méritait-il vraiment?

    En 1884, dans A rebours, Joris-Karl Huysmans fait disserter Des Esseintes, le dandy désabusé qui sert de personnage principal au roman, sur les mérites comparés des auteurs latins. Parvenant à saint Augustin, il est écrit ceci: «Celui-là, Des Esseintes ne le connaissait que trop, car il était l’écrivain le plus réputé de l’Eglise, le fondateur de l’orthodoxie chrétienne, celui que les catholiques considèrent comme un oracle, comme un souverain maître. Aussi ne l’ouvrait-il plus, bien qu’il eût chanté, dans les Confessions, le dégoût de la terre et que sa piété gémissante eût, dans sa Cité de Dieu, essayé d’apaiser l’effroyable détresse du siècle par les sédatives promesses de destinées meilleures. Au temps où il pratiquait la théologie, il était déjà las, saoul de ses prédications et de ses jérémiades, de ses théories sur la prédestination et sur la grâce, de ses combats contre les schismes.»

    On a peut-être là un parfait résumé du poids (et, aussi, un peu du malentendu) qui caractérise l’influence des Confessions sur la pensée occidentale: œuvre majeure de la chrétienté – on situe le moment de leur écriture entre 397 et 401 –, ses neuf premiers livres décrivent sur le mode autobiographique le parcours d’Augustin, sa jeunesse de pécheur, son compagnonnage avec la secte des manichéens, sa découverte du néoplatonisme, sa conversion au christianisme et la mission qui en découle: proclamer la gloire de Dieu. Les quatre derniers livres enfin – que les érudits ont toujours eu de la peine à rapprocher de ceux qui les précèdent– livrent une méditation sur l’Ecriture, et plus particulièrement sur la Genèse.

    Pas qu’un récit de vie

    Mais même dans leur première partie, Les Confessions ne sont pas qu’un récit de vie: c’est un chant d’amour à Dieu, et c’est également une réflexion sur le destin du chrétien et la nature du christianisme. C’est bien par là qu’elles sont aussi celles par lesquelles une sorte de malheur s’abattit sur les ouailles. Livre VII, chapitre XXI, saint Augustin dit ceci: «Que fera l’homme dans sa misère Qui le délivrera du corps de cette mort, Sinon ta grâce, par Jésus-Christ, Notre-Seigneur?»

    On a là l’imposition du péché originel, de la prédestination à l’enfer – Calvin, on l’a souvent dit, n’est pas si loin de lui. Un bon millénaire et demi plus tard, la condamnation restait encore au travers de la gorge d’Albert Camus, qui le dira plutôt clairement, en 1948, lorsqu’il fut invité par les dominicains de Latour-Maubourg à s’exprimer devant eux sur le thème de l’incroyance: «Ce n’est pas moi qui ai inventé la misère de la créature ni les terribles formules de la malédiction divine! Ce n’est pas moi qui ai dit que l’homme était incapable de se sauver tout seul et que, du fond de son abaissement, il n’avait d’espérance que dans la grâce de Dieu!» Sous-entendu: c’est saint Augustin. Mais qui était donc cet épouvantail à symbolistes et à existentialistes? Augustin naît en 354 à Thagaste – aujourd’hui Souk-Ahras, en Algérie. Sa mère, Monnica, est chrétienne; son père, Patricius, est resté fidèle aux cultes anciens – l’édit promulgué en 313 par l’empereur Constantin Ier garantissait une forme de tolérance religieuse.

    Une irrépressible volonté d’ascension

    Le parcours d’Augustin semble très vite dicté par une irrépressible volonté d’emprunter l’ascenseur social: après des études à Carthage, il y enseignera, puis il traversera la Méditerranée pour Rome, puis Milan, où on le retrouve comme rhéteur officiel en 384. Lui qui avait rejoint les manichéens en 372, alors qu’il se trouvait encore en Afrique, se convertit alors au christianisme – c’est, dans Les Confessions, la fameuse scène du jardin de Milan: «Je pleurais dans les plus amers brisements de mon cœur. Et voilà que j’entends de la maison voisine une voix […] chantonner à plusieurs reprises: «Prends et lis. Prends et lis.» […] Je me redressai, interprétant cela comme une injonction divine: tout ce que j’avais à faire, c’était d’ouvrir le livre et de lire le premier chapitre sur lequel tomberait mon regard […]. Je revins donc précipitamment vers l’endroit où j’avais posé le livre de l’apôtre Paul. Je le saisis, je l’ouvris et lus en silence le premier chapitre sur lequel tombèrent mes yeux: «Plus de ripailles ni de beuveries; plus de luxures ni d’impudicités; plus de disputes ni de jalousies. Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises.» […] Aussitôt la phrase terminée, ce fut comme une lumière de sécurité infuse en mon cœur, dissipant toutes les ténèbres du doute.»

    Le futur père de l’Eglise sera baptisé le 24 ou le 25 avril 387 par un autre, l’évêque de Milan, saint Ambroise. Il réembarquera en 388 pour Carthage et Thagaste, sera ordonné prêtre à Hippone (aujourd’hui Annaba, l’ancienne Bône, toujours en Algérie), ville dont il sera fait évêque en 396. Il y décédera en 430.

    Une autobiographie spirituelle?

    On a souvent vu avec raison dans Les Confessions le premier exemple, ou sinon l’un des plus anciens, d’autobiographie spirituelle – c’est en se référant à elles que, bien plus tard, les jansénistes feront remarquer à Descartes que son cogito ergo sum n’était peut-être pas d’une ébouriffante nouveauté… Que nous apprend cette autobiographie? On citera Henri Tincq, dans un article du Monde de 1999 resté célèbre: «La «morale» de [l]a conversion [d’Augustin], c’est que l’adhésion à Dieu est affaire de cœur, non de spéculation.» C’est peut-être là que se situe le malentendu: cette affaire de cœur, bien qu’elle présente dès le départ une visée apologétique, a été, au fil des siècles, phagocytée et durcie par la rectitude de l’augustinisme popularisé par saint Bonaventure et, dans une moindre mesure, par Thomas d’Aquin. Henri Tincq, encore une fois: «Malédiction d’un augustinisme qui a pour partie trahi Augustin, l’a fossilisé au Moyen Age en «thèses» scolastiques.» Augustin, champion de la soumission?

    Peut-être, mais cette soumission est alors à considérer comme l’expression d’un lâcher-prise, et non d’une angoisse. Nous sommes en 1998: sur le plateau de Bernard Pivot, Lucien Jerphagnon – décédé en 2011, il fut l’un des plus grands spécialistes de la pensée d’Augustin, et par ailleurs responsable de la publication de ses Œuvres complètes dans la collection de la Pléiade – a cette phrase: «Le christianisme fut le dernier amour de sa vie.» On a beaucoup glosé sur les raisons de la conversion d’Augustin. Le passage de l’Epître aux Romains sur lequel il tombe dans le jardin de Milan a semblé donner une raison toute prête: dans sa jeunesse, l’auteur des Confessions, Cité de Dieu, De Genesi contra Manichaeos aurait été un incorrigible bambochard, un coureur de filles. Peut-être…

    L’affaire du vol des poires

    Lorsqu’Augustin se décrit enfant, ce n’est en tout cas pas sous les meilleurs traits moraux – autre passage fameux des Confessions, celui du vol des poires: «Il y avait, proche de nos vignes, un poirier, chargé de fruits qui n’étaient alléchants ni par leur apparence, ni par leur saveur. Entre jeunes vauriens, nous allâmes secouer et dépouiller cet arbre, par une nuit profonde – après avoir, selon une malsaine habitude, prolongé nos jeux sur les places –, et nous en retirâmes d’énormes charges de fruits. Ce n’était pas pour nous en régaler, mais plutôt pour les jeter aux porcs: même si nous y avons goûté, l’important pour nous, c’était le plaisir que pouvait procurer un acte interdit.»

    Mais là – dans la chère, la luxure, la transgression – n’est peut-être pas l’essentiel – même si cela donne à Augustin tous les atours de la modernité. Dans De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles, Lucien Jerphagnon explique: «L’arrivisme était son grand péché, et non la chair, contrairement à ce que l’on raconte, et c’est déjà beaucoup.» L’ambition, qui le poussa du djebel à l’Empire. «De nos jours, il aurait fait l’ENA et planifié sa carrière, avec parachutage final au Collège de France, mettons», ajoutait encore Jerphagnon dans un entretien Nouvel Observateur en 1992. La reconnaissance de l’orgueil, et ensuite sa détestation: puis retour, par le Christ, dans sa terre humble. «J’ai compris […] que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer.» Ça, ce n’est pas Augustin qui le dit, mais cet autre Algérien: Albert Camus, dans La Chute. Il n’y aura certainement pas moyen de réconcilier ces deux-là, mais peut-être partagent-ils, à 1500 ans de distance, une idée semblable du rapport au monde.

    Par : Philippe Simon
    Le Temps SA
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