Algérie : Langues centrales, langues locales et guerres linguistiques fomentées par le régime
Pour l’auteur de cette contribution*, « ni l'arabe ni le français ne représentent, aujourd'hui, en Algérie des instruments d'une homogénéisation culturelle offrant des issues vers le haut – et les langues locales encore moins ». Le pouvoir, écrit-il, « oriente davantage les forces sociales vers des ‘’guerres linguistiques’’ (...) et comme les militants linguistiques de tous bords, il n'offre qu'une folklorisation religieuse ou localiste, et ne promeut, dans aucune langue, une centralité positive apportant un plus aux populations ».
Pour l’auteur de cette contribution*, « ni l'arabe ni le français ne représentent, aujourd'hui, en Algérie des instruments d'une homogénéisation culturelle offrant des issues vers le haut – et les langues locales encore moins ». Le pouvoir, écrit-il, « oriente davantage les forces sociales vers des ‘’guerres linguistiques’’ (...) et comme les militants linguistiques de tous bords, il n'offre qu'une folklorisation religieuse ou localiste, et ne promeut, dans aucune langue, une centralité positive apportant un plus aux populations ».
Les Maghrébins Augustin, Ibn Khaldoun ou, entre autres, Kateb Yacine seront parmi les plus grands penseurs, respectivement, du christianisme et de l'humanité, des sciences sociales et historiques, ou de la poésie et littérature. L'accès à une langue de haute culture – ici le latin, l'arabe, ou le français – permet de s'approprier, à une époque donnée, les œuvres de l'humanité connue. Les langues locales ne peuvent le faire. Elles manquent de moyens matériels. Nous y reviendrons.
Seule une langue « centrale » disposant des moyens d'un État central peut mettre à disposition des citoyens les produits culturels étrangers ou leurs traductions. Une langue « centrale » – le latin ou l'arabe hier, l'anglais ou le français aujourd'hui, le chinois demain – n'est, historiquement, jamais exclusive et s’accommode fort bien des langues locales. Cependant, l'humanité n'a pas les moyens matériels de mettre à la portée de tous dans toutes les langues le patrimoine culturel humain. On ne peut le faire que dans une langue « centrale ». Or, aujourd'hui, l'arabe lui-même perd son statut de langue centrale. Allez trouver un traducteur de sanskrit en arabe ou en berbère.
L'État algérien indépendant ne s'est pas doté d'une langue centrale porteuse d'issues par le haut aux particularismes locaux. Sa langue officielle, l'arabe, y est considérée comme une langue de petite culture, réservée aux rituels religieux. Son gouvernement ne la pratique pas et parfois la méprise, sinon l'ignore. Elle est associée à l'image du sous-développement. Les lois et décrets sont d'abord discutés et rédigés en français puis traduits en arabe. L'État utilise une deuxième langue de haute culture, le français, mais sans offrir de moyens matériels à la population pour accéder à la haute culture que véhicule cette langue. Mieux, pour neutraliser l'opposition islamiste ou arabiste (dite « baâthiste »), il légitime, sinon encourage, cet ostracisme en laissant certains groupes sociaux afficher ostensiblement leur hostilité au français, langue « dite des infidèles et coloniale ». Le français est cantonné dans un usage pratique et ne véhicule, en définitive, que les petites cultures héritées (« pied-noir ») ou diffusées par les médias de masse occidentaux. En fin de compte, ni l'arabe ni le français ne représentent, aujourd'hui, en Algérie des instruments d'une homogénéisation culturelle offrant des issues vers le haut – et les langues locales encore moins. Le pouvoir, quant à lui, oriente davantage les forces sociales vers des « guerres linguistiques », contribuant à l'éclatement ; comme les militants linguistiques de tous bords, il n'offre qu'une folklorisation religieuse ou localiste, et ne promeut, dans aucune langue, une centralité positive apportant un plus aux populations.
Les langues locales, véhicules des contenus hautement mondialisés
Ce que nous entendons, ici, par « offre de haute culture » est un ensemble d'instruments d'accès aux hautes valeurs universelles, mères de la liberté, de la démocratie, du respect d'autrui et de l'égalité des conditions, qui permettent à chaque citoyen de trouver une issue par le haut aux particularismes locaux. Ces moyens sont linguistiques, littéraires, philosophiques, artistiques et surtout politiques (les valeurs de l'État de droit) et matériels (les budgets que consacre le pouvoir à la promotion des diverses expressions culturelles conduisant à l'homogénéité de la nation par le haut). Le produit de cette haute culture est nécessairement une élite civile. Or, celle-ci, à moins de leur faire allégeance et de devenir un faire-valoir de leur petite culture, ne peut être tolérée par les élites militaires actuelles.
Actuellement, dans tous les pays arabes, sans exception, l'accès à la haute culture ne peut s'opérer que par l'usage d'une langue étrangère occidentale, anglais et français notamment, langues « centrales » internationales. Ceux qui ne maîtrisent pas ces langues sont exclus de la haute culture. La majorité du peuple n'en connaît que les mots et expressions familières ou bureaucratiques liés à la vie quotidienne, gestion économique comprise, ou aux rapports avec l'administration.
La presse arabophone ne véhicule que rarement une conception nationale haute de la culture et de l'information. Les médias de masse expriment en arabe un contenu qui ne l'est pas. La langue locale elle-même devient ainsi le véhicule de petites cultures folkloriques ou de conceptions étrangères de la culture. La conséquence en est que l'alphabétisation en arabe sert à éloigner davantage la population de la haute culture arabe. Elle produit son contraire en devenant le véhicule d'une conception mondialisée (étrangère) de la culture. La population – islamistes compris – pense selon des schémas culturels étrangers qu'elle exprime dans les langues locales. Les cultures locales, vivantes en surface mais devenues des phénomènes purement langagiers, se meurent.
Faute de moyens matériels consacrés aux différentes traductions d’œuvres de haute culture, et avec l'encouragement de ceux qui, propagateurs de petite culture, monopolisent le prestige et le marché local, les aspirants à la haute culture ne trouvent sur place rien qui les aide à y accéder. Or, observe la spécialiste des traductions Gisèle Sapiro, « les cultures et les littératures nationales se sont constituées sur la base de corpus de traductions qui ont contribué à standardiser les langues nationales ». Allez chercher en arabe (ou en berbère) les œuvres d'Albert le Grand, Georg Simmel, Mishima, Dos Passos, Tagore, Chuang Tzu, Octavio Paz, Iphigénie de Racine, les Contes de Canterbury, etc., ou les œuvres de mathématiciens, physiciens, musicologues, spécialistes de l'éducation physique et sportive, nutritionnistes, médecins. S'ils ont été traduits, allez les trouver dans une bibliothèque publique ou universitaire ou chez un libraire – si le libraire existe hors des grandes cités. Quel despote, galonné ou non, barbu ou non, au pouvoir s'intéresse à la lecture des Mou'allaqat, des Isefra, de Tristan et Iseult, à la peinture d'Egon Schiele ou à la Critique de la raison pure ?
Acheter 10 tanks ou traduire 1.000 chefs d’œuvres de l’humanité ?
En 1948, l’UNESCO avait prévu la création d’une Collection d’œuvres représentatives de l’humanité (1 060 œuvres cataloguées). Soixante ans après, et malgré l'immense richesse financière des pays arabes pétroliers, elles n'ont pas encore toutes été traduites en arabe et elles sont encore moins disponibles à la bibliothèque municipale ou chez le libraire du coin (quand ils existent). Il faudra attendre la fin des temps pour les voir traduire en berbère. Si on fixe une norme moyenne de traduction d'un an par livre, 1 000 œuvres d'un volume demanderaient le travail de 1 000 traducteurs en un an, soit, si on les paye bien, 30 000 euros par personne et par livre, un total de 30 millions d'euros pour traduire l'ensemble de la Collection des œuvres représentatives de l'Unesco. Pour mémoire, un tank ordinaire coûte 3 millions d'euros. Or, dans le monde arabe, on trouve plus de tanks que de livres traduits.
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