Nordine Aït-Laoussine au Soir d’Algérie :
«Envisager une sortie de l’Opep»
Le soir du 04/10/2015 - Entretien réalisé par Mokhtar Benzaki
Et si l’Algérie devait suspendre temporairement sa participation à l’Opep? Face à la chute vertigineuse du prix du pétrole, Nordine Aït-Laoussine, expert international et ancien ministre de l’Energie, explore dans cet entretien les voies qui peuvent inverser la tendance des cours de l’or noir et refuse l’attitude stand by.
Le Soir d’Algérie : Le prix du pétrole a chuté de plus de 50% depuis l’été 2014, l’Opep est en crise et tout porte à croire que nous nous dirigeons vers de sombres perspectives. Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ?
Nordine Aït-Laoussine : Dans sa quête perpétuelle d’un marché pétrolier stable, conforme à ses statuts, l’Opep a poursuivi deux stratégies bien distinctes : le plus souvent, une stratégie de défense du prix en modulant le niveau de sa production avec un système rigide de quotas et, à trois occasions (1986, 1998 et 2014), une stratégie de défense de parts de marché, en acceptant une baisse des prix. Ces deux stratégies ont montré leurs limites puisqu’elles ont toutes deux conduit à des baisses intempestives des revenus pour les pays membres, soit par l’effondrement de leur part de marché dans le premier cas soit par celui des prix dans le second. Plus récemment, l’Opep a eu recours à une démarche intermédiaire plus flexible qui vise une stabilité relative des revenus pétroliers des pays membres. Le système des quotas a ainsi été abandonné au profit d’un plafond global de production avec des objectifs indicatifs pour chaque pays. Vu le rôle primordial joué par l’Arabie Saoudite, ces changements de cap ont toujours été à son initiative et sous sa direction puisqu’elle jouait le rôle de producteur résduel ou fournisseur d’appoint.
Le royaume wahhabite a souvent profité de ce rôle en cas de pénurie (en augmentant sa production), mais il la met en première ligne de défense de l’Opep en cas d’abondance et de marché déprimé. La crise actuelle est directement le résultat de l’abandon par l’Arabie Saoudite de son rôle traditionnel de fournisseur d’appoint pour assurer l’équilibre du marché.
Est-ce à dire que l’Arabie Saoudite est seule responsable de la crise actuelle ?
Ma réaction à votre première question peut effectivement être perçue comme un raccourci, sans doute provocateur. Il convient d’éclairer vos lecteurs sur les causes profondes de la décision de l’Arabie Saoudite, annoncée en novembre 2014, d’abandonner son rôle de fournisseur résiduel et de s’en remettre aux forces du marché pour la détermination du prix du pétrole :
- la première cause réside dans le fait que la défense d’un prix supérieur à 100 $/baril pendant quatre années successives (de 2011 à 2014) a freiné la consommation pétrolière mondiale tout en stimulant la production non-Opep concurrente et a conduit, comme on pouvait s’y attendre, à la stabilisation puis au déclin de la part de marché de l’Opep ;
- la deuxième cause trouve son fondement dans le refus quasi systématique des producteurs non-Opep de coopérer à l’effort de stabilisation du marché en refusant de procéder à des réductions volontaires, même momentanées, de production ;
- il y a, enfin, la conviction acquise, à tort ou à raison, par l’Arabie Saoudite que l’effort de réduction attendu des autres pays membres de l’Opep serait dérisoire, fictif, voire impossible compte tenu des problèmes socioéconomiques rencontrés par la majorité d’entre eux. Trois pays — l’Iran, la Libye et l’Irak — aspirent, en fait, à augmenter substantiellement leur production.
L’Arabie Saoudite a donc conclu, peut-être prématurément, que l’effort de réduction requis pour stabiliser le marché serait supporté essentiellement par elle et les autres membres Opep du Gulf Cooperation Council (GCC), notamment le Koweït, les Emirats arabes unis et le Qatar. D’où l’idée de protéger la part de marché de l’Opep et de geler, jusqu’à nouvel ordre, le plafond de 30 millions de barils/jour (mmbj) en vigueur dans l’Organisation depuis novembre 2011.
Où est l’erreur ?
L’erreur ne provient donc pas exclusivement de l’Arabie Saoudite et de ses alliés du GCC. Les autres membres sont en partie responsables du désastre actuel dans la mesure où ils ne se sont pas préparés aux conséquences inévitables d’un prix artificiellement gonflé par la spéculation, d’avoir perdu la confiance de l’Arabie Saoudite dans leur capacité à réduire volontairement leur production et d’avoir toujours compté sur le royaume wahhabite pour assurer, en dernier ressort, l’équilibre du marché pétrolier. Il reste que tous les pays membres ont commis une erreur de fond et une autre de tactique. L’erreur de fond consiste à tabler sur un retournement rapide de la conjoncture par le biais d’une baisse des prix. On fonde l’espoir que la nouvelle démarche préconisée par l’Arabie Saoudite et ses alliés, qui semble être suivie, bon gré mal gré, par les autres membres, conduira, avec la baisse des prix, à une stimulation de la demande et à un gel, voire une réduction de la production concurrente non-Opep, notamment du pétrole de schiste américain. Il s’agit là, à mon avis, d’une vision utopique qui ne tient pas compte de l’expérience des crises qui ont suivi l’effondrement des prix de 1986 et 1998. Cette expérience nous enseigne qu’il est illusoire de s’attendre à une réaction à court ou moyen terme et qu’il existe un grand décalage entre une variation brutale des prix (à la hausse comme à la baisse) et son impact sur les fondamentaux du marché pétrolier. Les gouvernements, les consommateurs et les sociétés pétrolières internationales tardent généralement à réagir et à s’adapter aux nouvelles anticipations du marché. A plus long terme, l’évolution prévisible des fondamentaux permet, certes, d’entrevoir un rééquilibrage du marché et un redressement éventuel des cours mais seulement dans l’hypothèse, financièrement insoutenable pour les pays de l’OPEP, où les prix restent relativement bas pendant deux ou trois ans.
Où est l’erreur tactique ?
L’erreur tactique consiste à persévérer, malgré les échecs du passé, dans la recherche d’une coopération avec les producteurs non-Opep dans le but de les inciter à procéder à des réductions volontaires de production. L’expérience vécue depuis le début du dialogue Opep/non-Opep dans les années 1990 démontre clairement qu’il est vain d’espérer des réductions significatives.
A ce jour, le bilan montre en effet que les promesses de réduction n’ont été consenties que lorsque les cours s’étaient effondrés à un niveau inférieur à 15 $/b, que ces promesses ont rarement été honorées au niveau annoncé par certains pays et ont souvent été totalement ignorées par d’autres, qu’elles n’ont jamais donné lieu à une réduction globale supérieure à 300 mbj (milliers de barils par jour) (dont l’essentiel provenait du Mexique et de la Norvège) et qu’elles ont été de courte durée, le temps d’un redressement limité des cours. L’expérience passée nous enseigne ainsi que la résolution des crises précédentes n’a été possible que parce que l’Opep a accepté de faire l’essentiel du chemin qui mène à la stabilisation du marché et au redressement des prix grâce à une réduction significative de sa production.
Un an après le début de la crise, quelle lecture faites-vous du chemin parcouru ? Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Les perspectives à court terme publiées récemment par l’AIE et le secrétariat de l’Opep reflètent une légère amélioration de l’appel en pétrole Opep. Cette amélioration résulte d’une accélération du taux de croissance de la demande pétrolière mondiale et du ralentissement du rythme de progression des approvisionnements non-Opep. Ainsi, pour l’année en cours, ces deux institutions s’attendent à une augmentation de l’ordre de 0,4 mmbj de la demande en pétrole Opep nécessaire à l’équilibre du marché, soit un gain inférieur à 1,4% par rapport à l’an dernier. Comme on s’y attendait, la chute de plus de 50% du prix du pétrole a eu très peu d’effet sur l’offre et la demande à court terme.
«Envisager une sortie de l’Opep»
Le soir du 04/10/2015 - Entretien réalisé par Mokhtar Benzaki
Et si l’Algérie devait suspendre temporairement sa participation à l’Opep? Face à la chute vertigineuse du prix du pétrole, Nordine Aït-Laoussine, expert international et ancien ministre de l’Energie, explore dans cet entretien les voies qui peuvent inverser la tendance des cours de l’or noir et refuse l’attitude stand by.
Le Soir d’Algérie : Le prix du pétrole a chuté de plus de 50% depuis l’été 2014, l’Opep est en crise et tout porte à croire que nous nous dirigeons vers de sombres perspectives. Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ?
Nordine Aït-Laoussine : Dans sa quête perpétuelle d’un marché pétrolier stable, conforme à ses statuts, l’Opep a poursuivi deux stratégies bien distinctes : le plus souvent, une stratégie de défense du prix en modulant le niveau de sa production avec un système rigide de quotas et, à trois occasions (1986, 1998 et 2014), une stratégie de défense de parts de marché, en acceptant une baisse des prix. Ces deux stratégies ont montré leurs limites puisqu’elles ont toutes deux conduit à des baisses intempestives des revenus pour les pays membres, soit par l’effondrement de leur part de marché dans le premier cas soit par celui des prix dans le second. Plus récemment, l’Opep a eu recours à une démarche intermédiaire plus flexible qui vise une stabilité relative des revenus pétroliers des pays membres. Le système des quotas a ainsi été abandonné au profit d’un plafond global de production avec des objectifs indicatifs pour chaque pays. Vu le rôle primordial joué par l’Arabie Saoudite, ces changements de cap ont toujours été à son initiative et sous sa direction puisqu’elle jouait le rôle de producteur résduel ou fournisseur d’appoint.
Le royaume wahhabite a souvent profité de ce rôle en cas de pénurie (en augmentant sa production), mais il la met en première ligne de défense de l’Opep en cas d’abondance et de marché déprimé. La crise actuelle est directement le résultat de l’abandon par l’Arabie Saoudite de son rôle traditionnel de fournisseur d’appoint pour assurer l’équilibre du marché.
Est-ce à dire que l’Arabie Saoudite est seule responsable de la crise actuelle ?
Ma réaction à votre première question peut effectivement être perçue comme un raccourci, sans doute provocateur. Il convient d’éclairer vos lecteurs sur les causes profondes de la décision de l’Arabie Saoudite, annoncée en novembre 2014, d’abandonner son rôle de fournisseur résiduel et de s’en remettre aux forces du marché pour la détermination du prix du pétrole :
- la première cause réside dans le fait que la défense d’un prix supérieur à 100 $/baril pendant quatre années successives (de 2011 à 2014) a freiné la consommation pétrolière mondiale tout en stimulant la production non-Opep concurrente et a conduit, comme on pouvait s’y attendre, à la stabilisation puis au déclin de la part de marché de l’Opep ;
- la deuxième cause trouve son fondement dans le refus quasi systématique des producteurs non-Opep de coopérer à l’effort de stabilisation du marché en refusant de procéder à des réductions volontaires, même momentanées, de production ;
- il y a, enfin, la conviction acquise, à tort ou à raison, par l’Arabie Saoudite que l’effort de réduction attendu des autres pays membres de l’Opep serait dérisoire, fictif, voire impossible compte tenu des problèmes socioéconomiques rencontrés par la majorité d’entre eux. Trois pays — l’Iran, la Libye et l’Irak — aspirent, en fait, à augmenter substantiellement leur production.
L’Arabie Saoudite a donc conclu, peut-être prématurément, que l’effort de réduction requis pour stabiliser le marché serait supporté essentiellement par elle et les autres membres Opep du Gulf Cooperation Council (GCC), notamment le Koweït, les Emirats arabes unis et le Qatar. D’où l’idée de protéger la part de marché de l’Opep et de geler, jusqu’à nouvel ordre, le plafond de 30 millions de barils/jour (mmbj) en vigueur dans l’Organisation depuis novembre 2011.
Où est l’erreur ?
L’erreur ne provient donc pas exclusivement de l’Arabie Saoudite et de ses alliés du GCC. Les autres membres sont en partie responsables du désastre actuel dans la mesure où ils ne se sont pas préparés aux conséquences inévitables d’un prix artificiellement gonflé par la spéculation, d’avoir perdu la confiance de l’Arabie Saoudite dans leur capacité à réduire volontairement leur production et d’avoir toujours compté sur le royaume wahhabite pour assurer, en dernier ressort, l’équilibre du marché pétrolier. Il reste que tous les pays membres ont commis une erreur de fond et une autre de tactique. L’erreur de fond consiste à tabler sur un retournement rapide de la conjoncture par le biais d’une baisse des prix. On fonde l’espoir que la nouvelle démarche préconisée par l’Arabie Saoudite et ses alliés, qui semble être suivie, bon gré mal gré, par les autres membres, conduira, avec la baisse des prix, à une stimulation de la demande et à un gel, voire une réduction de la production concurrente non-Opep, notamment du pétrole de schiste américain. Il s’agit là, à mon avis, d’une vision utopique qui ne tient pas compte de l’expérience des crises qui ont suivi l’effondrement des prix de 1986 et 1998. Cette expérience nous enseigne qu’il est illusoire de s’attendre à une réaction à court ou moyen terme et qu’il existe un grand décalage entre une variation brutale des prix (à la hausse comme à la baisse) et son impact sur les fondamentaux du marché pétrolier. Les gouvernements, les consommateurs et les sociétés pétrolières internationales tardent généralement à réagir et à s’adapter aux nouvelles anticipations du marché. A plus long terme, l’évolution prévisible des fondamentaux permet, certes, d’entrevoir un rééquilibrage du marché et un redressement éventuel des cours mais seulement dans l’hypothèse, financièrement insoutenable pour les pays de l’OPEP, où les prix restent relativement bas pendant deux ou trois ans.
Où est l’erreur tactique ?
L’erreur tactique consiste à persévérer, malgré les échecs du passé, dans la recherche d’une coopération avec les producteurs non-Opep dans le but de les inciter à procéder à des réductions volontaires de production. L’expérience vécue depuis le début du dialogue Opep/non-Opep dans les années 1990 démontre clairement qu’il est vain d’espérer des réductions significatives.
A ce jour, le bilan montre en effet que les promesses de réduction n’ont été consenties que lorsque les cours s’étaient effondrés à un niveau inférieur à 15 $/b, que ces promesses ont rarement été honorées au niveau annoncé par certains pays et ont souvent été totalement ignorées par d’autres, qu’elles n’ont jamais donné lieu à une réduction globale supérieure à 300 mbj (milliers de barils par jour) (dont l’essentiel provenait du Mexique et de la Norvège) et qu’elles ont été de courte durée, le temps d’un redressement limité des cours. L’expérience passée nous enseigne ainsi que la résolution des crises précédentes n’a été possible que parce que l’Opep a accepté de faire l’essentiel du chemin qui mène à la stabilisation du marché et au redressement des prix grâce à une réduction significative de sa production.
Un an après le début de la crise, quelle lecture faites-vous du chemin parcouru ? Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Les perspectives à court terme publiées récemment par l’AIE et le secrétariat de l’Opep reflètent une légère amélioration de l’appel en pétrole Opep. Cette amélioration résulte d’une accélération du taux de croissance de la demande pétrolière mondiale et du ralentissement du rythme de progression des approvisionnements non-Opep. Ainsi, pour l’année en cours, ces deux institutions s’attendent à une augmentation de l’ordre de 0,4 mmbj de la demande en pétrole Opep nécessaire à l’équilibre du marché, soit un gain inférieur à 1,4% par rapport à l’an dernier. Comme on s’y attendait, la chute de plus de 50% du prix du pétrole a eu très peu d’effet sur l’offre et la demande à court terme.
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