Il est parfois des polémiques utiles. Dans un pays où le débat de raison est bien difficile, la passion qui se déchaîne peut offrir quelques occasions pour mieux réfléchir à la réalité de notre société, en plein désarroi.
En lançant l’idée d’une possible introduction de la daridja dans l’initiation scolaire de nos enfants par la conférence sur l’éducation, une houle s’est levée pour exprimer la désapprobation de tous ceux qui pensent être en devoir de protéger la sacralité de la langue arabe. Au-delà de la polémique actuelle, l’école, en fin de compte, n’est qu’un prétexte pour la manifestation d’une question beaucoup plus grave qui divise encore le pays.
L’école est malade. Elle est dans cet état parce que les politiques menées jusqu’à présent étaient menées avec un manque de compétence et un surplus d’idéologie. Mais cela n’explique pas tout. L’école (et plus largement le système éducatif) est malade par effet miroir : elle reflète l’état de malaise et de profonde déstabilisation de notre société, victime d’une distorsion de valeurs et d’un trouble identitaire.
Faudrait-il revenir à la période coloniale et à la déculturation qui en a résulté pour trouver un début d’explication à notre impasse ?
Il n’empêche, si nous voulons bâtir l’école que nous voulons faire aimer à nos enfants, si nous voulons plus largement préparer un avenir plus serein pour notre pays, si nous voulons entamer le long processus d’un véritable développement humain et matériel, alors nous devons commencer par comprendre la nature et la source de nos maux actuels. Parmi les causes du dysfonctionnement de notre société, la question identitaire prend une dimension conséquente. La place de la religion et surtout notre rapport aux langues maternelles nous interpellent. Nous sommes tous victimes d’une réalité, arabophones, amazighophones ou francophones.
Et au-delà de la maîtrise d’une langue ou de l’autre, c’est à l’évidence un problème d’identité qui se pose. Or, pour reprendre le titre d’un essai célèbre, les identités sont meurtrières. La proposition d’introduction de la daridja à l’école a allumé les feux de la passion identitaire. La suspicion, l’incompréhension et le rejet subjectif sont à l’œuvre. S’agit-il d’une opération relevant d’un complot contre l’arabe ?
Ou, au contraire, n’y a-t-il pas là la preuve que les «baâtho-islamistes» sont toujours à l’affut pour effacer toute trace de notre «algérianité» ? Ces thèses «complotistes» relèvent à l’évidence du ridicule. Le problème est que le ridicule peut causer d’immenses dégâts. Mais revenons à la question lancinante. Avons-nous, en tant que nation, une langue qui nous unit, qui traduit nos espoirs et offre les moyens d’expression de notre potentiel culturel ? Pour d’aucuns, la réponse est ambiguë.
L’arabe, langue officielle, est peu et mal pratiquée par la société. Pourtant, elle reste comme un référent sacralisé. Le tamazight, avec ses plusieurs variantes, ne s’écrit pas régulièrement, ne constitue pas, jusqu’à présent, un outil efficace de développement et n’est pas parlé par tout le monde. L’arabe dialectal, ou daridja, est déstructuré, syncrétique et plutôt oral. Quant au français, pratiqué par une élite assez large, il porte en lui une charge affective négative pour des raisons évidentes.
L’Algérien n’est donc pas heureux avec ses langues. Si les défenseurs du tamazight se sont engagés avec ardeur et justesse à défendre ce patrimoine national et sont par conséquent cohérents avec eux-mêmes, ce n’est pas le cas pour les pratiquants de la daridja, qui ont plutôt tendance à la mépriser dès qu’ils maîtrisent l’arabe classique ou le français. Cela traduit, au fond, une image dégradée de soi-même, de sa langue maternelle. Dès que l’Algérien accède à la langue arabe académique, il catégorise la daridja comme un mode d’expression archaïque, ne méritant aucun égard, la considérant comme une anomalie, un artefact de la langue-mère.
D’ailleurs, face à un Egyptien, un Libanais ou un Syrien, l’Algérien se contorsionne pour exprimer quelques idées dans le dialecte et avec l’accent de l’autre. Il se sent obligé de se départir de sa propre langue, dévalorisée à ses propres yeux, pour accéder à un langage digne, celui appartenant à l’interlocuteur. Ce rapport dévalorisant à la daridja a des effets immédiats sur celui entre élite instruite et masse populaire. Le peuple ressent un reniement, un rejet, même inconsciemment, à travers l’arabe châtié pratiqué par «l’intelligentsia» universitaire ou politique et qu’il ne comprend pas.
Cela augmente la fracture entre l’élite — qui parle souvent pour s’entendre prononcer de beaux mots, comme si que la formulation linguistique était une fin en soi — et le peuple, beaucoup plus pragmatique, qui a juste besoin d’un outil de communication. Le phénomène apparaît dans toute son ampleur avec les imams qui prêchent des heures durant pour souvent ne rien transmettre de concret, ne rien dire d’utile, juste de belles phrases enrobées de moralisme stérile sans que les ouailles n’y comprennent grand chose.
Face à cette ambigüité, langue d’apparat ou de communication, qu’y a-t-il lieu de faire ? Comment procéder pour rétablir la fonctionnalité de la langue dans la société ? Faut-il entrer dans le monde moderne en récusant nos parlers locaux et originels ou plutôt en les réhabilitant ? La raison aurait voulu que ce débat soit purement scientifique, animé par des pédagogues, des psychologues, des linguistes… Malheureusement, le problème est plus ardu et touche à la subjectivité : ce qui est posé ici est en relation avec l’identité. L’affaire de la daridja n’a été qu’un prétexte. La langue à enseigner ou à utiliser à l’école est, de ce point de vue, une question secondaire et sera systématiquement instrumentée tant que la source du malaise reste occultée. Les réactions des uns et des autres sont spontanées et authentiques, subjectives et passionnelles.
Ceux qui considéraient avec légèreté la demande de l’officialisation de tamazight, non pas par idéologie mais par inconscience d’une injustice, ont, l’espace d’un moment, ressenti (à tort ou à raison) ce que signifiait une remise en cause de leur lien à «leur» langue. En effet, rien n’est plus dangereux que de vouloir rompre le cordon maternel qui relie l’homme à sa langue. L’histoire de nombreux pays, et bien entendu du nôtre, montre que l’oppression et la négation d’une langue maternelle ont des conséquences désastreuses sur la personnalité et le fonctionnement de la société.
Nier une part de l’identité de l’autre est une agression violente qui ne peut que causer une blessure qui risque de ne jamais cicatriser et d’entraîner des frustrations sur lesquelles des incompréhensions et des haines s’établissent pour trop longtemps. Il est essentiel qu’il soit compris et admis par tous, sans la moindre ambiguïté, que tout homme puisse avoir le droit absolu de parler et de conserver sa langue identitaire, sans quoi des tensions et même des heurts finissent par submerger une société qu’on aurait tenter de mutiler.
Aux côtés de la religion, la langue est probablement l’un des éléments anthropologiques et identitaires les plus forts, les plus intenses. Des pays à la même religion sont divisés à cause de la langue lorsque la domination d’un groupe fut menaçante pour l’identité de l’autre.
En Algérie, nous avons la chance d’être, à une très grande majorité, d’une même religion et appartenant presque tous à la même école rituelle. Cependant, il nous faudra, pour construire une véritable nation, régler le problème identitaire et linguistique qui est patent.
La position des «arabistes» n’est pas raisonnable. Le fait d’agiter systématiquement la «sacralité» de l’arabe n’est qu’une utilisation idéologique de l’islam, révélé en cette langue mais destiné à tous les hommes, quelle que soit leur langue, s’ils souhaitent l’adopter.
En lançant l’idée d’une possible introduction de la daridja dans l’initiation scolaire de nos enfants par la conférence sur l’éducation, une houle s’est levée pour exprimer la désapprobation de tous ceux qui pensent être en devoir de protéger la sacralité de la langue arabe. Au-delà de la polémique actuelle, l’école, en fin de compte, n’est qu’un prétexte pour la manifestation d’une question beaucoup plus grave qui divise encore le pays.
L’école est malade. Elle est dans cet état parce que les politiques menées jusqu’à présent étaient menées avec un manque de compétence et un surplus d’idéologie. Mais cela n’explique pas tout. L’école (et plus largement le système éducatif) est malade par effet miroir : elle reflète l’état de malaise et de profonde déstabilisation de notre société, victime d’une distorsion de valeurs et d’un trouble identitaire.
Faudrait-il revenir à la période coloniale et à la déculturation qui en a résulté pour trouver un début d’explication à notre impasse ?
Il n’empêche, si nous voulons bâtir l’école que nous voulons faire aimer à nos enfants, si nous voulons plus largement préparer un avenir plus serein pour notre pays, si nous voulons entamer le long processus d’un véritable développement humain et matériel, alors nous devons commencer par comprendre la nature et la source de nos maux actuels. Parmi les causes du dysfonctionnement de notre société, la question identitaire prend une dimension conséquente. La place de la religion et surtout notre rapport aux langues maternelles nous interpellent. Nous sommes tous victimes d’une réalité, arabophones, amazighophones ou francophones.
Et au-delà de la maîtrise d’une langue ou de l’autre, c’est à l’évidence un problème d’identité qui se pose. Or, pour reprendre le titre d’un essai célèbre, les identités sont meurtrières. La proposition d’introduction de la daridja à l’école a allumé les feux de la passion identitaire. La suspicion, l’incompréhension et le rejet subjectif sont à l’œuvre. S’agit-il d’une opération relevant d’un complot contre l’arabe ?
Ou, au contraire, n’y a-t-il pas là la preuve que les «baâtho-islamistes» sont toujours à l’affut pour effacer toute trace de notre «algérianité» ? Ces thèses «complotistes» relèvent à l’évidence du ridicule. Le problème est que le ridicule peut causer d’immenses dégâts. Mais revenons à la question lancinante. Avons-nous, en tant que nation, une langue qui nous unit, qui traduit nos espoirs et offre les moyens d’expression de notre potentiel culturel ? Pour d’aucuns, la réponse est ambiguë.
L’arabe, langue officielle, est peu et mal pratiquée par la société. Pourtant, elle reste comme un référent sacralisé. Le tamazight, avec ses plusieurs variantes, ne s’écrit pas régulièrement, ne constitue pas, jusqu’à présent, un outil efficace de développement et n’est pas parlé par tout le monde. L’arabe dialectal, ou daridja, est déstructuré, syncrétique et plutôt oral. Quant au français, pratiqué par une élite assez large, il porte en lui une charge affective négative pour des raisons évidentes.
L’Algérien n’est donc pas heureux avec ses langues. Si les défenseurs du tamazight se sont engagés avec ardeur et justesse à défendre ce patrimoine national et sont par conséquent cohérents avec eux-mêmes, ce n’est pas le cas pour les pratiquants de la daridja, qui ont plutôt tendance à la mépriser dès qu’ils maîtrisent l’arabe classique ou le français. Cela traduit, au fond, une image dégradée de soi-même, de sa langue maternelle. Dès que l’Algérien accède à la langue arabe académique, il catégorise la daridja comme un mode d’expression archaïque, ne méritant aucun égard, la considérant comme une anomalie, un artefact de la langue-mère.
D’ailleurs, face à un Egyptien, un Libanais ou un Syrien, l’Algérien se contorsionne pour exprimer quelques idées dans le dialecte et avec l’accent de l’autre. Il se sent obligé de se départir de sa propre langue, dévalorisée à ses propres yeux, pour accéder à un langage digne, celui appartenant à l’interlocuteur. Ce rapport dévalorisant à la daridja a des effets immédiats sur celui entre élite instruite et masse populaire. Le peuple ressent un reniement, un rejet, même inconsciemment, à travers l’arabe châtié pratiqué par «l’intelligentsia» universitaire ou politique et qu’il ne comprend pas.
Cela augmente la fracture entre l’élite — qui parle souvent pour s’entendre prononcer de beaux mots, comme si que la formulation linguistique était une fin en soi — et le peuple, beaucoup plus pragmatique, qui a juste besoin d’un outil de communication. Le phénomène apparaît dans toute son ampleur avec les imams qui prêchent des heures durant pour souvent ne rien transmettre de concret, ne rien dire d’utile, juste de belles phrases enrobées de moralisme stérile sans que les ouailles n’y comprennent grand chose.
Face à cette ambigüité, langue d’apparat ou de communication, qu’y a-t-il lieu de faire ? Comment procéder pour rétablir la fonctionnalité de la langue dans la société ? Faut-il entrer dans le monde moderne en récusant nos parlers locaux et originels ou plutôt en les réhabilitant ? La raison aurait voulu que ce débat soit purement scientifique, animé par des pédagogues, des psychologues, des linguistes… Malheureusement, le problème est plus ardu et touche à la subjectivité : ce qui est posé ici est en relation avec l’identité. L’affaire de la daridja n’a été qu’un prétexte. La langue à enseigner ou à utiliser à l’école est, de ce point de vue, une question secondaire et sera systématiquement instrumentée tant que la source du malaise reste occultée. Les réactions des uns et des autres sont spontanées et authentiques, subjectives et passionnelles.
Ceux qui considéraient avec légèreté la demande de l’officialisation de tamazight, non pas par idéologie mais par inconscience d’une injustice, ont, l’espace d’un moment, ressenti (à tort ou à raison) ce que signifiait une remise en cause de leur lien à «leur» langue. En effet, rien n’est plus dangereux que de vouloir rompre le cordon maternel qui relie l’homme à sa langue. L’histoire de nombreux pays, et bien entendu du nôtre, montre que l’oppression et la négation d’une langue maternelle ont des conséquences désastreuses sur la personnalité et le fonctionnement de la société.
Nier une part de l’identité de l’autre est une agression violente qui ne peut que causer une blessure qui risque de ne jamais cicatriser et d’entraîner des frustrations sur lesquelles des incompréhensions et des haines s’établissent pour trop longtemps. Il est essentiel qu’il soit compris et admis par tous, sans la moindre ambiguïté, que tout homme puisse avoir le droit absolu de parler et de conserver sa langue identitaire, sans quoi des tensions et même des heurts finissent par submerger une société qu’on aurait tenter de mutiler.
Aux côtés de la religion, la langue est probablement l’un des éléments anthropologiques et identitaires les plus forts, les plus intenses. Des pays à la même religion sont divisés à cause de la langue lorsque la domination d’un groupe fut menaçante pour l’identité de l’autre.
En Algérie, nous avons la chance d’être, à une très grande majorité, d’une même religion et appartenant presque tous à la même école rituelle. Cependant, il nous faudra, pour construire une véritable nation, régler le problème identitaire et linguistique qui est patent.
La position des «arabistes» n’est pas raisonnable. Le fait d’agiter systématiquement la «sacralité» de l’arabe n’est qu’une utilisation idéologique de l’islam, révélé en cette langue mais destiné à tous les hommes, quelle que soit leur langue, s’ils souhaitent l’adopter.
Commentaire